Le comte de Lautréamont, qui s’appelait Isidore Ducasse, comme tout le monde, est né à Montevideo en 1846, et mort à Paris en 1870. Il n’avait que vingt-deux ans quand il publia, en 1868, le premier Chant de Maldoror, dont l’édition complète était imprimée, mais que son éditeur, Paul Lacroix, au dernier moment, se refusa à laisser sortir, crainte sans doute de poursuites. Les Chants de Maldoror n’ont donc vu le jour qu’après la mort du jeune écrivain, et ne rencontrèrent longtemps qu’une parfaite indifférence, jusqu’à leur découverte, en 1890, par Léon Bloy, lequel proclama dans un article le génie extraordinaire de l’auteur, qui, pour lui d’ailleurs, était fou. Remy de Gourmont a étudié Lautréamont, dans son Livre des masques, avec réticence et admiration. Par la suite, MM. Valéry Larbaud et Léon-Paul Fargue s’y sont intéressés à leur tour. Puis les Surréalistes sont venus, qui ont mis ce Lautréamont au rang de leurs saints et de leurs héros, entre Baudelaire et Rimbaud. Plusieurs éditions de ses Œuvres complètes ont paru ces dernières années aux éditions du Sans Pareil et de la Sirène ; l’une accompagnée de commentaires et de notes par M. Philippe Soupault. Deux autres vont paraître d’ici peu, respectivement préfacées par M. André Breton (éditions G. L. M.), et par M. Edmond Jaloux (librairie Corti). Voilà donc le comte de Lautréamont à sa place, à la portée directe du public. Grand sujet de scandale et d’étonnement pour beaucoup, à cause de l’exceptionnel de l’œuvre et du mystère qui entoure la personne de cet extravagant génie, infernal, apocalyptique. Je ne suis pas du tout sûr de l’aimer. Mais ce Lautréamont existe. Il s’agit de le définir et de le situer.
 

*

 

Ce n’est pas facile. L’apparition de ce météore n’a frappé personne, en son court passage. On ne sait presque rien de lui. Son père était chancelier délégué au consulat de France à Montevideo. Ce paraît avoir été un homme fantasque, et son fils parlera un jour de sa bizarrerie. Nous n’avons aucun renseignement sur l’enfance et sur la jeunesse d’Isidore Ducasse, à moins qu’il ne lui faille attribuer les souvenirs et les chagrins épouvantables qu’il prêtera plus tard, dans son livre, à son Maldoror. Il vint en 1867 à Paris, pour préparer le concours de Polytechnique, étant fort en mathématiques, à ce qu’il dit. Quelques rares lettres à l’éditeur Lacroix et à son associé Verbrœckhoven, ou au banquier Darasse, qui lui distillait prudemment la mince pension paternelle, permettent d’entrevoir le jeune poète dans ses logis parisiens de la rue Vivienne ou du faubourg Montmartre, écrivant la nuit devant son piano. Lacroix le dépeint comme un garçon « imberbe, nerveux, rangé et travailleur. » Ses billets au banquier Darasse trahissent un ton ironique, solennel et tendu. Les noms des amis auxquels il dédia ses Poésies ne disent rien : ni Hinstin, ni Dazet, ni Delmas, ni Lespès ne sont connus. Seul un certain Joseph Durand a laissé un vague souvenir chez les militants socialistes des dernières années de l’Empire ; et l’on voit Isidore Ducasse, en effet, figurer dans les meetings populaires de 1868 et 1869. Auguste Vitu le cite avec Raoul Rigault comme un des orateurs les plus applaudis de ces assemblées pour la violence des propos. C’est là que Vallès l’aura rencontré, qui a laissé, dans son Insurgé, un portrait assez peu flatteur d’un Ducasse aux cheveux carotte et à la barbiche safran, écarquillé, l’air ahuri, jouant les Marat, prêchant la guillotine avec des gestes de marionnette, grimaçant et claquant comme un pantin, avec une tête de décapité parlant. Vitu, dans sa brochure sur les Réunions publiques, retrouvée et citée par M. Philippe Soupault, rapporte quelques opinions de Ducasse, véritable communiste avant la lettre, qui réclamait la suppression de la propriété, le renversement absolu de l’ordre économique, l’expropriation générale du sol pour cause d’utilité publique, et proclamait que « c’est avec le fer que les questions seront résolues. » S’il avait vécu quelques mois de plus, il est vraisemblable qu’Isidore Ducasse aurait joué son rôle dans la Commune, et peut-être fini, d’ailleurs, sur une barricade ou à Satory, comme Rigault, Rossel ou Ferré. Mais il meurt le 24 novembre 1870, sans qu’on sache de quoi ni comment, et M. Philippe Soupault en profite pour se demander si la police fut absolument étrangère à ce décès. C’est toujours une explication à proposer quand on ne sait pas le fond des choses.
 

*

 

Inexplicables par la vie de l’auteur, qui n’a pas livré ses secrets, les Chants de Maldoror ne s’expliquent pas davantage par eux-mêmes, et c’est pourquoi il a fallu d’abord interroger la biographie défaillante pour se convaincre que ce livre étonnant demeurait sans clef. Il convient de prévenir qui ne l’a pas encore lu, car l’accès en est difficile. Devant cette extraordinaire divagation, croire qu’on est en présence de l’œuvre d’un fou, c’est la solution paresseuse. C’était la solution de Léon Bloy, qui conclut à la démence du génie, et dit même que Lautréamont a fini dans un cabanon ; erreur manifeste, contredite par l’acte de décès du poète, mais le péremptoire Léon Bloy n’en était pas à une inexactitude près. Gourmont penchait aussi pour la folie. Non, Lautréamont n’était pas fou, et notre ami Edmond Jaloux a mille fois raison sur ce point, qu’il précise avec beaucoup de clairvoyance dans la pénétrante préface de son édition, qui est bien, à mon sens, ce qu’on a écrit de plus juste et de plus intelligent sur le cas de l’exceptionnel écrivain. Les Chants de Maldoror sont les rêves d’un jeune homme de génie mort à vingt-quatre ans, qui a inséré dans ce magma les délires, les hallucinations, les fureurs d’une imagination déchaînée, certes, mais toujours expressément concertée et d’une lucidité parfaite. M. Edmond Jaloux observe que le trait caractéristique de la folie réside moins dans la singularité des propos que dans le désordre de la pensée ; et qu’il n’y a aucun désordre dans l’expression de Lautréamont, toujours cohérent et maître absolu de son style, de sa langue équilibrée et majestueuse, et même volontiers pompeuse et revêtue de cette solennité qu’on voit à la prose de Baudelaire. Il y a chez lui une certitude irréprochable du bien-dire, surprenante chez un écrivain de vingt ans, et qui fait le plus saisissant contraste avec la violence et le dérèglement de ses imaginations. J’avoue que je ne les aime guère, n’ayant point de goût pour l’anormal et le monstrueux, l’atroce, le fétide, l’abject, les vampires, les goules, les léviathans, le sang, les supplices, les impiétés systématiques, les outrances d’aucune sorte, et la frénésie, quelle qu’elle soit, même à fins morales comme il se pourrait que Lautréamont s’en soit proposé dans son extravagant poème. Mais enfin, il y a là quelque chose, et quelqu’un. Et cela mérite réflexion.
 

*

 

Poème ou roman ? Ce sont chants en prose, d’une ample cadence, où des thèmes reviennent, lyriquement, avec une force tranquille et puissante de vagues sonores. Le sujet, diffus, n’apparaît pas, comme si Lautréamont, débordé par la poésie, avait perdu le fil du conte. Il s’agit d’un héros du crime, de la perversion et de la cruauté, Maldoror, grand contempteur de l’homme, et de Dieu coupable d’avoir créé l’homme, théoricien du mal, artiste en méchancetés et en ignominies de toutes sortes, en perpétuel état de sadisme et de vampirisme, placé entre les frontières de la folie et les pensées de la fureur destructrice, et peut-être même vengeresse. On comprend très bien que les surréalistes aient fait leur grand homme de Lautréamont. Il aime à détruire ; il se complaît dans l’exceptionnel, et dans les plongées souterraines à travers les rêves que sa conscience endormie propose à l’homme. Le visionnaire Lautréamont était certainement très intelligent, avec un système bizarre et un goût inné pour l’étrangeté. Il devait très bien savoir ce qu’il faisait, en assemblant ses « laborieux morceaux de littérature. » « À l’heure où j’écris, note-t-il, de nouveaux frissons parcourent l’atmosphère intellectuelle. Il ne s’agit que d’avoir le courage de les regarder en face. »

Plus d’une fois, au cours de son livre, l’auteur intervient ainsi, machiniste paraissant au milieu de ses combinaisons dramatiques, comme pour attester par sa présence qu’il est bien le maître du jeu, et qu’il s’agit d’une monstrueuse expérience dont il assure la direction et la recherche. « La fin du dix-neuvième siècle verra son poète » ; ce sera lui. L’ironie, la bouffonnerie énorme qui parfois se mêlent à ses atrocités prouvent bien que Lautréamont n’est pas dupe de son effroyable entreprise, où le souci constant du style et les jets de la plus authentique poésie laissent pourtant place aux amusements de la verve verbale et de la plus joviale truculence : « L’éléphant se laisse caresser. Le pou, non. » « Adieu, vieillard, et pense à moi si tu m’as lu. Toi, jeune homme, ne te désespère point ; car tu as un ami dans le vampire, malgré ton opinion contraire. En comptant l’acarus sarcopte qui produit la gale, tu auras deux amis. » C’est du Baudelaire exaspéré. – À ce propos, une idée me vient, que je m’étonne de n’avoir pas trouvée dans les réflexions d’Edmond Jaloux sur Lautréamont. Il me semble, dans les rêves monstrueux de Maldoror, qui tantôt se sent devenir un poulpe à cent ventouses, tantôt épouse au fond des mers l’effroyable femelle du requin, discerner les effets de je ne sais quels excitants, donneurs d’hallucinations terrifiantes. Plusieurs traits, notés par le poète, sur les épouvantes raisonnées, les hallucinations servies par la volonté, l’anéantissement des facultés humaines, permettent de supposer chez Lautréamont la provocation voulue d’un état onirique artificiellement procuré, pour une exploration méthodique. Il rejoint ici Baudelaire encore, et son « hystérie cultivée, » et devance Rimbaud, lui aussi curieux de tous les dérèglements des sens et de l’esprit, pour voir ce qu’il y a au-delà de l’homme quand l’homme cesse de se posséder. Mais nous voici à la frontière extrême de la littérature. Si c’est bien ainsi que les choses se sont passées pour Lautréamont, son cas devient assez intéressant. Car il a trouvé quelque chose, au-delà de la conscience et de la raison. Tout ce qui est de l’homme nous importe.
 

*

 

Pour spécifier ce qu’il y a d’exceptionnel dans le génie du mystérieux Lautréamont, M. Edmond Jaloux a cru pouvoir comparer son apparition dans la littérature à celle d’un aérolithe. L’aérolithe est un caillou tombé du ciel avec fracas. Fracas à part, et encore à retardement, Lautréamont n’a rien, ce me semble, d’un tel phénomène, généralement isolé. Ou alors il aurait sa place dans une véritable pluie d’aérolithes, car il n’est pas tellement isolé que l’on pense. II fait partie de toute une famille littéraire, nombreuse avant lui et non éteinte, à laquelle il appartient strictement. Il s’insère dans la tradition du fantastique – celle des « écrivains sauvages » (le mot est de lui) – que Rimbaud continue avec ses Illuminations, et que Mirbeau prolonge dans son effroyable Jardin des supplices. Petrus Borel, le Lycanthrope, l’a précédé ; Hoffmann, Edgar Poe, sont du cousinage. Avant eux, il y avait eu Lewis, l’auteur du Moine ; et Anne Radcliffe aux romans noirs. Et Loaisel de Tréogate, avec son bizarre Dolbreuse. Et surtout le marquis de Sade, autre délice des surréalistes ; sans oublier le lointain Pétrone, au Satyricon difficile à lire pour savoir ce qu’il veut dire exactement. D’autre part, il y a Byron et Manfred, que Lautréamont prétend refaire ; et Milton, et Dante, dont l’influence est manifeste dans la démarche et même la diction de Lautréamont, homme de très vaste culture ; et les Paroles d’un croyant, de Lamennais, dont la vision d’apocalypse a des analogies dans les Chants de Maldoror. Ces parentés diverses, à de variables degrés, expliquent et justifient Lautréamont, qui n’est unique que par la violence des images et l’horreur de son invention. J’en voudrais pouvoir donner une idée par quelques citations pertinentes, tantôt répugnantes, tantôt admirables : il faudrait une colonne de plus. Cherchez donc, si vous en avez le goût, dans Maldoror, la page inouïe sur le pou, celle du pendu par les cheveux, supplicié par sa mère et sa femme ; celle sur la prostitution ; celle – magnifique – de la tempête. C’est atroce ; c’est parfois d’une beauté singulière et rare comme le rayon vert des ciels du désert ; c’est toujours débordant de force. À la fin, cependant, cela finit par être ennuyeux : il y en a trop, et Lautréamont tombe souvent dans le verbiage de l’éloquence pour l’éloquence ; si bien qu’on ne sait plus du tout ce qu’il veut prouver. Et l’on reste, déconcerté, comme devant le mystère de qui n’a pas dit son secret.
 

*

 

Je crois qu’il faut prendre le livre de Lautréamont comme l’ouvrage d’un homme très jeune, prodigieusement doué, dépassé lui-même par son inspiration et remonté un peu ahuri de sa descente vertigineuse aux profondeurs. L’énigme subsiste, et il l’a obscurcie encore par la préface de ses Poésies, et ses lettres, où, dans les derniers temps de sa courte vie, il a expressément renié son œuvre précédente et déclaré que, désormais, il va renouer avec le bon sens, la raison, le calme et l’espoir. Il tient alors que la poésie n’a pas progressé d’un pas depuis Racine, et qu’il faut prendre le contre-pied systématique des « Grandes-Têtes-Molles » du romantisme, de Chateaubriand à Flaubert et à Baudelaire, sans omettre Hugo, Musset et Lamartine, femmelettes pleurardes et coupablement désespérées. Dieu existe, l’âme est immortelle, tout est bien ; il faut réinventer l’espoir… M. Edmond Jaloux se demande s’il n’y a pas, dans ces derniers propos, une vaste mystification. Cette supposition est grave. Si Lautréamont n’est qu’un mystificateur, quand donc l’est-il ? Dans ses Poésies ? Pourquoi pas dans son Maldoror ? Entre les deux, il n’y a qu’une année ou deux d’intervalle. – Il me semble plutôt permis de penser que Lautréamont, esprit mathématique un moment génialement engouffré dans la poésie, a très bien pu ressortir avec dégoût du sombre et tragique voyage, et même au besoin retrouver Dieu. C’est ce qui est arrivé à Rimbaud, rompant brusquement sans retour avec la littérature répudiée – « Absurde ! Abject ! Quel dégoût ! » – et finissant à vingt années de là en croyant. Lautréamont fait beaucoup penser à Rimbaud, tous les deux prospecteurs d’étranges régions de l’esprit. Je comprends que l’on s’intéresse à leurs quêtes. Mais, pour moi, une fois la curiosité satisfaite sur ces voyageurs excentriques, ce sont des vérités plus usuelles qui m’importent. Il y a encore tant de choses à apprendre dans le domaine humain du normal et de l’immédiat !
 
 

 

_____

 
 

(Émile Henriot, « Courrier littéraire, » in Le Temps, soixante-dix-huitième année, n° 27903, mardi 1er février 1938 ; Frans de Geetere, frontispice et eau-forte pour Les Chants de Maldoror, Paris : H. Blanchetière, 1927)