A picture taken on August 16, 2014 shows a room of the donjon of the La Latte Fort, formerly known as the Roche-Goyon castle, and dating from the 14th century near Cap Frehel, in the Cotes d'Armor, Brittany, western France. AFP PHOTO/MIGUEL MEDINA

Le château (ici, le donjon) a longtemps constitué le verrou de défense maritime de Saint-Malo.

AFP PHOTO/MIGUEL MEDINA

Dans la pièce principale du logis du gouverneur, la châtelaine n'a pas l'air gêné par les touristes qui collent leur nez aux carreaux pour essayer de voir à l'intérieur. Isabelle Joüon des Longrais est ici chez elle, au coeur du fort la Latte, dans cette immense salle dont la porte est gardée par une armure sur pied, comme si un chevalier veillait sur elle. La cheminée pourrait brûler un demi-tronc d'arbre. Sur les grands murs en pierre apparente, des écussons et des dizaines d'objets en cuivre sont accrochés. Les tables sont en bois sombre et massif, les chaises ont des dossiers hauts et raides, le sol est en dalles de pierre : on n'est pas ici dans un intérieur cosy mais dans le "gros logis" construit à l'époque de Vauban pour être à l'épreuve des boulets.

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Des fois que les Anglais s'aventureraient à vouloir attaquer Saint-Malo, dont le fort la Latte constituait alors le "verrou" de défense maritime. C'est le beau-père d'Isabelle, Frédéric Joüon des Longrais, qui a acheté le château fort, en 1931, à l'un des propriétaires privés s'étant succédé depuis que l'Etat l'avait vendu par adjudication, en août 1892. "L'acte en ma possession indique un prix de 100 000 francs pour une superficie proche de 2,5 hectares", précise le fils de la châtelaine. Dehors, Tiphaine, la petite-fille, pilote un groupe de visiteurs avec une verve communicative. Elle explique le rôle des mâchicoulis, attire l'attention sur un détail architectural : "Vous avez vu ce trou sous la fenêtre du donjon?

Une affaire de famille

C'est une bouche à feu, une canonnière. De cet endroit, on tirait avec des pièces d'artillerie que l'on pouvait porter à la main : on avait recours à la petite couleuvrine, un canon de modèle réduit." A l'entrée du site, Guénolé, son frère, en tenue de labeur, règle des problèmes d'entretien et de logistique. Le fort la Latte est devenu une affaire de famille. Un domaine privé qui reçoit plus de 150 000 visiteurs par an. Sept salariés à l'année, une bonne dizaine en été.

"Assurances, publicité, frais de réception, salaires, impôts et taxes, déplacements... l'année dernière, nos dépenses se sont élevées à 508 648 ¤, pas toutes déductibles, précise la propriétaire. Nous recevons des aides des Monuments historiques pour l'investissement - pan de mur à refaire, pont-levis un peu abîmé... - mais pas de subventions. Nous ne sommes pas très quémandeurs, mon mari et moi !"

Son bureau est installé dans une pièce de la tour sud qui donne sur un chemin de ronde. On l'emprunte comme si c'était notre tour de garde. La vue sur le cap Fréhel, au nord-ouest, est imprenable. De l'autre côté, on domine la baie de la Fresnaye, où les navires mouillaient jadis avant de gagner Saint-Malo à marée haute. On voit la pointe de Saint-Cast et, plus loin, le clocher de l'église de Matignon, bourg dont la seigneurie englobait jadis le fort la Latte.

En contrebas, des dizaines de silhouettes bigarrées circulent à l'intérieur des remparts. Les touristes grimpent sur les plateformes d'artillerie avec des bébés, crient d'effroi devant les oubliettes, s'aventurent dans le corps de garde. Les plus agiles gravissent l'escalier exigu du donjon pour se retrouver sur la plateforme en plein ciel, essoufflés, grisés. "Un château sans visiteurs, soupire Isabelle Joüon des Longrais, autant le vendre à un Qatarien..."

Épopée bretonne

L'histoire du fort la Latte commence dans la première moitié du XIVe siècle. Son épopée convoque une flopée de rois et ducs de Bretagne ainsi que des stars comme Du Guesclin, Vauban ou Kirk Douglas, héros du film Les Vikings, qui y fut tourné en 1957. Mais aussi un visiteur plus inattendu : Albert II de Monaco en personne. Que venait faire le prince de Grimaldi, au mois de juillet 2012, dans l'enceinte de la forteresse ? Pourquoi est-il resté deux jours dans les environs, inaugurant à Saint-Cast une plaque commémorant l'un de ses ancêtres (1), baptisant au cap Fréhel une exposition intitulée Les Princes de Monaco en Bretagne? Pourquoi les Amis du passé en Pays de Matignon préparent-ils une visite sur le Rocher en octobre prochain? Enfin, pourquoi l'AS Monaco de Christian Dalger, Rolland Courbis et Jean-Luc Ettori, championne de France de football en 1978, est-elle venue disputer un match de charité contre Saint-Brieuc sur le terrain pelé de Saint-Cast, à quelques encablures du site médiéval ?

Albert II de Monaco en visite au château le 6 juillet 2012, sur les traces de son ancêtre.

Albert II de Monaco en visite au château le 6 juillet 2012, sur les traces de son ancêtre.

© / AFP PHOTO/ALAIN JOCARD

La réponse part d'une archère du donjon pour aller se ficher dans l'histoire de la famille Gouyon Matignon, inséparable de celle du château. Au passage, la flèche fera un détour par un hôtel particulier bien connu de la rue de Varenne, à Paris.

Vers 1180, Luce de Matignon, héritière de nombreux fiefs, épouse un certain Etienne Goÿon (2), qui devient seigneur de Matignon. C'est un de leurs descendants qui sera à l'origine du monument. "Le fort la Latte, qui s'appelait d'abord la Roche Goÿon, a été construit pendant la guerre de succession de Bretagne par Etienne Goÿon (né avant 1323, mort en 1363), troisième du nom (et dont je descends), à la demande de Charles de Blois, un des prétendants au trône de Bretagne", détaille Mériadec de Goüyon, auteur d'une somme sur l'histoire de sa famille (3). Un château fort? A l'époque, il s'agit plus précisément du "donjon d'un château de mer, construit sur un îlot à l'entrée de la baie de la Fresnaye et que le pont-levis isole de la terre", rappelle l'historien Jean-Pol Pimor (4).

Après le décès d'Etienne III Goüyon, son fils achève de bâtir le fort vers 1370-1380. La suite est un peu confuse à cause des allégeances à géométrie variable que les seigneurs prêtaient aux rois de France ou d'Angleterre. Toujours est-il qu'en 1379, "avec l'aide d'un capitaine de galère espagnol qui est chargé de bloquer la Rance, raconte Jean-Pol Pimor, Bertrand Du Guesclin, au service du roi de France, reprend le fort 'de manière assez rude', selon son expression".

Ancêtres des Grimaldi

Deux siècles plus tard, en mai 1597, la place est attaquée par les ligueurs du duc de Mercoeur, qui causent des dégâts considérables. "La première entrée fut presque totalement détruite, indique Isabelle Joüon des Longrais ; la seconde, forcée par le feu. Les ligueurs incendièrent son châtelet. Le pignon gauche du corps du logis, étroitement relié à l'entrée, s'effondra." Le pignon actuel de ce "logis du gouverneur" fut réédifié par Simon Garangeau, ingénieur de Vauban, sous Louis XIV, lorsque le fort fut agrandi et doté de batteries d'artillerie pour faire partie de la "ceinture de fer" gardant la France.

Un état des lieux effectué en 1797 fait état de huit canons. Celui qui est exposé actuellement est un canon naval de calibre 18. Poids du boulet : 9 kilos ; charge de poudre : 3,5 kilos ; distance moyenne : 1 000 mètres ; poids du fût : 2,1 tonnes ; poids de l'affût 1,7 tonne ; cinq servants. Mais qu'on ne s'imagine pas une garnison se la coulant douce aux frais du Roi-Soleil. Quelques années après l'installation des batteries, Sébastien Le Prestre, marquis de Vauban, en tournée d'inspection, parcourt la côte.

Son rapport du 6 mai 1694 décrit un fort la Latte défendu littéralement par une équipe de "bras cassés" : "Le commandant de ce château, capitaine du régiment d'Hocquincourt, qui a servi en Hollande, est là depuis trois mois sans avoir touché un sol de ses appointements. Il a même une jambe cassée depuis dix-huit mois et il n'y a pas d'apparence qu'il guérisse. Il a mangé le peu qu'il avait, il s'est endetté et présentement il ne sait plus à quoi se prendre. Son maître canonnier est un manchot, de sorte que les deux seuls officiers de ce fort n'ont que la moitié des bras et des jambes qu'il leur faut", explique Jean-Pol Pimor.

Les Grimaldi entrent dans le tableau à cette époque. En 1715, Jacques François Léonor de Goÿon, seigneur de Matignon et donc propriétaire du château, épouse Louise Hippolyte Grimaldi, fille aînée d'Antoine Grimaldi, prince de Monaco. Faute d'héritier mâle, celui-ci a accordé son consentement à une condition : que le marié prenne le nom et les armes de sa femme. En 1731, les Gouÿon Matignon deviennent princes souverains de Monaco. Quelque artificiel que cela puisse paraître, Albert II porte toujours aujourd'hui le titre de "sire de Matignon".

En visitant le fort la Latte, il marchait donc sur les traces de ses ancêtres. "J'étais là avec l'un de mes petits-enfants, se souvient Mériadec de Gouyon. Je n'ai pas d'anecdote, mais crois pouvoir dire que Son Altesse a été impressionnée et saisie par la magie de l'endroit." Pour la petite histoire, c'est le père de Jacques François Léonor, Jacques III de Goüyon, qui avait racheté, en 1719, au prince de Tingry, maréchal de France, un hôtel particulier situé sur un terrain de 3 hectares attenant à la rue de Varenne... Il le nommera fort logiquement hôtel Matignon. Le fort la Latte et la résidence actuelle de Manuel Valls ont donc appartenu à la même famille.

L'un des clous de la visite du fort réside dans le four à boulets construit à la fin du XVIIIe siècle. Son rôle était de chauffer les projectiles pour tirer "à boulets rouges" sur les navires et les incendier. Le foyer était alimenté par du bois et un toit de brique maintenait la chaleur. Les boulets étaient enfournés dans une chambre (celle du fort pouvait en contenir une centaine) puis sortaient par une goulotte avant d'être portés par des pinces vers le canon le plus proche.

Problème : pour obtenir la couleur idéale jaune orangé, il fallait une température supérieure à 950°C et une cuisson du boulet de quatre à cinq heures, à quoi s'ajoutait le temps de préchauffage du four, soit une dizaine d'heures. En cas de crise grave, le four était alimenté en permanence, ce qui posait un autre problème : les boulets se retrouvaient trop chauffés, ce qui faisait exploser les pièces d'artillerie. Dès le départ, il y eut des accidents. L'armée vit qu'elle avait commis une erreur et fit arrêter le système.

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