"On ne peut pas s’abriter derrière un ordre…" L’historien Laurent Joly détaille le contexte de la rafle du Vél’ d’Hiv

On commémore ce week-end les 80 ans de la rafle du Vél’ d’Hiv, qui a conduit à l’arrestation de 17.000 juifs. L’historien Laurent Joly publie un ouvrage détaillant le contexte de l’opération.

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par Thierry Lévêque/ALP Publié le 16/07/2022 à 10:00, mis à jour le 16/07/2022 à 10:00
La rafle du Vélodrome d’Hiver a été menée à Paris et en banlieue les 16 et 17 juillet 1942. (DR)

Laurent Joly, historien de 45 ans, directeur de recherche au CNRS, est spécialiste de la Shoah en France, du régime de Vichy et de l’extrême droite, auxquels il a consacré plusieurs ouvrages. Il a co-écrit le film documentaire La rafle du Vél’ d’Hiv. La Honte et les Larmes, diffusé sur France Télévisions ce mois de juillet.

« La police a aujourd’hui des formations où on apprend qu’au-delà des ordres, il y aussi des principes humains », explique Laurent Joly. (Photo Grasset)

 

Combien de personnes étaient visées dans l’opération?

Au départ, il y a 27.391 fiches d’arrestation, mais 2.500 ont été établies par erreur pour des personnes déjà internées. On arrive donc à environ 25.000 cibles théoriques, des adultes juifs étrangers. Ils avaient environ 10.000 enfants de moins de 16 ans, au départ non concernés par les déportations, puisque la plupart étaient Français et que les Allemands ne les voulaient pas tout de suite. Mais les autorités de Vichy et la police ont décidé finalement de les y inclure. Il y avait donc environ 35.000 personnes visées au total, y compris les enfants.

La collaboration française a-t-elle été active?

Il y a une pression politique très forte. Jusqu’alors, le gouvernement de Vichy était à peine tenu au courant des rafles imposées par l’occupant et exécutées par la préfecture de police à Paris. Là, il y a une négociation (menée notamment par René Bousquet, secrétaire général de la police de Vichy et Louis Darquier de Pellepoix, commissaire général aux questions juives, Ndlr) où on s’engage auprès des Allemands à leur donner le nombre de Juifs étrangers qu’ils "désirent".

On oublie toutes les exemptions qu’on aurait pu mettre en avant, pour les infirmes, les gens qui ont des enfants français, les engagés volontaires… Sur les 45 commissaires requis pour préparer l’opération, un seul a pu prouver ensuite un acte de résistance, en ayant prévenu des gens.

Le résultat des 16 et 17 juillet 1942, 12.884 arrestations, est paradoxal, selon vous?

On ne trouve pas d’équivalent ailleurs en Europe occidentale d’un tel objectif et d’un tel résultat. Ce qui s’en approche de loin est une rafle à Berlin ayant concerné 5.500 personnes et un coup de filet similaire à Amsterdam. La rafle du Vél’ d’Hiv est donc massive, mais le paradoxe est bien là, car le taux d’échec de l’opération est de près des deux tiers, ce qui est sans équivalent non plus à l’été 1942.

L’exécution a-t-elle été problématique?

On a des commissaires de voie publique qui n’ont pas l’habitude de faire des arrestations à domicile. Il y aura donc des attitudes diverses, certains vont être très zélés, demander parfois de défoncer les portes. D’autres vont ordonner à leurs hommes une conduite humaine. Sur le terrain, il y a un malaise évident chez les 4.500 policiers mobilisés, essentiellement des gardiens de la paix en civil ou en tenue, qui ne sont pas entrés dans la police pour arrêter des Juifs au petit matin.

Comment se traduit ce malaise?

Beaucoup ont utilisé les marges de manœuvre bien plus importantes que ce qu’on pouvait imaginer. Certains disent: "Nous revenons dans deux heures", permettant donc aux gens de ficher le camp. Certains refusent de défoncer les portes, quand ils n’ont pas de réponse.

D’autres préviennent les personnes qu’ils devaient arrêter. Tout cela fait que c’est presque un échec qu’il faut annoncer aux Allemands.

Aucun policier n’a été cependant totalement réfractaire, démissionnaire?

Je n’ai vu en effet dans les documents aucun cas de policier qui par exemple démissionne à cause de la rafle. On découvre dans les dossiers d’épuration les clefs de la mentalité policière, où les enjeux de carrières sont fondamentaux. Ils sont si attachés à leurs métiers, leurs petits avantages, leurs avancements, que risquer une rétrogradation, la sanction-type en cas de refus d’obéir, est vécu comme insupportable.

Le climat xénophobe des années 1930 favorise-t-il cette rafle?

Si on avait dit aux policiers d’arrêter tous les Bretons de Paris, ils auraient trouvé cela bizarre. Mais aller arrêter des Juifs étrangers…

Les Juifs polonais, c’est ce qu’il y a alors de plus bas dans la hiérarchie sociale de l’époque, c’est ce qu’on appelle les "indésirables".

Ça ne pose donc pas un problème moral fondamental. Mais malgré cette continuité xénophobe, les policiers vivent pourtant ce qu’on leur demande de faire comme quelque chose d’exorbitant, de totalement anormal.

Peu ont été sanctionnés à la Libération. Pourquoi?

Après 1942, beaucoup de policiers rendent des services à la Résistance, ou basculent.

La police sort par ailleurs grandie des combats pour la Libération de Paris. L’épuration est cependant très sévère. Plus de 2.000 agents sont sanctionnés, le plus souvent pour avoir été "collabos", ou avoir refusé de se battre en août 1944… Avoir arrêté des Juifs lors de la rafle du Vél’ d’Hiv ne conduit pourtant à des sanctions que lorsque l’on s’est vraiment très mal comporté.

Il n’y a qu’une poignée de cas de policiers révoqués.

Entassés au Vél’ d’Hiv, séparés de leurs parents, les 4.000 enfants arrêtés sont tous morts dans les camps. Comment situer cet épisode?

Dans toute l’histoire de l’Holocauste en Europe occidentale, c’est sans équivalent. Vichy avait pourtant le choix, et d’ailleurs, ce ne sera plus fait jusqu’à la fin de la guerre. L’opinion publique française a alors été très choquée de cette cruauté dans la cruauté.

Quand le discours officiel a-t-il dissipé définitivement le mensonge autour du rôle de Vichy et de la police dans cette affaire?

Le discours de Jacques Chirac en 1995 est fondamental. Il a compris la nécessité de prononcer les mots qu’on avait besoin d’entendre et il a traduit surtout le ressenti populaire dès 1942, la honte. La police a aujourd’hui des formations où on apprend qu’au-delà des ordres, il y aussi des principes humains. Tout cela est en principe intégré, c’est censé être un acquis. C’est la grande leçon de la rafle du Vél’ d’Hiv. Dans n’importe quelle situation, on a toujours le choix. On ne peut pas s’abriter derrière un ordre.

> La rafle du Vél’ d’Hiv, par Laurent Joly, Éditions Grasset, 400 pages, 24 euros.

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