Comte de Lautréamont Les Chants de Maldoror
Comte de Lautréamont Les Chants de Maldoror
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ATHENA e-text, LAUTREAMONT, <strong>Les</strong> <strong>Chants</strong> <strong>de</strong> <strong>Maldoror</strong>, version rtf.<br />
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D’après l’édition <strong>de</strong> 1869, ponctuation et graphies originales respectées.<br />
Numérisation: François Bon, (F.Bon@wanadoo.fr).<br />
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<strong>Comte</strong> <strong>de</strong> <strong>Lautréamont</strong><br />
(1846-1870)<br />
<strong>Les</strong> <strong>Chants</strong> <strong>de</strong><br />
<strong>Maldoror</strong><br />
Chant premier<br />
Plût au ciel que le lecteur, enhardi et <strong>de</strong>venu momentanément féroce comme ce qu’il lit,<br />
trouve, sans se désorienter, son chemin abrupt et sauvage, à travers les marécages désolés <strong>de</strong> ces<br />
pages sombres et pleines <strong>de</strong> poison; car, à moins qu’il n’apporte dans sa lecture une logique rigoureuse<br />
et une tension d’esprit égale au moins à sa défiance, les émanations mortelles <strong>de</strong> ce livre imbiberont<br />
son âme comme l’eau le sucre. Il n’est pas bon que tout le mon<strong>de</strong> lise les pages qui vont<br />
suivre; quelques-uns seuls savoureront ce fruit amer sans danger. Par conséquent, âme timi<strong>de</strong>, avant<br />
<strong>de</strong> pénétrer plus loin dans <strong>de</strong> pareilles lan<strong>de</strong>s inexplorées, dirige tes talons en arrière et non en<br />
avant. Écoute bien ce que je te dis: dirige tes talons en arrière et non en avant, comme les yeux d’un<br />
fils qui se détourne respectueusement <strong>de</strong> la contemplation auguste <strong>de</strong> la face maternelle; ou, plutôt,<br />
comme un angle à perte <strong>de</strong> vue <strong>de</strong> grues frileuses méditant beaucoup, qui, pendant l’hiver, vole<br />
puissamment à travers le silence, toutes voiles tendues, vers un point déterminé <strong>de</strong> l’horizon, d’où<br />
tout à coup part un vent étrange et fort, précurseur <strong>de</strong> la tempête. La grue la plus vieille et qui forme<br />
à elle seule l’avant-gar<strong>de</strong>, voyant cela, branle la tête comme une personne raisonnable, conséquemment<br />
son bec aussi qu’elle fait claquer, et n’est pas contente (moi, non plus, je ne le serais pas<br />
à sa place), tandis que son vieux cou, dégarni <strong>de</strong> plumes et contemporain <strong>de</strong> trois générations <strong>de</strong><br />
grues, se remue en ondulations irritées qui présagent l’orage qui s’approche <strong>de</strong> plus en plus. Après<br />
avoir <strong>de</strong> sang-froid regardé plusieurs fois <strong>de</strong> tous les côtés avec <strong>de</strong>s yeux qui renferment<br />
l’expérience, pru<strong>de</strong>mment, la première (car, c’est elle qui a le privilège <strong>de</strong> montrer les plumes <strong>de</strong> sa<br />
queue aux autres grues inférieures en intelligence), avec son cri vigilant <strong>de</strong> mélancolique sentinelle,<br />
pour repousser l’ennemi commun, elle vire avec flexibilité la pointe <strong>de</strong> la figure géométrique (c’est<br />
peut-être un triangle, mais on ne voit pas le troisième côté que forment dans l’espace ces curieux<br />
oiseaux <strong>de</strong> passage), soit à bâbord, soit à tribord, comme un habile capitaine; et, manoeuvrant avec<br />
<strong>de</strong>s ailes qui ne paraissent pas plus gran<strong>de</strong>s que celles d’un moineau, parce qu’elle n’est pas bête,<br />
elle prend ainsi un autre chemin philosophique et plus sûr.<br />
Lecteur, c’est peut-être la haine que tu veux que j’invoque dans le commencement <strong>de</strong> cet<br />
ouvrage! Qui te dit que tu n’en renifleras pas, baigné dans d’innombrables voluptés, tant que tu<br />
*
voudras, avec tes narines orgueilleuses, larges et maigres, en te renversant <strong>de</strong> ventre, pareil à un<br />
requin, dans l’air beau et noir, comme si tu comprenais l’importance <strong>de</strong> cet acte et l’importance non<br />
moindre <strong>de</strong> ton appétit légitime, lentement et majestueusement, les rouges émanations? Je t’assure,<br />
elles réjouiront les <strong>de</strong>ux trous informes <strong>de</strong> ton museau hi<strong>de</strong>ux, ô monstre, si toutefois tu t’appliques<br />
auparavant à respirer trois mille fois <strong>de</strong> suite la conscience maudite <strong>de</strong> l’Éternel! Tes narines, qui<br />
seront démesurément dilatées <strong>de</strong> contentement ineffable, d’extase immobile, ne <strong>de</strong>man<strong>de</strong>ront pas<br />
quelque chose <strong>de</strong> meilleur à l’espace, <strong>de</strong>venu embaumé comme <strong>de</strong> parfums et d’encens; car, elles<br />
seront rassasiées d’un bonheur complet, comme les anges qui habitent dans la magnificence et la<br />
paix <strong>de</strong>s agréables cieux.<br />
*<br />
J’établirai dans quelques lignes comment <strong>Maldoror</strong> fut bon pendant ses premières années,<br />
où il vécut heureux; c’est fait. Il s’aperçut ensuite qu’il était né méchant: fatalité extraordinaire! Il<br />
cacha son caractère tant qu’il put, pendant un grand nombre d’années; mais, à la fin, à cause <strong>de</strong><br />
cette concentration qui ne lui était pas naturelle, chaque jour le sang lui montait à la tête; jusqu’à ce<br />
que, ne pouvant plus supporter une pareille vie, il se jeta résolument dans la carrière du mal... atmosphère<br />
douce! Qui l’aurait dit! lorsqu’il embrassait un petit enfant, au visage rose, il aurait voulu<br />
lui enlever ses joues avec un rasoir, et il l’aurait fait très souvent, si Justice, avec son long cortège<br />
<strong>de</strong> châtiments, ne l’en eût chaque fois empêché. Il n’était pas menteur, il avouait la vérité et disait<br />
qu’il était cruel. Humains, avez-vous entendu? il ose le redire avec cette plume qui tremble! Ainsi<br />
donc, il est d’une puissance plus forte que la volonté... Malédiction! La pierre voudrait se soustraire<br />
aux lois <strong>de</strong> la pesanteur? Impossible. Impossible, si le mal voulait s’allier avec le bien. C’est ce que<br />
je disais plus haut.<br />
*<br />
Il y en a qui écrivent pour rechercher les applaudissements humains, au moyen <strong>de</strong> nobles<br />
qualités du coeur que l’imagination invente ou qu’ils peuvent avoir. Moi, je fais servir mon génie à<br />
peindre les délices <strong>de</strong> la cruauté! Délices non passagères, artificielles; mais, qui ont commencé avec<br />
l’homme, finiront avec lui. Le génie ne peut-il pas s’allier avec la cruauté dans les résolutions secrètes<br />
<strong>de</strong> la Provi<strong>de</strong>nce? ou, parce qu’on est cruel, ne peut-on pas avoir du génie? On en verra la<br />
preuve dans mes paroles; il ne tient qu’à vous <strong>de</strong> m’écouter, si vous le voulez bien... Pardon, il me<br />
semblait que mes cheveux s’étaient dressés sur ma tête; mais, ce n’est rien, car, avec ma main, je<br />
suis parvenu facilement à les remettre dans leur première position. Celui qui chante ne prétend pas<br />
que ses cavatines soient une chose inconnue; au contraire, il se loue <strong>de</strong> ce que les pensées hautaines<br />
et méchantes <strong>de</strong> son héros soient dans tous les hommes.<br />
*<br />
J’ai vu, pendant toute ma vie, sans en excepter un seul, les hommes, aux épaules étroites,<br />
faire <strong>de</strong>s actes stupi<strong>de</strong>s et nombreux, abrutir leurs semblables, et pervertir les âmes par tous les<br />
moyens. Ils appellent les motifs <strong>de</strong> leurs actions: la gloire. En voyant ces spectacles, j’ai voulu rire<br />
comme les autres; mais cela, étrange imitation, était impossible. J’ai pris un canif dont la lame avait<br />
un tranchant acéré, et me suis fendu les chairs aux endroits où se réunissent les lèvres. Un instant je<br />
crus mon but atteint. Je regardai dans un miroir cette bouche meurtrie par ma propre volonté!<br />
C’était une erreur! Le sang qui coulait avec abondance <strong>de</strong>s <strong>de</strong>ux blessures empêchait d’ailleurs <strong>de</strong><br />
distinguer si c’était là vraiment le rire <strong>de</strong>s autres. Mais, après quelques instants <strong>de</strong> comparaison, je<br />
vis bien que mon rire ne ressemblait pas à celui <strong>de</strong>s humains, c’est-à-dire que je ne riais pas. J’ai vu<br />
<strong>de</strong>s hommes, à la tête lai<strong>de</strong> et aux yeux terribles enfoncés dans l’orbite obscur, surpasser la dureté<br />
du roc, la rigidité <strong>de</strong> l’acier fondu, la cruauté du requin, l’insolence <strong>de</strong> la jeunesse, la fureur insensée<br />
<strong>de</strong>s criminels, les trahisons <strong>de</strong> l’hypocrite, les comédiens les plus extraordinaires, la puissance
<strong>de</strong> caractère <strong>de</strong>s prêtres, et les êtres les plus cachés au-<strong>de</strong>hors, les plus froids <strong>de</strong>s mon<strong>de</strong>s et du ciel;<br />
lasser les moralistes à découvrir leur coeur, et faire retomber sur eux la colère implacable d’en haut.<br />
Je les ai vus tous à la fois, tantôt, le poing le plus robuste dirigé vers le ciel, comme celui d’un enfant<br />
déjà pervers contre sa mère, probablement excités par quelque esprit <strong>de</strong> l’enfer, les yeux chargés<br />
d’un remords cuisant en même temps que haineux, dans un silence glacial, n’oser émettre les<br />
méditations vastes et ingrates que recelait leur sein, tant elles étaient pleines d’injustice et<br />
d’horreur, et attrister <strong>de</strong> compassion le Dieu <strong>de</strong> miséricor<strong>de</strong>; tantôt, à chaque moment du jour, <strong>de</strong>puis<br />
le commencement <strong>de</strong> l’enfance jusqu’à la fin <strong>de</strong> la vieillesse, en répandant <strong>de</strong>s anathèmes incroyables,<br />
qui n’avaient pas le sens commun, contre tout ce qui respire, contre eux-mêmes et contre<br />
la provi<strong>de</strong>nce, prostituer les femmes et les enfants, et déshonorer ainsi les parties du corps consacrées<br />
à la pu<strong>de</strong>ur. Alors, les mers soulèvent leurs eaux, engloutissent dans leurs abîmes les planches;<br />
les ouragans, les tremblements <strong>de</strong> terre renversent les maisons, la perte, les maladies diverses<br />
déciment les familles priantes. Mais, les hommes ne s’en aperçoivent pas. Je les ai vus aussi rougissant,<br />
pâlissant <strong>de</strong> honte pour leur conduite sur cette terre; rarement. Tempêtes, soeurs <strong>de</strong>s ouragans;<br />
firmament bleuâtre, dont je n’admets pas la beauté; mer hypocrite, image <strong>de</strong> mon coeur; terre, au<br />
sein mystérieux; habitants <strong>de</strong>s sphères; univers entier; Dieu, qui l’as créé avec magnificence, c’est<br />
toi que j’invoque: montre-moi un homme qui soit bon!... Mais, que ta grâce décuple mes forces<br />
naturelles; car, au spectacle <strong>de</strong> ce monstre, je puis mourir d’étonnement; on meurt à moins.<br />
*<br />
On doit laisser pousser ses ongles pendant quinze jours. Oh! Comme il est doux d’arracher<br />
brutalement <strong>de</strong> son lit un enfant qui n’a rien encore sur la lèvre supérieure, et, avec les yeux très<br />
ouverts, <strong>de</strong> faire semblant <strong>de</strong> passer suavement la main sur son front, en inclinant en arrière ses<br />
beaux cheveux! Puis, tout à coup, au moment où il s’y attend le moins, d’enfoncer les ongles longs<br />
dans sa poitrine molle, <strong>de</strong> façon qu’il ne meure pas; car, s’il mourait, on n’aurait pas plus tard<br />
l’aspect <strong>de</strong> ses misères. Ensuite, on boit le sang en léchant les blessures; et, pendant ce temps, qui<br />
<strong>de</strong>vrait durer autant que l’éternité dure, l’enfant pleure. Rien n’est si bon que son sang, extrait<br />
comme je viens <strong>de</strong> le dire, et tout chaud encore, si ce ne sont ses larmes, amères comme le sel.<br />
Homme, n’as-tu jamais goûté <strong>de</strong> ton sang, quand par hasard tu t’es coupé le doigt? Comme il est<br />
bon, n’est-ce pas; car, il n’a aucun goût. En outre, ne te souviens-tu pas d’avoir un jour, dans tes<br />
réflexions lugubres, porté la main, creusée au fond, sur ta figure maladive mouillée par ce qui tombait<br />
<strong>de</strong>s yeux; laquelle main ensuite se dirigeait fatalement vers la bouche, qui puisait à longs traits,<br />
dans cette coupe, tremblante comme les <strong>de</strong>nts <strong>de</strong> l’élève qui regar<strong>de</strong> obliquement celui qui est né<br />
pour l’oppresser, les larmes? Comme elles sont bonnes, n’est-ce pas; car, elles ont le goût du vinaigre.<br />
On dirait les larmes <strong>de</strong> celle qui aime le plus; mais, les larmes <strong>de</strong> l’enfant sont meilleures au<br />
palais. Lui, ne trahit pas, ne connaissant pas encore le mal: celle qui aime le plus trahit tôt ou tard...<br />
je le <strong>de</strong>vine par analogie, quoique j’ignore ce que c’est que l’amitié, que l’amour (il est probable<br />
que je ne les accepterai jamais; du moins, <strong>de</strong> la part <strong>de</strong> la race humaine). Donc, puisque ton sang et<br />
tes larmes ne te dégoûtent pas, nourris-toi, nourris-toi avec confiance <strong>de</strong>s larmes et du sang <strong>de</strong><br />
l’adolescent. Ban<strong>de</strong>-lui les yeux, pendant que tu déchireras ses chairs palpitantes; et, après avoir<br />
entendu <strong>de</strong> longues heures ses cris sublimes, semblables aux râles perçants que poussent dans une<br />
bataille les gosiers <strong>de</strong>s blessés agonisants, alors, t’ayant écarté comme une avalanche, tu te précipiterais<br />
<strong>de</strong> la chambre voisine, et tu feras semblant d’arriver à son secours. Tu lui délieras les mains,<br />
aux nerfs et aux veines gonflées, tu rendras ta vue à ses yeux égarés, en te remettant à lécher ses<br />
larmes et son sang. Comme alors le repentir est vrai! L’étincelle divine qui est en nous, et paraît si<br />
rarement, se montre; trop tard! Comme le coeur débor<strong>de</strong> <strong>de</strong> pouvoir consoler l’innocent à qui l’on a<br />
fait du mal: “Adolescent, qui venez <strong>de</strong> souffrir <strong>de</strong>s douleurs cruelles, qui donc a pu commettre sur<br />
vous un crime que je ne sais <strong>de</strong> quel nom qualifier! Malheureux que vous êtes! Comme vous <strong>de</strong>vez<br />
souffrir! Et si votre mère savait cela, elle ne serait pas plus près <strong>de</strong> la mort, si abhorrée par les coupables,<br />
que je ne le suis maintenant. Hélas! qu’est-ce donc que le bien et le mal! Est-ce une même<br />
chose par laquelle nous témoignons avec rage notre impuissance, et la passion d’atteindre à l’infini
par les moyens même les plus insensés? Ou bien, sont-ce <strong>de</strong>ux choses différentes? Oui... que ce soit<br />
plutôt une même chose... car, sinon, que <strong>de</strong>viendrai-je au jour du jugement! Adolescent, pardonnemoi;<br />
c’est celui qui est <strong>de</strong>vant ta figure noble et sacrée, qui a brisé tes os et déchiré tes chairs qui<br />
pen<strong>de</strong>nt à différents endroits <strong>de</strong> ton corps. Est-ce un délire <strong>de</strong> ma raison mala<strong>de</strong>, est-ce ton instinct<br />
secret qui ne dépend pas <strong>de</strong> mes raisonnements, pareil à celui <strong>de</strong> l’aigle déchirant sa proie, qui m’a<br />
poussé à commettre ce crime; et pourtant, autant que ma victime, je souffrais! Adolescent, pardonne-moi.<br />
Une fois sortis <strong>de</strong> cette vie passagère, je veux que nous soyons entrelacés pendant<br />
l’éternité; ne former qu’un seul être, ma bouche collée à ta bouche. Même, <strong>de</strong> cette manière, ma<br />
punition ne sera pas complète. Alors, tu me déchireras, sans jamais t’arrêter, avec les <strong>de</strong>nts et les<br />
ongles à la fois. Je parerai mon corps <strong>de</strong> guirlan<strong>de</strong>s embaumées, pour cet holocauste expiatoire; et<br />
nous souffrirons tous les <strong>de</strong>ux, moi, d’être déchiré, toi, <strong>de</strong> me déchirer... ma bouche collée à ta bouche.<br />
O adolescent, aux cheveux blonds, aux yeux si doux, feras-tu maintenant ce que je te conseille?<br />
Malgré toi, je veux que tu le fasses, et tu rendras heureuse ma conscience.” Après avoir parlé ainsi,<br />
en même temps tu auras fait le mal à un être humain, et tu seras aimé du même être: c’est le bonheur<br />
le plus grand que l’on puisse concevoir. Plus tard, tu pourras le mettre à l’hôpital; car, le perclus<br />
ne pourra pas gagner sa vie. On t’appellera bon, et couronnes <strong>de</strong> laurier et les médailles d’or<br />
cacheront tes pieds nus, épars sur la gran<strong>de</strong> tombe, à la figure vieille. O toi, dont je ne veux pas<br />
écrire le nom sur cette page qui consacre la sainteté du crime, je sais que ton pardon fut immense<br />
comme l’univers. Mais, moi, j’existe encore!<br />
*<br />
J’ai fait un pacte avec la prostitution afin <strong>de</strong> semer le désordre dans les familles. Je me rappelle<br />
la nuit qui précéda cette dangereuse liaison. Je vis <strong>de</strong>vant moi un tombeau. J’entendis un ver<br />
luisant, grand comme une maison, qui me dit: “Je vais t’éclairer. Lis l’inscription. Ce n’est pas <strong>de</strong><br />
moi que vient cet ordre suprême.” Une vaste lumière couleur <strong>de</strong> sang, à laquelle mes mâchoires<br />
claquèrent et mes bras tombèrent inertes, se répandit dans les airs jusqu’à l’horizon. Je m’appuyai<br />
contre une muraille en ruine, car j’allais tomber, et je lus: “Ci-gît un adolescent qui mourut poitrinaire:<br />
vous savez pourquoi. Ne priez pas pour lui.” Beaucoup d’hommes n’auraient peut-être pas eu<br />
autant <strong>de</strong> courage que moi. Pendant ce temps, une belle femme nue vint se coucher à mes pieds.<br />
Moi, à elle, avec une figure triste: “Tu peux te relever.” Je lui tendis la main avec laquelle le fratrici<strong>de</strong><br />
égorge sa soeur. Le ver luisant, à moi: “Toi, prends une pierre et tue-la. - Pourquoi? lui dis-je.”<br />
Lui, à moi: “Prends gar<strong>de</strong> à toi; les plus faible, parce que je suis le plus fort. Celle-ci s’appelle<br />
Prostitution.” <strong>Les</strong> larmes dans les yeux, la rage dans le coeur, je sentis naître en moi une force inconnue.<br />
Je pris une grosse pierre; après bien <strong>de</strong>s efforts, je la soulevai avec peine jusqu’à la hauteur<br />
<strong>de</strong> ma poitrine; je la mis sur l’épaule avec les bras. Je gravis une montagne jusqu’au sommet: <strong>de</strong> là,<br />
j’écrasai le ver luisant. Sa tête s’enfonça sous le sol d’une gran<strong>de</strong>ur d’homme; la pierre rebondit<br />
jusqu’à la hauteur <strong>de</strong> six églises. Elle alla retomber dans un lac, dont les eaux s’abaissèrent un instant,<br />
tournoyantes, en creusant un immense cône renversé.” Le calme reparut à la surface; la lumière<br />
<strong>de</strong> sang ne brilla plus. “Hélas! Hélas! s’écria la belle femme nue; qu’as-tu fait?” Moi, à elle;<br />
“Je te préfère à lui; parce que j’ai pitié <strong>de</strong>s malheureux. Ce n’est pas ta faute, si la justice éternelle<br />
t’a créée.” Elle, à moi: “un jour, les hommes me rendront justice; je ne t’en dis pas davantage.<br />
Laisse-moi partir, pour aller cacher au fond <strong>de</strong> la mer ma tristesse infinie. Il n’y a que toi et les<br />
monstres hi<strong>de</strong>ux qui grouillent dans ces noirs abîmes, qui ne me méprisent pas. Tu es bon. Adieu,<br />
toi qui m’as aimée.” Moi, à elle: “Adieu! encore une fois: adieu! Je t’aimerai toujours!... Dès aujourd’hui,<br />
j’abandonne la vertu.” C’est pourquoi, ô peuples, quand vous entendrez le vent d’hiver<br />
gémir sur la mer et près <strong>de</strong> ses bords, ou au-<strong>de</strong>ssus <strong>de</strong>s gran<strong>de</strong>s villes, qui, <strong>de</strong>puis longtemps, ont<br />
pris le <strong>de</strong>uil pour moi, ou à travers les froi<strong>de</strong>s régions polaires, dites: “Ce n’est pas l’esprit <strong>de</strong> Dieu<br />
qui passe: ce n’est que le soupir aigu <strong>de</strong> la prostitution, uni avec les gémissements graves du Montévidéen.”<br />
Enfants, c’est moi qui vous le dis. Alors, pleins <strong>de</strong> miséricor<strong>de</strong>, agenouillez-vous; et que<br />
les hommes, plus nombreux que les poux, fassent <strong>de</strong> longues prières.
*<br />
Au clair <strong>de</strong> la lune, près <strong>de</strong> la mer, dans les endroits isolés <strong>de</strong>s campagnes, l’on voit, plongé<br />
dans d’amères réflexions, toutes les choses revêtir <strong>de</strong>s formes jaunes, indécises, fantastiques.<br />
L’ombre <strong>de</strong>s arbres, tantôt vite, tantôt lentement, court, vient, revient, par diverses formes, en<br />
s’aplatissant, en se collant contre la terre. Dans le temps, lorsque j’étais emporté sur les ailes <strong>de</strong> la<br />
jeunesse, cela me faisait rêver, me paraissait étrange; maintenant, j’y suis habitué. Le vent gémit à<br />
travers les feuilles ses notes langoureuses, et le hibou chante sa grave complainte, qui fait dresser<br />
les cheveux à ceux qui l’enten<strong>de</strong>nt. Alors, les chiens, rendus furieux, brisent leurs chaînes,<br />
s’échappent <strong>de</strong>s fermes lointaines; ils courent dans la campagne, ça et là, en proie à la folie. Tout à<br />
coup, ils s’arrêtent, regar<strong>de</strong>nt <strong>de</strong> tous les côtés avec une inquiétu<strong>de</strong> farouche, l’oeil en feu; et, <strong>de</strong><br />
même que les éléphants, avant <strong>de</strong> mourir, jettent dans le désert un <strong>de</strong>rnier regard au ciel, élevant<br />
désespérément leur trompe, laissant leurs oreilles inertes, <strong>de</strong> même les chiens laissent leurs oreilles<br />
inertes, élèvent la tête, gonflent le cou terrible, et se mettent à aboyer, tour à tour, soit comme un<br />
enfant qui crie <strong>de</strong> faim, soit comme un chat blessé au ventre au-<strong>de</strong>ssus d’un toit, soit comme une<br />
femme qui va enfanter, soit comme un moribond atteint <strong>de</strong> la peste à l’hôpital, soit comme une<br />
jeune fille qui chante un air sublime, contre les étoiles au nord, contre les étoiles au sud, contre les<br />
étoiles à l’ouest; contre la lune; contre les montagnes, semblables au loin à <strong>de</strong>s roches géantes, gisantes<br />
dans l’obscurité; contre l’air froid qu’ils aspirent à pleins poumons, qui rend l’intérieur <strong>de</strong><br />
leur narine, rouge, brûlant; contre le silence <strong>de</strong> la nuit, contre les chouettes, dont le vol oblique leur<br />
rase le museau, emportant un rat ou une grenouille dans le bec, nourriture vivante, douce pour les<br />
petits; contre les lièvres, qui disparaissent en un clin d’oeil; contre le voleur, qui s’enfuit au galop<br />
<strong>de</strong> son cheval après avoir commis un crime; contre les serpents, remuant les bruyères, qui leur font<br />
trembler la peau, grincer <strong>de</strong>s <strong>de</strong>nts; contre leurs propres aboiements, qui leur font peur à euxmêmes;<br />
contre les crapauds, qu’ils broient d’un coup sec <strong>de</strong> mâchoire (pourquoi se sont-ils éloignés<br />
du marais?); contre les arbres, dont les feuilles, mollement bercées, sont autant <strong>de</strong> mystères qu’ils<br />
ne comprennent pas, qu’ils veulent découvrir avec leurs yeux fixes, intelligents; contre les araignées,<br />
suspendues entre leurs longues pattes, qui grimpent sur les arbres pour se sauver; contre les<br />
corbeaux, qui n’ont pas trouvé <strong>de</strong> quoi manger pendant la journée, et qui s’en reviennent au gîte<br />
l’aile fatiguée; contre les rochers du rivage; contre les feux, qui paraissent aux mâts <strong>de</strong>s navires<br />
invisibles; contre le bruit sourd <strong>de</strong>s vagues; contre les grands poissons, qui, nageant, montrent leur<br />
dos noir, puis s’enfoncent dans l’abîme; et contre l’homme qui les rend esclaves. Après quoi, ils se<br />
mettent <strong>de</strong> nouveau à courir dans la campagne, en sautant, <strong>de</strong> leurs pattes sanglantes par <strong>de</strong>ssus les<br />
fossés, les chemins, les champs, les herbes et les pierres escarpées. On les dirait atteints <strong>de</strong> la rage,<br />
cherchant un vaste étang pour apaiser leur soif. Leurs hurlements prolongés épouvantent la nature.<br />
Malheur au voyageur attardé! <strong>Les</strong> amis <strong>de</strong>s cimetières se jetteront sur lui, le déchireront, le mangeront<br />
avec leur bouche d’où tombe du sang; car, ils n’ont pas les <strong>de</strong>nts gâtées. <strong>Les</strong> animaux sauvages,<br />
n’osant pas s’approcher pour prendre part au repas <strong>de</strong> chair, s’enfuient à perte <strong>de</strong> vue, tremblants.<br />
Après quelques heures, les chiens, harassés <strong>de</strong> courir ça et là, presque morts, la langue en<br />
<strong>de</strong>hors <strong>de</strong> la bouche, se précipitent les uns sur les autres, sans savoir ce qu’ils font, et se déchirent<br />
en mille lambeaux, avec une rapidité incroyable. Ils n’agissent pas ainsi par cruauté. Un jour, avec<br />
<strong>de</strong>s yeux vitreux, ma mère me dit: “Lorsque tu seras dans ton lit, que tu entendras les aboiements<br />
<strong>de</strong>s chiens dans la campagne, cache-toi dans ta couverture, ne tourne pas en dérision ce qu’ils font:<br />
ils ont soif insatiable <strong>de</strong> l’infini, comme toi, comme moi, comme le reste <strong>de</strong>s humains, à la figure<br />
pâle et longue. Même, je te permets <strong>de</strong> te mettre <strong>de</strong>vant la fenêtre pour contempler ce spectacle, qui<br />
est assez sublime.” Depuis ce temps, je respecte le voeu <strong>de</strong> la morte. Moi, comme les chiens,<br />
j’éprouve le besoin <strong>de</strong> l’infini... Je ne puis, je ne puis contenter ce besoin! Je suis fils <strong>de</strong> l’homme et<br />
<strong>de</strong> la femme, d’après ce qu’on m’a dit. Ça m’étonne...je croyais être davantage! Au reste, que<br />
m’importe d’où je viens? Moi, si cela avait pu dépendre <strong>de</strong> ma volonté, j’aurais voulu être plutôt le<br />
fils <strong>de</strong> la femelle du requin, dont la faim est amie <strong>de</strong>s tempêtes, et du tigre, à la cruauté reconnue: je<br />
ne serais pas si méchant. Vous, qui me regar<strong>de</strong>z, éloignez-vous <strong>de</strong> moi, car mon haleine exhale un<br />
souffle empoisonné. Nu n’a encore vu les ri<strong>de</strong>s vertes <strong>de</strong> mon front; ni les os en saillie <strong>de</strong> ma figure
maigre, pareils aux arêtes <strong>de</strong> quelque grand poisson, ou au rochers couvrant les rivages <strong>de</strong> la mer,<br />
ou aux abruptes montagnes alpestres, que je parcourus souvent, quand j’avais sur ma tête <strong>de</strong>s cheveux<br />
d’une autre couleur. Et, quand je rô<strong>de</strong> autour <strong>de</strong>s habitations <strong>de</strong>s hommes, pendant les nuits<br />
orageuses, les yeux ar<strong>de</strong>nts, les cheveux flagellés par le vent <strong>de</strong>s tempêtes, isolé comme une pierre<br />
au milieu du chemin, je couvre ma face flétrie, avec un morceau <strong>de</strong> velours, noir comme la suie qui<br />
remplit l’intérieur <strong>de</strong>s cheminées: il ne faut pas que mes yeux soient témoins <strong>de</strong> la lai<strong>de</strong>ur que l’Être<br />
suprême, avec un sourire <strong>de</strong> haine puissante, a mise sur moi. Chaque matin, quand le soleil se lève<br />
pour les autres, en répandant la joie et la chaleur dans toute la nature, tandis qu’aucun <strong>de</strong> mes traits<br />
ne bouge, en regardant fixement l’espace plein <strong>de</strong> ténèbres, accroupi vers le fond <strong>de</strong> ma caverne<br />
aimée, dans un désespoir qui m’enivre comme le vin, je meurtris <strong>de</strong> mes puissantes mains ma poitrine<br />
en lambeaux. Pourtant, je sens que je ne suis pas atteint <strong>de</strong> la rage! Pourtant, je sens que je ne<br />
suis pas le seul qui souffre! Pourtant, je sens que je respire! Comme un condamné qui essaie ses<br />
muscles, en réfléchissant sur leur sort, et qui va bientôt mener à l’échafaud, <strong>de</strong>bout, sur mon lit <strong>de</strong><br />
paille, les yeux fermés, je tourne lentement mon col <strong>de</strong> droite à gauche, <strong>de</strong> gauche à droite, pendant<br />
<strong>de</strong>s heures entières; je ne tombe pas rai<strong>de</strong> mort. De moment en moment, lorsque mon col ne peut<br />
plus continuer <strong>de</strong> tourner dans un même sens, qu’il s’arrête, pour se remettre à tourner dans un sens<br />
opposé, je regar<strong>de</strong> subitement à l’horizon, à travers les rares interstices laissés par les broussailles<br />
épaisses qui recouvrent l’entrée: je ne vois rien! Rien... si ce ne sont les campagnes qui dansent en<br />
tourbillons avec les arbres et avec les longues files d’oiseaux qui traversent les airs. Cela me trouble<br />
le sang et le cerveau... Qui donc, sur la tête, me donne <strong>de</strong>s coups <strong>de</strong> barre <strong>de</strong> fer, comme un marteau<br />
frappant l’enclume?<br />
*<br />
Je me propose, sans être ému, <strong>de</strong> déclamer à gran<strong>de</strong> voix la strophe sérieuse et froi<strong>de</strong> que<br />
vous allez entendre. Vous, faites attention à ce qu’elle contient, et gar<strong>de</strong>z-vous <strong>de</strong> l’impression pénible<br />
qu’elle ne manquera pas <strong>de</strong> laisser, comme une flétrissure, dans vos imaginations troublées.<br />
Ne croyez pas que je sois sur le point <strong>de</strong> mourir, car je ne suis pas encore un squelette, et la vieillesse<br />
n’est pas collée à mon front. Écartons en conséquence toute idée <strong>de</strong> comparaison avec le cygne,<br />
au moment où son existence s’envole, et ne voyez <strong>de</strong>vant vous qu’un monstre, dont je suis<br />
heureux que vous ne puissiez apercevoir la figure; mais moins horrible est-elle que son âme. Cependant,<br />
je ne suis pas un criminel... Assez sur ce sujet. Il n’y pas si longtemps que j’ai revu la mer<br />
et foulé le pont <strong>de</strong>s vaisseaux, et mes souvenirs sont vivaces comme si je l’avais quittée la veille.<br />
Soyez néanmoins, si vous le pouvez, aussi calmes que moi, dans cette lecture que je me repens déjà<br />
<strong>de</strong> vous offrir, et ne rougissez pas à la pensée <strong>de</strong> ce qu’est le coeur humain. O poulpe, au regard <strong>de</strong><br />
soie! toi, dont l’âme est inséparable <strong>de</strong> la mienne; toi, le plus beau <strong>de</strong>s habitants du globe terrestre,<br />
et qui comman<strong>de</strong>s à un sérail <strong>de</strong> quatre cents ventouses; toi, en qui siègent noblement, comme dans<br />
leur rési<strong>de</strong>nce naturelle, par un commun accord, d’un lien in<strong>de</strong>structible, la douce vertu communicative<br />
et les grâces divines, pourquoi n’es-tu pas avec moi, ton ventre <strong>de</strong> mercure contre ma poitrine<br />
d’aluminium, assis tous les <strong>de</strong>ux sur quelque rocher du rivage, pour contempler ce spectacle que<br />
j’adore!<br />
Vieil océan, aux vagues <strong>de</strong> cristal, tu ressembles proportionnellement à ces marques azurées<br />
que l’on voit sur le dos meurtri <strong>de</strong>s mousses; tu es un immense bleu, appliqué sur le corps <strong>de</strong> la<br />
terre: j’aime cette comparaison. Ainsi, à ton premier aspect, un souffle prolongé <strong>de</strong> tristesse, qu’on<br />
croirait être le murmure <strong>de</strong> ta brise suave, passe, en laissant <strong>de</strong>s ineffables traces, sur l’âme profondément<br />
ébranlée, et tu rappelles au souvenir <strong>de</strong> tes amants, sans qu’on s’en ren<strong>de</strong> toujours compte,<br />
les ru<strong>de</strong>s commencements <strong>de</strong> l’homme, où il fait connaissance avec la douleur, qui ne le quitte plus.<br />
Je te salue, vieil océan!<br />
Vieil océan, ta forme harmonieusement sphérique, qui réjouit la face grave <strong>de</strong> la géométrie,<br />
ne me rappelle que trop les petits yeux <strong>de</strong> l’homme, pareils à ceux du sanglier pour la petitesse, et à<br />
ceux <strong>de</strong>s oiseaux <strong>de</strong> nuit pour la perfection circulaire du contour. Cependant, l’homme s’est cru<br />
beau dans les siècles. Moi, je suppose plutôt que l’homme ne croit à sa beauté que par amour-
propre; mais, qu’il n’est pas beau réellement et qu’il s’en doute; car, pourquoi regar<strong>de</strong>-t-il la figure<br />
<strong>de</strong> son semblable avec tant <strong>de</strong> mépris? Je te salue, vieil océan!<br />
Vieil océan, tu es le symbole <strong>de</strong> l’i<strong>de</strong>ntité: toujours égal à toi-même. Tu ne varies pas d’une<br />
manière essentielle, et, si tes vagues sont quelque part en furie, dans quelque autre zone elles sont<br />
dans le calme le plus complet. Tu n’es pas comme l’homme qui s’arrête dans la rue, pour voir <strong>de</strong>ux<br />
bouledogues s’empoigner au cou, mais, qui ne s’arrête pas, quand un enterrement passe; qui est ce<br />
matin accessible et ce soir <strong>de</strong> mauvaise humeur; qui rit aujourd’hui et pleure <strong>de</strong>main. Je te salue,<br />
vieil océan!<br />
Vieil océan, il n’y aurait rien d’impossible à ce que tu caches dans ton sein <strong>de</strong> futures utilités<br />
pour l’homme. Tu lui as déjà donné la baleine. Tu ne laisses pas facilement <strong>de</strong>viner aux yeux avi<strong>de</strong>s<br />
<strong>de</strong>s sciences naturelles les mille secrets <strong>de</strong> ton intime organisation: tu es mo<strong>de</strong>ste. L’homme se<br />
vante sans cesse, et pour <strong>de</strong>s minuties. Je te salue, vieil océan!<br />
Vieil océan, les différentes espèces <strong>de</strong> poissons que tu nourris n’ont pas juré fraternité entre<br />
elles. Chaque espèce vit <strong>de</strong> son côté. <strong>Les</strong> tempéraments et les conformations qui varient dans chacune<br />
d’elles, expliquent, d’une manière insatisfaisante, ce qui ne paraît d’abord qu’une anomalie. Il<br />
en est ainsi <strong>de</strong> l’homme, qui n’a pas les mêmes motifs d’excuse. Un morceau <strong>de</strong> terre est-il occupé<br />
par trente millions d’êtres humains, ceux-ci se croient obligés <strong>de</strong> ne pas se mêler <strong>de</strong> l’existence <strong>de</strong><br />
leurs voisins, fixés comme <strong>de</strong>s racines sur le morceau <strong>de</strong> terre qui suit. En <strong>de</strong>scendant du grand au<br />
petit, chaque homme vit comme un sauvage dans sa tanière, et en sort rarement pour visiter son<br />
semblable, accroupi pareillement dans une autre tanière. La gran<strong>de</strong> famille universelle <strong>de</strong>s humains<br />
est une utopie digne <strong>de</strong> la logique la plus médiocre. En outre, du spectacle <strong>de</strong> tes mamelles fécon<strong>de</strong>s,<br />
se dégage la notion d’ingratitu<strong>de</strong>; car, on pense aussitôt à ces parents nombreux, assez ingrats<br />
envers le Créateur, pour abandonner le fruit <strong>de</strong> leur misérable union. Je te salue, vieil océan!<br />
Vieil océan, ta gran<strong>de</strong>ur matérielle ne peut se comparer qu’à la mesure qu’on se fait <strong>de</strong> ce<br />
qu’il a fallu <strong>de</strong> puissance active pour engendrer la totalité <strong>de</strong> ta masse. On ne peut pas t’embrasser<br />
d’un coup d’oeil. Pour te contempler, il faut que la vue tourne son télescope, par un mouvement<br />
continu, vers les quatre points <strong>de</strong> l’horizon, <strong>de</strong> même qu’un mathématicien, afin <strong>de</strong> résoudre une<br />
équation algébrique, est obligé d’examiner séparément les divers cas possibles, avant <strong>de</strong> trancher la<br />
difficulté. L’homme mange <strong>de</strong>s substances nourrissantes, et fait d’autres efforts, dignes d’un meilleur<br />
sort, pour paraître gras. Qu’elle se gonfle tant qu’elle voudra, cette adorable grenouille. Sois<br />
tranquille, elle ne t’égalera pas en grosseur; je le suppose, du moins. Je te salue, vieil océan!<br />
Vieil océan, tes eaux sont amères. C’est exactement le même goût que le fiel que distille la<br />
critique sur les beaux-arts, sur les sciences, sur tout. Si quelqu’un a du génie, on le fait passer pour<br />
un idiot; si quelque autre est beau <strong>de</strong> corps, c’est un bossu affreux. Certes, il faut que l’homme<br />
sente avec force son imperfection, dont les trois quarts d’ailleurs ne sont dus qu’à lui-même, pour la<br />
critiquer ainsi! Je te salue, vieil océan!<br />
Vieil océan, les hommes, malgré l’excellence <strong>de</strong> leurs métho<strong>de</strong>s, ne sont pas encore parvenus,<br />
aidés par les moyens d’investigation <strong>de</strong> la science, à mesurer la profon<strong>de</strong>ur vertigineuse <strong>de</strong> tes<br />
abîmes; tu en as que les son<strong>de</strong>s les plus longues, les plus pesantes, ont reconnu inaccessibles. Aux<br />
poissons... ça leur est permis: pas aux hommes. Souvent, je me suis <strong>de</strong>mandé quelle chose était la<br />
plus facile à reconnaître: la profon<strong>de</strong>ur <strong>de</strong> l’océan ou la profon<strong>de</strong>ur du coeur humain! Souvent, la<br />
main portée au front, <strong>de</strong>bout sur les vaisseaux, tandis que la lune se balançait entre les mâts d’une<br />
façon irrégulière, je me suis surpris, faisant abstraction <strong>de</strong> tout ce qui n’était pas le but que je poursuivais,<br />
m’efforçant <strong>de</strong> résoudre ce difficile problème! Oui, quel est le plus profond, le plus impénétrable<br />
<strong>de</strong>s <strong>de</strong>ux: l’océan ou le coeur humain. Si trente ans d’expérience <strong>de</strong> la vie peuvent jusqu’à un<br />
certain point pencher la balance vers l’une ou l’autre <strong>de</strong> ces solutions, il me sera permis <strong>de</strong> dire que,<br />
malgré la profon<strong>de</strong>ur <strong>de</strong> l’océan, il ne peut pas se mettre en ligne, quant à la comparaison sur cette<br />
propriété, avec la profon<strong>de</strong>ur du coeur humain. J’ai été en relation avec <strong>de</strong>s hommes qui ont été<br />
vertueux. Ils mouraient à soixante ans, et chacun ne manquait pas <strong>de</strong> s’écrier: “Ils ont fait le bien<br />
sur cette terre, c’est-à-dire qu’ils ont pratiqué la charité: voilà tout, ce n’est pas malin, chacun peut<br />
en faire autant.” Qui comprendra pourquoi <strong>de</strong>ux amants qui s’idolâtraient la veille, pour un mot mal<br />
interprété, s’écartent, l’un vers l’orient, l’autre vers l’occi<strong>de</strong>nt, avec les aiguillons <strong>de</strong> la haine, <strong>de</strong> la
vengeance, <strong>de</strong> l’amour et du remords, et ne se revoient plus, chacun drapé dans sa fierté solitaire.<br />
C’est un miracle qui se renouvelle chaque jour et qui n’en est pas moins miraculeux. Qui comprendra<br />
pourquoi l’on savoure non seulement les disgrâces générales <strong>de</strong> ses semblables, mais encore les<br />
particulières <strong>de</strong> ses amis les plus chers, tandis que l’ont est affligé en même temps? Un exemple<br />
incontestable pour clore la série: l’homme dit hypocritement oui et pense non. C’est pour cela que<br />
les marcassins <strong>de</strong> l’humanité ont tant <strong>de</strong> confiance les uns dans les autres et ne sont pas égoïstes. Il<br />
reste à la psychologie beaucoup <strong>de</strong> progrès à faire. Je te salue, vieil océan!<br />
Vieil océan, tu es si puissant, que les hommes l’ont appris à leurs propres dépens. Ils ont<br />
beau employer toutes les ressources <strong>de</strong> leur génie...incapables <strong>de</strong> te dominer. Ils ont trouvé leur<br />
maître. Je dis qu’ils ont trouvé quelque chose <strong>de</strong> plus fort qu’eux. Ce quelque chose a un nom. Ce<br />
nom est: l’océan! La peur que tu leur inspires est telle, qu’ils te respectent. Malgré cela, tu fais valser<br />
leurs plus lour<strong>de</strong>s machines avec grâce, élégance et facilité. Tu leur fais faire <strong>de</strong>s sauts gymnastiques<br />
jusqu’au ciel, et <strong>de</strong>s plongeons admirables jusqu’au fond <strong>de</strong> tes domaines: un saltimbanque<br />
en serait jaloux. Bienheureux sont-ils, quand tu ne les enveloppes pas définitivement dans tes plis<br />
bouillonnants, pour aller voir, sans chemin <strong>de</strong> fer, dans tes entrailles aquatiques, comment se portent<br />
les poissons, et surtout comment ils se portent eux-mêmes. L’homme dit: “Je suis plus intelligent<br />
que l’océan.” C’est possible; c’est même assez vrai; mais l’océan lui est plus redoutable que<br />
lui à l’océan: c’est ce qu’il n’est pas nécessaire <strong>de</strong> prouver. Ce patriarche observateur, contemporain<br />
<strong>de</strong>s premières époques <strong>de</strong> notre globe suspendu, sourit <strong>de</strong> pitié, quand il assiste aux combats<br />
navals <strong>de</strong>s nations. Voilà une centaine <strong>de</strong> léviathans qui sont sortis <strong>de</strong>s mains <strong>de</strong> l’humanité. <strong>Les</strong><br />
ordres emphatiques <strong>de</strong>s supérieurs, les cris <strong>de</strong>s blessés, les coups <strong>de</strong> canon, c’est du bruit fait exprès<br />
pour anéantir quelques secon<strong>de</strong>s. Il paraît que le drame est fini, que l’océan a tout mis dans son ventre.<br />
La gueule est formidable. Elle doit être gran<strong>de</strong> vers le bas, dans la direction <strong>de</strong> l’inconnu! Pour<br />
couronner enfin la stupi<strong>de</strong> comédie, qui n’est même pas intéressante, on voit, au milieu <strong>de</strong>s airs,<br />
quelque cigogne, attardée par la fatigue, qui se met à crier, sans arrêter l’envergure <strong>de</strong> son vol :<br />
“Tiens!... Je la trouve mauvaise! Il y avait en bas <strong>de</strong>s points noirs; j’ai fermé les yeux, ils ont disparu.”<br />
Je te salue, vieil océan!<br />
Vieil océan, ô grand célibataire, quand tu parcours la solitu<strong>de</strong> solennelle <strong>de</strong> tes royaumes<br />
flegmatiques, tu t’enorgueillis à juste titre <strong>de</strong> ta magnificence native, et <strong>de</strong>s éloges vrais que je<br />
m’empresse <strong>de</strong> te donner. Balancé voluptueusement par les mols effluves <strong>de</strong> ta lenteur majestueuse,<br />
qui est le plus grandiose parmi les attributs dont le souverain pouvoir t’a gratifié, tu déroules, au<br />
milieu d’un sombre mystère, sur toute ta surface sublime, tes vagues incomparables, avec le sentiment<br />
calme <strong>de</strong> ta puissance éternelle. Elles se suivent parallèlement, séparées par <strong>de</strong> courts intervalles.<br />
À peine l’une diminue, qu’une autre va à sa rencontre en grandissant, accompagnées du bruit<br />
mélancolique <strong>de</strong> l’écume qui se fond, pour nous avertir que tout est écume. (Ainsi, les êtres humains,<br />
ces vagues vivantes, meurent l’un après l’autre, d’une manière monotone; mais, sans laisser<br />
<strong>de</strong> bruit écumeux). L’oiseau <strong>de</strong> passage se repose sur elles avec confiance, et se laisse abandonner à<br />
leurs mouvements, pleins d’une grâce fière, jusqu’à ce que les os <strong>de</strong> ses ailes aient recouvré leur<br />
vigueur accoutumée pour continuer le pèlerinage aérien. Je voudrais que la majesté humaine ne fût<br />
que l’incarnation du reflet <strong>de</strong> la tienne. Je <strong>de</strong>man<strong>de</strong> beaucoup, et ce souhait sincère est glorieux<br />
pour toi. Ta gran<strong>de</strong>ur morale, image <strong>de</strong> l’infini, est immense comme la réflexion du philosophe,<br />
comme l’amour <strong>de</strong> la femme, comme la beauté divine <strong>de</strong> l’oiseau, comme les méditations du poète.<br />
Tu es plus beau que la nuit. Réponds-moi, océan, veux-tu être mon frère? Remue-toi avec impétuosité...<br />
plus... plus encore, si tu veux que je te compare à la vengeance <strong>de</strong> Dieu; allonge tes griffes<br />
livi<strong>de</strong>s, en te frayant un chemin sur ton propre sein... c’est bien. Déroule tes vagues épouvantables,<br />
océan hi<strong>de</strong>ux, compris par moi seul, et <strong>de</strong>vant lequel je tombe, prosterné à tes genoux. La majesté<br />
<strong>de</strong> l’homme est empruntée; il ne m’imposera point: toi, oui. Oh! quand tu t’avances, la crête haute<br />
et terrible, entouré <strong>de</strong> tes replis tortueux comme d’une cour, magnétiseur et farouche, roulant tes<br />
on<strong>de</strong>s les unes sur les autres, avec la conscience <strong>de</strong> ce que tu es, pendant que tu pousses, <strong>de</strong>s profon<strong>de</strong>urs<br />
<strong>de</strong> ta poitrine, comme accablé d’un remords intense que je ne puis pas découvrir, ce sourd<br />
mugissement perpétuel que les hommes redoutent tant, même quand ils te contemplent, en sûreté,<br />
tremblants sur le rivage, alors, je vois qu’il ne m’appartient pas, le droit insigne <strong>de</strong> me dire ton égal.
C’est pourquoi, en présence <strong>de</strong> ta supériorité, je te donnerais tout mon amour (et nul ne sait la quantité<br />
d’amour que contiennent mes aspirations vers le beau), si tu ne me faisais douloureusement<br />
penser à mes semblables, qui forment avec toi le plus ironique contraste, l’antithèse la plus bouffonne<br />
que l’on ait jamais vue dans la création: je ne puis pas t’aimer, je te déteste. Pourquoi reviensje<br />
à toi, pour la millième fois, vers les bras amis, qui s’entr’ouvrent, pour caresser mon front brûlant,<br />
qui voit disparaître la fièvre à leur contact! Je ne connais pas ta <strong>de</strong>stinée cachée; tout ce qui te<br />
concerne m’intéresse. Dis-moi donc si tu es la <strong>de</strong>meure du prince <strong>de</strong>s ténèbres. Dis-le moi... dis-le<br />
moi, océan (à moi seul, pour ne pas attrister ceux qui n’ont encore connu que les illusions), et si le<br />
souffle <strong>de</strong> Satan crée les tempêtes qui soulèvent tes eaux salées jusqu’aux nuages. Il faut que tu me<br />
le dises, parce que je me réjouirais <strong>de</strong> savoir l’enfer si près <strong>de</strong> l’homme. Je veux que celle-ci soit la<br />
<strong>de</strong>rnière strophe <strong>de</strong> mon invocation. Par conséquent, une seule fois encore, je veux te saluer et te<br />
faire mes adieux! Vieil océan, aux vagues <strong>de</strong> cristal... Mes yeux se mouillent <strong>de</strong> larmes abondantes,<br />
et je n’ai pas la force <strong>de</strong> poursuivre; car, je sens que le moment est venu <strong>de</strong> revenir parmi les hommes,<br />
à l’aspect brutal; mais... courage! Faisons un grand effort, et accomplissons, avec le sentiment<br />
du <strong>de</strong>voir, notre <strong>de</strong>stinée sur cette terre. Je te salue, vieil océan!<br />
*<br />
On ne me verra pas, à mon heure <strong>de</strong>rnière (j’écris ceci sur mon lit <strong>de</strong> mort), entouré <strong>de</strong> prêtres.<br />
Je veux mourir, bercé par la vague <strong>de</strong> la mer tempétueuse, ou <strong>de</strong>bout sur la montagne... les<br />
yeux en haut, non: je sais que mon anéantissement sera complet. D’ailleurs, je n’aurais pas <strong>de</strong> grâce<br />
à espérer. Qui ouvre la porte <strong>de</strong> ma chambre funéraire? J’avais dit que personne n’entrât. Qui que<br />
vous soyez, éloignez-vous; mais, si vous croyez apercevoir quelque marque <strong>de</strong> douleur ou <strong>de</strong><br />
crainte sur mon visage d’hyène (j’use <strong>de</strong> cette comparaison, quoique l’hyène soit plus belle que<br />
moi, et plus agréable à voir), soyez détrompé: qu’il s’approche. Nous sommes dans une nuit<br />
d’hiver, alors que les éléments s’entre-choquent <strong>de</strong> toutes parts, que l’homme a peur, et que<br />
l’adolescent médite quelque crime sur un <strong>de</strong> ses amis, s’il est ce que je fus dans ma jeunesse. Que le<br />
vent, dont les sifflements plaintifs attristent l’humanité, <strong>de</strong>puis que le vent, l’humanité existent,<br />
quelques moments avant l’agonie <strong>de</strong>rnière, me porte sur les os <strong>de</strong> ses ailes, à travers le mon<strong>de</strong>, impatient<br />
<strong>de</strong> ma mort. Je jouirai encore, en secret, <strong>de</strong>s exemples nombreux <strong>de</strong> la méchanceté humaine<br />
(un frère, sans être vu, aime à voir les actes <strong>de</strong> ses frères). L’aigle, le corbeau, l’immortel pélican, le<br />
canard sauvage, la grue voyageuse, éveillés, grelottant <strong>de</strong> froid, me verront passer à la lueur <strong>de</strong>s<br />
éclairs, spectre horrible et content. Ils sauront ce que cela signifie. Sur la terre, la vipère, l’oeil gros<br />
du crapaud, le tigre, l’éléphant; dans la mer, la baleine, le requin, le marteau, l’informe raie, la <strong>de</strong>nt<br />
du phoque polaire, se <strong>de</strong>man<strong>de</strong>ront quelle est cette dérogation à la loi <strong>de</strong> la nature. L’homme, tremblant,<br />
collera son front contre la terre, au milieu <strong>de</strong> ses gémissements. “Oui, je vous surpasse tous<br />
par ma cruauté innée, cruauté qu’il n’a pas dépendu <strong>de</strong> moi d’effacer. Est-ce pour ce motif que vous<br />
vous montrez <strong>de</strong>vant moi dans cette prosternation? ou bien, est-ce parce que vous me voyez parcourir,<br />
phénomène nouveau, comme une comète effrayante, l’espace ensanglanté? (Il me tombe une<br />
pluie <strong>de</strong> sang <strong>de</strong> mon vaste corps, pareil à un nuage noirâtre que pousse l’ouragan <strong>de</strong>vant soi). Ne<br />
craignez rien, enfants, je ne veux pas vous maudire. Le mal que vous m’avez fait est trop grand,<br />
trop grand le mal que je vous ai fait, pour qu’il soit volontaire. Vous autres, vous avez marché dans<br />
votre voie, moi, dans la mienne, pareilles toutes les <strong>de</strong>ux, toutes les <strong>de</strong>ux perverses. Nécessairement,<br />
nous avons dû nous rencontrer, dans cette similitu<strong>de</strong> <strong>de</strong> caractère; le choc qui en est résulté<br />
nous a été réciproquement fatal.” Alors, les hommes relèveront peu à peu la tête, en reprenant courage,<br />
pour voir celui qui parle ainsi, allongeant le cou comme l’escargot. Tout à coup, leur visage<br />
brûlant, décomposé, montrant les plus terribles passions, grimacera <strong>de</strong> telle manière que les loups<br />
auront peur. Ils se dresseront à la fois comme un ressort immense. Quelles imprécations! quels déchirements<br />
<strong>de</strong> voix! Ils m’ont reconnu. Voilà que les animaux <strong>de</strong> la terre se réunissent aux hommes,<br />
font entendre leurs bizarres clameurs. Plus <strong>de</strong> haine réciproque; les <strong>de</strong>ux haines sont tournées contre<br />
l’ennemi commun, moi; on se rapproche par un assentiment universel. Vents, qui me soutenez, élevez-moi<br />
plus haut; je crains la perfidie. Oui, disparaissons peu à peu <strong>de</strong> leurs yeux, témoin, une fois
<strong>de</strong> plus, <strong>de</strong>s conséquences <strong>de</strong>s passions, complètement satisfait... Je te remercie, ô rhinolophe, <strong>de</strong><br />
m’avoir réveillé avec le mouvement <strong>de</strong> tes ailes, toi, dont le nez est surmonté d’une crête en forme<br />
<strong>de</strong> fer à cheval: je m’aperçois, en effet, que ce n’était malheureusement qu’une maladie passagère,<br />
et je me sens avec dégoût renaître à la vie. <strong>Les</strong> uns disent que tu arrivais vers moi pour me sucer le<br />
peu <strong>de</strong> sang qui se trouve dans mon corps: pourquoi cette hypothèse n’est-elle pas la réalité!<br />
*<br />
Une famille entoure une lampe posée sur la table:<br />
- Mon fils, donne-moi les ciseaux qui sont placés sur cette chaise.<br />
- Ils n’y sont pas, mère.<br />
- Va les chercher alors dans l’autre chambre. Te rappelles-tu cette époque, mon doux maître,<br />
où nous faisions <strong>de</strong>s voeux, pour avoir un enfant, dans lequel nous renaîtrions une secon<strong>de</strong> fois, et<br />
qui serait le soutien <strong>de</strong> notre vieillesse?<br />
- Je me la rappelle, et Dieu nous a exaucés. Nous n’avons pas à nous plaindre <strong>de</strong> notre lot<br />
sur cette terre. Chaque jour nous bénissons la Provi<strong>de</strong>nce <strong>de</strong> ses bienfaits. Notre Édouard possè<strong>de</strong><br />
toutes les grâces <strong>de</strong> sa mère.<br />
- Et les mâles qualités <strong>de</strong> son père.<br />
- Voici les ciseaux, mère; je les ai enfin trouvés.<br />
Il reprend son travail... Mais quelqu’un s’est présenté à la porte d’entrée, et contemple, pendant<br />
quelques instants, le tableau qui s’offre à ses yeux:<br />
- Que signifie ce spectacle! Il y a beaucoup <strong>de</strong> gens qui sont moins heureux que ceux-là.<br />
Quel est le raisonnement qu’ils se font pour aimer l’existence? Éloigne-toi, <strong>Maldoror</strong>, <strong>de</strong> ce foyer<br />
paisible; ta place n’est pas ici.<br />
Il s’est retiré!<br />
- Je ne sais comment cela se fait; mais, je sens les facultés humaines qui se livrent <strong>de</strong>s combats<br />
dans mon coeur. Mon âme est inquiète, et sans savoir pourquoi; l’atmosphère est lour<strong>de</strong>.<br />
- Femme, je ressens les mêmes impressions que toi; je tremble qu’il ne nous arrive quelque<br />
malheur. Ayons confiance en Dieu, en lui est le suprême espoir.<br />
- Mère, je respire à peine; j’ai mal à la tête.<br />
- Toi aussi, mon fils! Je vais te mouiller le front et les tempes avec du vinaigre.<br />
- Bon, bonne mère...<br />
Voyez, il appuie son corps sur le revers <strong>de</strong> la chaise, fatigué.<br />
- Quelque chose se retourne en moi, que je ne saurais expliquer. Maintenant, le moindre<br />
objet me contrarie.<br />
- Comme tu es pâle! La fin <strong>de</strong> cette veillée ne se passera pas sans que quelque événement<br />
funeste nous plonge tous les trois dans le lac du désespoir!<br />
J’entends dans le lointain <strong>de</strong>s cris prolongés <strong>de</strong> la douleur la plus poignante.<br />
- Mon fils!<br />
- Ah! mère... j’ai peur!<br />
- Dis-moi vite si tu souffres.<br />
- Mère, je ne souffre pas... Je ne dis pas la vérité.<br />
Le père ne revient pas <strong>de</strong> son étonnement:<br />
- Voilà <strong>de</strong>s cris que l’on entend quelquefois, dans le silence <strong>de</strong>s nuits sans étoiles. Quoique<br />
nous entendions ces cris, néanmoins, celui qui les pousse n’est pas près d’ici; car, on peut entendre<br />
ces gémissements à trois lieues <strong>de</strong> distance, transportés par le vent d’une cité à une autre. On<br />
m’avait souvent parlé <strong>de</strong> ce phénomène; mais, je n’avais jamais eu l’occasion <strong>de</strong> juger par moimême<br />
<strong>de</strong> sa véracité. Femme, tu me parlais <strong>de</strong> malheur; si malheur plus réel exista dans la longue<br />
spirale du temps, c’est le malheur <strong>de</strong> celui qui trouble maintenant le sommeil <strong>de</strong> ses semblables...<br />
J’entends dans le lointain <strong>de</strong>s cris prolongés <strong>de</strong> la douleur la plus poignante.<br />
- Plût au ciel que sa naissance ne soit pas une calamité pour son pays, qui l’a repoussé <strong>de</strong><br />
son sein. Il va <strong>de</strong> contrée en contrée, abhorré partout. <strong>Les</strong> uns disent qu’il est accablé d’une espèce
<strong>de</strong> folie originelle, <strong>de</strong>puis son enfance. D’autres croient savoir qu’il est d’une cruauté extrême et<br />
instinctive, dont il a honte lui-même, et que ses parents en sont morts <strong>de</strong> douleur. Il y en a qui préten<strong>de</strong>nt<br />
qu’on l’a flétri d’un surnom dans sa jeunesse; qu’il en est resté inconsolable le reste <strong>de</strong> son<br />
existence, parce que sa dignité blessée voyait là une preuve flagrante <strong>de</strong> la méchanceté <strong>de</strong>s hommes,<br />
qui se montre aux premières années, pour augmenter ensuite. Ce surnom était le vampire!...<br />
J’entends dans le lointain <strong>de</strong>s cris prolongés <strong>de</strong> la douleur la plus poignante.<br />
- Ils ajoutent que, les jours, les nuits, sans trêve ni repos, <strong>de</strong>s cauchemars horribles lui font<br />
saigner le sang par la bouche et les oreilles; et que <strong>de</strong>s spectres s’assoient au chevet <strong>de</strong> son lit, et lui<br />
jettent à la face, poussés malgré eux par une force inconnue, tantôt d’une voix douce, tantôt d’une<br />
voix pareille aux rugissements <strong>de</strong>s combats, avec une persistance implacable, ce surnom toujours<br />
vivace, toujours hi<strong>de</strong>ux, et qui ne périra qu’avec l’univers. Quelques-uns mêmes ont affirmé que<br />
l’amour l’a réduit dans cet état; ou que ces cris témoignent du repentir <strong>de</strong> quelque crime enseveli<br />
dans la nuit <strong>de</strong> son passé mystérieux. Mais le plus grand nombre pense qu’un incommensurable<br />
orgueil le torture, comme jadis Satan, et qu’il voudrait égaler Dieu...<br />
J’entends dans le lointain <strong>de</strong>s cris prolongés <strong>de</strong> la douleur la plus poignante.<br />
- Mon fils, ce sont là <strong>de</strong>s confi<strong>de</strong>nces exceptionnelles; je plains ton âge <strong>de</strong> les avoir entendues,<br />
et j’espère que tu n’imiteras jamais cet homme.<br />
- Parle, ô mon Édouard; réponds que tu n’imiteras jamais cet homme.<br />
- O mère, bien-aimée, à qui je dois le jour, je te promets, si ta sainte promesse d’un enfant a<br />
quelque valeur, <strong>de</strong> ne jamais imiter cet homme.<br />
- C’est parfait, mon fils; il faut obéir à sa mère, en quoi que ce soit.<br />
On n’entend plus les gémissements.<br />
- Femme, as-tu fini ton travail?<br />
- Il me manque quelques points à cette chemise, quoique nous ayons prolongé la veillée bien<br />
tard.<br />
- Moi, aussi, je n’ai pas fini un chapitre commencé. Profitons <strong>de</strong>s <strong>de</strong>rnières lueurs <strong>de</strong> la<br />
lampe; car, il n’y a presque plus d’huile, et achevons chacun notre travail...<br />
L’enfant s’est écrié:<br />
- Si Dieu nous laisse vivre!<br />
- Ange radieux, viens à moi; tu te promèneras dans la prairie, du matin jusqu’au soir; tu ne<br />
travaillera point. Mon palais magnifique est construit avec <strong>de</strong>s murailles d’argent, <strong>de</strong>s colonnes d’or<br />
et <strong>de</strong>s portes <strong>de</strong> diamant. Tu te coucheras quand tu voudras, au son d’une musique céleste, sans<br />
faire la prière. Quand, au matin, le soleil montrera ses rayons resplendissants et que l’alouette<br />
joyeuse emportera avec elle, son cri, à perte <strong>de</strong> vue, dans les airs, tu pourras rester encore au lit,<br />
jusqu’à ce que cela te fatigue. Tu marcheras sur les tapis les plus précieux; tu seras constamment<br />
enveloppé dans une atmosphère composée <strong>de</strong>s essences parfumées <strong>de</strong>s fleurs les plus odorantes.<br />
- Il est temps <strong>de</strong> reposer le corps et l’esprit. Lève-toi, mère <strong>de</strong> famille, sur tes chevilles musculeuses.<br />
Il est juste que tes doigts raidis n’abandonnent l’aiguille du travail exagéré. <strong>Les</strong> extrêmes<br />
n’ont rien <strong>de</strong> bon.<br />
- Oh! que ton existence sera suave! Je te donnerai une bague enchantée; quand tu en retourneras<br />
le rubis, tu seras invisible, comme les princes, dans les contes <strong>de</strong> fées.<br />
- Remets tes armes quotidiennes dans l’armoire protectrice, pendant que, <strong>de</strong> mon côté,<br />
j’arrange mes affaires.<br />
- Quand tu le replaceras dans sa position ordinaire, tu reparaîtras tel que la nature t’a formé,<br />
ô jeune magicien. Cela, parce que je t’aime et que j’aspire à faire ton bonheur.<br />
- Va-t’en, qui que tu sois; ne me prends pas par les épaules.<br />
- Mon fils, ne t’endors point, bercé par les rêves <strong>de</strong> l’enfance: la prière en commun n’est pas<br />
commencée et tes habits ne sont pas encore soigneusement placés sur une chaise... À genoux! Éternel<br />
créateur <strong>de</strong> l’univers, tu montres ta bonté inépuisable jusque dans les plus petites choses.
- Tu n’aimes donc pas les ruisseaux limpi<strong>de</strong>s, où glissent <strong>de</strong>s milliers <strong>de</strong> petits poissons rouges,<br />
bleus et argentés? Tu les prendras avec un filet si beau, qu’il les attirera <strong>de</strong> lui-même, jusqu’à<br />
ce qu’il soit rempli. De la surface, tu verras <strong>de</strong>s cailloux luisants, plus polis que le marbre.<br />
- Mère, vois ces griffes: je me méfie <strong>de</strong> lui; mais ma conscience est calme, car je n’ai rien à<br />
me reprocher.<br />
- Tu nous vois prosternés à tes pieds, accablés du sentiment <strong>de</strong> ta gran<strong>de</strong>ur. Si quelque pensée<br />
orgueilleuse s’insinue dans notre imagination, nous la rejetons aussitôt avec la salive du dédain<br />
et nous t’en faisons le sacrifice irrémissible.<br />
- Tu t’y baigneras avec <strong>de</strong> petites filles, qui t’enlaceront <strong>de</strong> leurs bras. Une fois sortis du<br />
bain, elles te tresseront <strong>de</strong>s couronnes <strong>de</strong> roses et d’oeillets. Elles auront <strong>de</strong>s ailes transparentes <strong>de</strong><br />
papillon et <strong>de</strong>s cheveux d’une longueur ondulée, qui flottent autour <strong>de</strong> la gentillesse <strong>de</strong> leur front.<br />
- Quand même ton palais serait plus beau que le cristal, je ne sortirais pas <strong>de</strong> cette maison<br />
pour te suivre. Je crois que tu n’es qu’un imposteur, puisque tu me parles si doucement, <strong>de</strong> crainte<br />
<strong>de</strong> te faire entendre. Abandonner ses parents est une mauvaise action. Ce n’est pas moi qui serais<br />
fils ingrat. Quant à tes petites filles, elles ne sont pas si belles que les yeux <strong>de</strong> ma mère.<br />
- Toute notre vie s’est épuisée dans les cantiques <strong>de</strong> ta gloire. Tels nous avons été jusqu’ici,<br />
tels nous serons, jusqu’au moment où nous recevrons <strong>de</strong> toi l’ordre <strong>de</strong> quitter cette terre.<br />
- Elles t’obéiront à ton moindre signe et ne songeront qu’à te plaire. Si tu désires l’oiseau<br />
qui ne se repose jamais, elles te l’apporteront. Si tu désires la voiture <strong>de</strong> neige, qui transporte au<br />
soleil en un clin d’oeil, elles te l’apporteront. Que ne t’apporteraient-elles pas! Elles t’apporteraient<br />
même le cerf-volant, grand comme une tour, qu’on a caché dans la lune, et à la queue duquel sont<br />
suspendus, par <strong>de</strong>s liens <strong>de</strong> soie, <strong>de</strong>s oiseaux <strong>de</strong> toute espèce. Fais attention à toi... écoute mes<br />
conseils.<br />
- Fais ce que tu voudras; je ne veux pas interrompre la prière, pour appeler au secours. Quoique<br />
ton corps s’évapore, quand je veux l’écarter, sache que je ne te crains pas.<br />
- Devant toi, rien n’est grand, si ce n’est la flamme exhalée d’un coeur pur.<br />
- Réfléchis à ce que je t’ai dit, si tu ne veux pas t’en repentir.<br />
- Père céleste, conjure, conjure les malheurs qui peuvent fondre sur notre famille.<br />
- Tu ne veux donc pas te retirer, mauvais esprit?<br />
- Conserve cette épouse chérie, qui m’a consolé dans mes découragements...<br />
- Puisque tu me refuses, je te ferai pleurer et grincer <strong>de</strong>s <strong>de</strong>nts comme un pendu.<br />
- Et ce fils aimant, dont les chastes lèvres s’entr’ouvrent à peine aux baisers <strong>de</strong> l’aurore <strong>de</strong><br />
vie.<br />
- Mère, il m’étrangle... Père, secourez-moi... Je ne puis plus respirer... Votre bénédiction!<br />
Un cri d’ironie immense s’est élevé dans les airs. Voyez comme les aigles, étourdis, tombent<br />
du haut <strong>de</strong>s nuages, en roulant sur eux-mêmes, littéralement foudroyés par la colonne d’air.<br />
- Son coeur ne bat plus...Et celle-ci est morte, en même temps que le fruit <strong>de</strong> ses entrailles,<br />
fruit que je ne reconnais plus, tant il est défiguré... Mon épouse! Mon fils!... Je me rappelle un<br />
temps lointain où je fus époux et père.<br />
Il s’était dit, <strong>de</strong>vant le tableau qui s’offrit à ses yeux, qu’il ne supporterait pas cette injustice.<br />
S’il est efficace, le pouvoir que lui ont accordé les esprits infernaux, ou plutôt qu’il tirer <strong>de</strong> luimême,<br />
cet enfant, avant que la nuit s’écoule, ne <strong>de</strong>vait plus être.<br />
*<br />
Celui qui ne sait pas pleurer (car il a toujours refoulé la souffrance en <strong>de</strong>dans) remarqua<br />
qu’il se trouvait en Norvège. Aux îles Foeroé, il assista à la recherche <strong>de</strong>s nids d’oiseaux <strong>de</strong> mer,<br />
dans les crevasses à pic, et s’étonna que la cor<strong>de</strong> <strong>de</strong> trois cents mètres, qui retient l’explorateur au<strong>de</strong>ssus<br />
du précipice, fût choisie d’une telle solidité. Il voyait là, quoi qu’on dise, un exemple frappant<br />
<strong>de</strong> la bonté humaine, et il ne pouvait en croire ses yeux. Si c’était lui qui eût dû préparer la<br />
cor<strong>de</strong>, il aurait fait <strong>de</strong>s entailles en plusieurs endroits, afin qu’elle se coupât, et précipitât le chasseur<br />
dans la mer! Un soir, il se dirigea vers un cimetière, et les adolescents qui trouvent du plaisir à vio-
ler les cadavres <strong>de</strong> belles femmes mortes <strong>de</strong>puis peu, purent, s’ils le voulurent, entendre la conversation<br />
suivante, perdue dans le tableau d’une action qui va se dérouler en même temps.<br />
- N’est-ce pas, fossoyeur, que tu voudras creuser avec moi? Un cachalot s’élève peu à peu<br />
du fond <strong>de</strong> la mer, et montre sa tête au-<strong>de</strong>ssus <strong>de</strong>s eaux, pour voir le navire qui passe dans ces parages<br />
solitaires. La curiosité naquit avec l’univers.<br />
- Ami, il m’est impossible d’échanger <strong>de</strong>s idées avec toi. Il y a longtemps que les doux<br />
rayons <strong>de</strong> la lune font briller le marbre <strong>de</strong>s tombeaux. C’est l’heure silencieuse où plus d’un être<br />
humain rêve qu’il voit apparaître <strong>de</strong>s femmes enchaînées, traînant leurs linceuls, couverts <strong>de</strong> taches<br />
<strong>de</strong> sang, comme un ciel noir, d’étoiles. Celui qui dort pousse <strong>de</strong>s gémissements, pareils à ceux d’un<br />
condamné à mort, jusqu’à ce qu’il se réveille, et s’aperçoive que la réalité est trois fois pire que le<br />
rêve. Je dois finir <strong>de</strong> creuser cette fosse, avec ma bêche infatigable, afin qu’elle soit prête <strong>de</strong>main<br />
matin. Pour faire un travail sérieux, il ne faut pas faire <strong>de</strong>ux choses à la fois.<br />
- Il croit que creuser une fosse est un travail sérieux! Tu crois que creuser une fosse est un<br />
travail sérieux!<br />
- Lorsque le sauvage pélican se résout à donner sa poitrine à dévorer à ses petits, n’ayant<br />
pour témoin que celui qui sut créer un pareil amour, afin <strong>de</strong> faire honte aux hommes, quoique le<br />
sacrifice soit grand, cet acte se comprend. Lorsqu’un jeune homme voit, dans les bras <strong>de</strong> son ami,<br />
une femme qu’il idolâtrait, il se met alors à fumer un cigare; il ne sort pas <strong>de</strong> la maison, et se noue<br />
d’une amitié indissoluble avec la douleur; cet acte se comprend. Quand un élève interne, dans un<br />
lycée, est gouverné, pendant <strong>de</strong>s années qui sont <strong>de</strong>s siècles, du matin jusqu’au soir et du soir jusqu’au<br />
len<strong>de</strong>main, par un paria <strong>de</strong> la civilisation, qui a constamment les yeux sur lui, il sent les flots<br />
tumultueux d’une haine vivace monter, comme une épaisse fumée, à son cerveau, qui lui paraît près<br />
d’éclater. Depuis le moment où on l’a jeté dans la prison, jusqu’à celui, qui s’approche, où il en<br />
sortira, une fièvre intense lui jaunit la face, rapproche ses sourcils, et lui creuse les yeux. La nuit, il<br />
réfléchit, parce qu’il ne veut pas dormir. Le jour, sa pensée s’élance au-<strong>de</strong>ssus <strong>de</strong>s murailles <strong>de</strong> la<br />
<strong>de</strong>meure <strong>de</strong> l’abrutissement, jusqu’au moment où il s’échappe, ou qu’on le rejette, comme un pestiféré,<br />
<strong>de</strong> ce cloître éternel; cet acte se comprend. Creuser une fosse dépasse souvent les forces <strong>de</strong> la<br />
nature. Comment veux-tu, étranger, que la pioche remue cette terre, qui d’abord nous nourrit, et<br />
puis nous donne un lit commo<strong>de</strong>, préservé du vent <strong>de</strong> l’hiver soufflant avec furie dans ces froi<strong>de</strong>s<br />
contrées, lorsque celui qui tient la pioche, <strong>de</strong> ses tremblantes mains, après avoir toute la journée<br />
palpé convulsivement les joues <strong>de</strong>s anciens vivants qui rentrent dans son royaume, voit, le soir, <strong>de</strong>vant<br />
lui, écrit en lettres <strong>de</strong> flamme, sur chaque croix <strong>de</strong> bois, l’énoncé du problème effrayant que<br />
l’humanité n’a pas encore résolu: la mortalité ou l’immortalité <strong>de</strong> l’âme. Le créateur <strong>de</strong> l’univers, je<br />
lui ai toujours conservé mon amour; mais si, après la mort, nous ne <strong>de</strong>vons plus exister, pourquoi<br />
vois-je, la plupart <strong>de</strong>s nuits, chaque tombe s’ouvrir, et leurs habitants soulever doucement les couvercles<br />
<strong>de</strong> plomb, pour aller respirer l’air frais.<br />
- Arrête-toi dans ton travail. L’émotion t’enlève tes forces; tu me parais faible comme le<br />
roseau; ce serait une gran<strong>de</strong> folie <strong>de</strong> continuer. Je suis fort; je vais prendre ta place. Toi, mets-toi à<br />
l’écart; tu me donneras <strong>de</strong>s conseils, si je ne fais pas bien.<br />
- Que tes bras sont musculeux, et qu’il y a du plaisir à te regar<strong>de</strong>r bêcher la terre avec tant <strong>de</strong><br />
facilité.<br />
- Il ne faut pas qu’un doute inutile tourmente ta pensée: toutes ces tombes, qui sont éparses<br />
dans un cimetière, comme les fleurs dans une prairie, comparaison qui manque <strong>de</strong> vérité, sont dignes<br />
d’être mesurées avec le compas serein du philosophe. <strong>Les</strong> hallucinations dangereuses peuvent<br />
venir le jour; mais elles viennent surtout la nuit. Par conséquent, ne t’étonne pas <strong>de</strong>s visions fantastiques<br />
que tes yeux semblent apercevoir. Pendant le jour, lorsque l’esprit est en repos, interroge ta<br />
conscience; elle te dira, avec sûreté, que le Dieu qui a créé l’homme avec une parcelle <strong>de</strong> sa propre<br />
intelligence possè<strong>de</strong> une bonté sans limites, et recevra, après la mort terrestre, ce chef-d’oeuvre<br />
dans son sein. Fossoyeur, pourquoi pleures-tu? Pourquoi ces larmes, pareilles à celles d’une<br />
femme? Rappelle-toi-le bien; nous sommes sur ce vaisseau démâté pour souffrir. C’est un mérite,<br />
pour l’homme, que Dieu l’ait jugé capable <strong>de</strong> vaincre ses souffrances les plus graves. Parle, et puis-
que, d’après tes voeux les plus chers, l’on ne souffrirait pas, dis en quoi consisterait alors la vertu,<br />
idéal que chacun s’efforce d’atteindre, si ta langue est faite comme celle <strong>de</strong>s autres hommes.<br />
- Où suis-je? N’ai-je pas changé <strong>de</strong> caractère? Je sens un souffle puissant <strong>de</strong> consolation<br />
effleurer mon front rasséréné, comme la brise du printemps ranime l’espérance <strong>de</strong>s vieillards. Quel<br />
est cet homme dont le langage sublime a dit <strong>de</strong>s choses que le premier venu n’aurait pas prononcées?<br />
Quelle beauté <strong>de</strong> musique dans la mélodie incomparable <strong>de</strong> sa voix! Je préfère l’entendre parler,<br />
que chanter d’autres. Cependant, plus je l’observe, plus sa figure n’est pas franche.<br />
L’expression générale <strong>de</strong> ses traits contraste singulièrement avec ces paroles que l’amour <strong>de</strong> Dieu<br />
seul a pu inspirer. Son front, ridé <strong>de</strong> quelques plis, est marqué d'un stigmate indélébile. Ce stigmate,<br />
qui l’a vieilli avant l’âge, est-il honorable ou est-il infâme? Ses ri<strong>de</strong>s doivent-elles être regardées<br />
avec vénération? Je l’ignore, et je crains <strong>de</strong> le savoir. Quoiqu’il dise ce qu’il ne pense pas, je crois<br />
néanmoins qu’il a <strong>de</strong>s raisons pour agir comme il l’a fait, excité par les restes en lambeaux d’une<br />
charité détruite en lui. Il est absorbé dans <strong>de</strong>s méditations qui me sont inconnues, et il redouble<br />
d’activité dans un travail ardu qu’il n’a pas l’habitu<strong>de</strong> d’entreprendre. La sueur mouille sa peau; il<br />
ne s’en aperçoit pas. Il est plus triste que les sentiments qu’inspire la vue d’un enfant au berceau.<br />
Oh! comme il est sombre!... D’où sors-tu?... Étranger, permets que je te touche, et que mes mains,<br />
qui étreignent rarement celles <strong>de</strong>s vivants, s’imposent sur la noblesse <strong>de</strong> ton corps. Quoi qu’il en<br />
arrive, je saurais à quoi m’en tenir. Ces cheveux sont les plus beaux que j’aie touchés dans ma vie.<br />
Qui serait assez audacieux pour constater que je ne connais pas la qualité <strong>de</strong>s cheveux?<br />
- Que me veux-tu, quand je creuse une tombe? Le lion ne souhaite pas qu’on l’agace, quand<br />
il se repaît. Si tu ne le sais pas, je te l’apprends. Allons, dépêche-toi; accomplis ce que tu désires.<br />
- Ce qui frissonne à mon contact, en me faisant frissonner moi-même, est <strong>de</strong> la chair, à n’en<br />
pas douter. Il est vrai... je ne rêve pas! Qui donc es-tu, toi, qui te penches là pour creuser une tombe,<br />
tandis que, comme un paresseux qui mange le pain <strong>de</strong>s autres, je ne fais rien. C’est l’heure <strong>de</strong> dormir,<br />
ou <strong>de</strong> sacrifier son repos à la science. En tout cas, nul n’est absent <strong>de</strong> sa maison, et se gar<strong>de</strong> <strong>de</strong><br />
laisser la porte ouverte, pour ne pas laisser entrer les voleurs. Il s’enferme dans sa chambre, le<br />
mieux qu’il peut, tandis que les ombres <strong>de</strong> la vieille cheminée savent encore réchauffer la salle d’un<br />
reste <strong>de</strong> chaleur. Toi, tu ne fais pas comme les autres; tes habits indiquent un habitant <strong>de</strong> quelque<br />
pays lointain.<br />
- Quoique je ne sois pas fatigué, il est inutile <strong>de</strong> creuser la fosse davantage. Maintenant, déshabille-moi;<br />
puis, tu me mettras <strong>de</strong>dans.<br />
- La conversation, que nous avons tous les <strong>de</strong>ux, <strong>de</strong>puis quelques instants, est si étrange, que<br />
je ne sais que te répondre... Je crois qu’il veut rire.<br />
- Oui, oui, c’est vrai, je voulais rire; ne fais plus attention à ce que j’ai dit.<br />
Il s’est affaissé, et le fossoyeur s’est empressé <strong>de</strong> le soutenir!<br />
- Qu’as-tu?<br />
- Oui, oui, c’est vrai, j’avais menti... j’étais fatigué quand j’ai abandonné la pioche... c’est la<br />
première fois que j’entreprenais ce travail... ne fais plus attention à ce que j’ai dit.<br />
- Mon opinion prend <strong>de</strong> plus en plus <strong>de</strong> la consistance: c’est quelqu’un qui a <strong>de</strong>s chagrins<br />
épouvantables. Que le ciel m’ôte la pensée <strong>de</strong> l’interroger. Je préfère rester dans l’incertitu<strong>de</strong>, tant il<br />
m’inspire <strong>de</strong> la pitié. Puis, il ne voudrait pas me répondre, cela est certain: c’est souffrir <strong>de</strong>ux fois<br />
que <strong>de</strong> communiquer son coeur en cet état anormal.<br />
- Laisse-moi sortir <strong>de</strong> ce cimetière; je continuerai ma route.<br />
- Tes jambes ne te soutiennent point; tu t’égarerais, pendant que tu cheminerais. Mon <strong>de</strong>voir<br />
est <strong>de</strong> t’offrir un lit grossier; je n’en ai pas d’autre. Aie confiance en moi; car, l’hospitalité ne <strong>de</strong>man<strong>de</strong>ra<br />
point la violation <strong>de</strong> tes secrets.<br />
- O pou vénérable, toi dont le corps est dépourvu d’élytres, tu me reprocheras avec aigreur<br />
<strong>de</strong> ne pas aimer suffisamment ta sublime intelligence, qui ne se laisse pas lire; peut-être avais-tu<br />
raison, puisque je ne sens même pas <strong>de</strong> la reconnaissance pour celui-ci. Fanal <strong>de</strong> <strong>Maldoror</strong>, où gui<strong>de</strong>s-tu<br />
ses pas?<br />
- Chez moi. Que tu sois un criminel, qui n’a pas eu la précaution <strong>de</strong> laver sa main droite,<br />
avec du savon, après avoir commis son forfait, et facile à reconnaître, par l’inspection <strong>de</strong> cette
main; ou un frère qui a perdu sa soeur; ou quelque monarque dépossédé, fuyant <strong>de</strong> ses royaumes,<br />
mon palais vraiment grandiose, est digne <strong>de</strong> te recevoir. Il n’a pas été construit avec du diamant et<br />
<strong>de</strong>s pierres précieuses, car ce n’est qu’une pauvre chaumière, mal bâtie; mais, cette chaumière célèbre<br />
a un passé historique que le présent renouvelle et continue sans cesse. Si elle pouvait parler, elle<br />
t’étonnerait, toi, qui me parais ne t’étonner <strong>de</strong> rien. Que <strong>de</strong> fois, en même temps qu’elle, j’ai vu défiler,<br />
<strong>de</strong>vant moi, les bières funéraires, contenant <strong>de</strong>s os bien plus vermoulus que le bois <strong>de</strong> ma<br />
porte, contre laquelle je m’appuyai. Mes innombrables sujets augmentent chaque jour. Je n’ai pas<br />
besoin <strong>de</strong> faire, à <strong>de</strong>s pério<strong>de</strong>s fixes, aucun recensement pour m’en apercevoir. Ici, c’est comme<br />
chez les vivants; chacun paie un impôt, proportionnel à la richesse <strong>de</strong> la <strong>de</strong>meure qu’il s’est choisie;<br />
et, si quelque avare refusait <strong>de</strong> délivrer sa quote-part, j’ai ordre, en parlant à sa personne, <strong>de</strong> faire<br />
comme les huissiers: il ne manque pas <strong>de</strong> chacals et <strong>de</strong> vautours qui désireraient faire un bon repas.<br />
J’ai vu se ranger, sous les drapeaux <strong>de</strong> la mort, celui qui fut beau; celui qui, après sa vie, n’a pas<br />
enlaidi; l’homme, la femme, le mendiant, les fils <strong>de</strong> rois; les illusions <strong>de</strong> la jeunesse; les squelettes<br />
<strong>de</strong>s vieillards; le génie, la folie; la paresse, son contraire; celui qui fut faux, celui qui fut vrai; le<br />
masque <strong>de</strong> l’orgueilleux, la mo<strong>de</strong>stie <strong>de</strong> l’humble; le vice couronné <strong>de</strong> fleurs et l’innocence trahie.<br />
- Non certes, je ne refuse pas ta couche, qui est digne <strong>de</strong> moi, jusqu’à ce que l’aurore vienne,<br />
qui ne tar<strong>de</strong>ra point. Je te remercie <strong>de</strong> ta bienveillance... Fossoyeur, il est beau <strong>de</strong> contempler les<br />
ruines <strong>de</strong>s cités; mais, il est plus beau <strong>de</strong> contempler les ruines <strong>de</strong>s humains!<br />
*<br />
Le frère <strong>de</strong> la sangsue marchait à pas lents dans la forêt. Il s’arrête à plusieurs reprises, en<br />
ouvrant la bouche pour parler. Mais, chaque fois, sa gorge se resserre, et refoule en arrière l’effort<br />
avorté. Enfin, il s’écrie: “Homme, lorsque tu rencontres un chien mort retourné, appuyé contre une<br />
écluse qui l’empêche <strong>de</strong> partir, n’aille pas, comme les autres, prendre avec ta main, les vers qui sortent<br />
<strong>de</strong> son ventre gonflé, les considérer avec étonnement, ouvrir un couteau, puis en dépecer un<br />
grand nombre, en te disant que, toi aussi, tu ne seras pas plus que ce chien. Quel mystère cherchestu?<br />
Ni moi, ni les quatre pattes nageoires <strong>de</strong> l’ours marin <strong>de</strong> l’océan Boréal, n’avons pu trouver le<br />
problème <strong>de</strong> la vie. Prends gar<strong>de</strong>, la nuit s’approche, et tu es là <strong>de</strong>puis le matin. Que dira ta famille,<br />
avec ta petite soeur, <strong>de</strong> te voir si tard arriver? Lave tes mains, reprends ta route, qui va où tu dors...<br />
Quel est cet être, là-bas, à l’horizon, et qui ose approcher <strong>de</strong> moi, sans peur, à sauts obliques et<br />
tourmentés; et quelle majesté, mêlée d’une douceur sereine! Son regard, quoique doux, est profond.<br />
Ses paupières énormes jouent avec la brise, et paraissent vivre. En fixant ses yeux monstrueux, mon<br />
corps tremble; et c’est la première fois, <strong>de</strong>puis que j’ai sucé les sèches mamelles <strong>de</strong> ce qu’on appelle<br />
une mère. Il y a comme une auréole <strong>de</strong> lumière éblouissante autour <strong>de</strong> lui. Quand il a parlé,<br />
tout s’est tu dans la nature, et a éprouvé un grand frisson. Puisqu’il te plaît <strong>de</strong> venir à moi, comme<br />
attiré par un aimant, je ne m’y opposerai pas. Qu’il est beau! Ça me fait <strong>de</strong> la peine <strong>de</strong> te le dire. Tu<br />
dois être puissant; car, tu as une figure plus qu’humaine, triste comme l’univers, belle comme le<br />
suici<strong>de</strong>. Je t’abhorre autant que je le peux; et je préfère voir un serpent, entrelacé autour <strong>de</strong> mon cou<br />
<strong>de</strong>puis le commencement <strong>de</strong>s siècles, que non pas tes yeux... Comment!... c’est toi, crapaud!... gros<br />
crapaud!... infortuné crapaud!... Pardonne!... Pardonne!... pardonne!... que viens-tu faire sur cette<br />
terre où sont les maudits? Mais, qu’as-tu donc fait <strong>de</strong> tes pustules visqueuses et féti<strong>de</strong>s, pour avoir<br />
l’air si doux? Quand tu <strong>de</strong>scendis d’en haut, par un ordre supérieur, avec la mission <strong>de</strong> consoler les<br />
diverses races d’êtres existants, tu t’abattis sur la terre, avec la rapidité du milan, les ailes non fatiguées<br />
<strong>de</strong> cette longue, magnifique course; je te vis! Pauvre crapaud! Comme alors je pensais à<br />
l’infini, en même temps qu’à ma faiblesse. “ Un <strong>de</strong> plus qui est supérieur à ceux <strong>de</strong> la terre, me disais-je:<br />
cela, par la volonté divine. Moi, pourquoi pas aussi? À quoi bon l’injustice, dans les décrets<br />
suprêmes? Est-il insensé, le Créateur; cependant le plus fort, dont la colère est terrible!” Depuis que<br />
tu m’es apparu, monarque <strong>de</strong>s étangs et <strong>de</strong>s marécages! couvert d’une gloire qui n’appartient qu’à<br />
Dieu, tu m’as en partie consolé; mais, ma raison chancelante s’abîme <strong>de</strong>vant tant <strong>de</strong> gran<strong>de</strong>ur! Qui<br />
es-tu donc? Reste... oh! Reste encore sur cette terre! Replie tes blanches ailes, et ne regar<strong>de</strong> pas en<br />
haut, avec <strong>de</strong>s paupières inquiètes...Si tu pars, partons ensemble!” Le crapaud s’assit sur ses cuisses
<strong>de</strong> <strong>de</strong>rrière (qui ressemblent tant à celles <strong>de</strong> l’homme!) et, pendant que les limaces, les cloportes et<br />
les limaçons s’enfuyaient à la vue <strong>de</strong> leur ennemi mortel, prit la parole en ces termes: “<strong>Maldoror</strong>,<br />
écoute-moi. Remarque ma figure, calme comme un miroir, et je crois avoir une intelligence égale à<br />
la tienne. Un jour, tu m’appelas le soutien <strong>de</strong> ta vie. Depuis lors, je n’ai pas démenti la confiance<br />
que tu m’avais vouée. Je ne suis qu’un simple habitant <strong>de</strong>s roseaux, c’est vrai; mais, grâce à ton<br />
propre contact, ne prenant que ce qu’il y avait <strong>de</strong> beau en toi, ma raison s’est agrandie, et je puis te<br />
parler. Je suis venu vers toi, afin <strong>de</strong> te retirer <strong>de</strong> l’abîme. Ceux qui s’intitulent tes amis te regar<strong>de</strong>nt,<br />
frappés <strong>de</strong> consternation, chaque fois qu’ils te rencontrent, pâle et voûté, dans les théâtres, dans les<br />
places publiques, ou pressant, <strong>de</strong> <strong>de</strong>ux cuisses nerveuses, ce cheval qui ne galope que pendant la<br />
nuit, tandis qu’il porte son maître-fantôme, enveloppé dans un long manteau noir. Abandonne ces<br />
pensées, qui ren<strong>de</strong>nt ton coeur vi<strong>de</strong> comme un désert; elles sont plus brûlantes que le feu. Ton esprit<br />
est tellement mala<strong>de</strong> que tu ne t’en aperçois pas, et que tu crois être dans ton naturel, chaque fois<br />
qu’il sort <strong>de</strong> ta bouche <strong>de</strong>s paroles insensées, quoique pleines d’une infernale gran<strong>de</strong>ur. Malheureux!<br />
qu’as-tu dit <strong>de</strong>puis le jour <strong>de</strong> ta naissance? O triste reste d’une intelligence immortelle, que<br />
Dieu avait créée avec tant d’amour! Tu n’as engendré que <strong>de</strong>s malédictions, plus affreuses que la<br />
vue <strong>de</strong> panthères affamées! Moi, je préférerais avoir les paupières collées, mon corps manquant <strong>de</strong>s<br />
jambes et <strong>de</strong>s bras, avoir assassiné un homme, que ne pas être toi! Parce que je te hais. Pourquoi<br />
avoir ce caractère qui m’étonne? De quel droit viens-tu sur cette terre, pour tourner en dérision ceux<br />
qui l’habitent, épave pourrie, ballottée par le scepticisme? Si tu ne t’y plais pas, il faut retourner<br />
dans les sphères d’où tu viens. Un habitant <strong>de</strong>s cités ne doit pas rési<strong>de</strong>r dans les villages, pareil à un<br />
étranger. Nous savons que, dans les espaces, il existe <strong>de</strong>s sphères plus spacieuses que la nôtre, et<br />
donc les esprits ont une intelligence que nous ne pouvons même pas concevoir. Eh bien, va-t’en!...<br />
retire-toi <strong>de</strong> ce sol mobile!... montre enfin ton essence divine, que tu as cachée jusqu’ici; et, le plus<br />
tôt possible, dirige ton vol ascendant vers la sphère, que nous n’envions point, orgueilleux que tu<br />
es! Car, je ne suis pas parvenu à reconnaître si tu es un homme ou plus qu’un homme! Adieu donc;<br />
n’espère plus retrouver le crapaud sur ton passage. Tu es la cause <strong>de</strong> ma mort. Moi, je pars pour<br />
l’éternité, afin d’implorer ton pardon!”<br />
*<br />
S’il est quelquefois logique <strong>de</strong> s’en rapporter à l’apparence <strong>de</strong>s phénomènes, ce premier<br />
chant finit ici. Ne soyez pas sévère pour celui qui ne fait encore qu’essayer sa lyre: elle rend un son<br />
si étrange! Cependant, si vous voulez être impartial, vous reconnaîtrez déjà une empreinte forte, au<br />
milieu <strong>de</strong>s imperfections. Quand moi, je vais me remettre au travail, pour faire paraître un <strong>de</strong>uxième<br />
chant, dans un laps <strong>de</strong> temps qui ne soit pas trop retardé. La fin du dix-neuvième siècle verra son<br />
poète (cependant, au début, il ne doit pas commencer par un chef d’oeuvre, mais suivre la loi <strong>de</strong> la<br />
nature); il est né sur les rives américaines, à l’embouchure <strong>de</strong> la Plata, là où <strong>de</strong>ux peuples, jadis rivaux,<br />
s’efforcent actuellement <strong>de</strong> se surpasser par le progrès matériel et moral. Buenos-Ayres, la<br />
reine du Sud, et Montevi<strong>de</strong>o, la coquette, se ten<strong>de</strong>nt une main amie, à travers les eaux argentines du<br />
grand estuaire. Mais, la guerre éternelle a placé son empire <strong>de</strong>structeur sur les campagnes, et moissonne<br />
avec joie <strong>de</strong>s victimes nombreuses. Adieu, vieillard, et pense à moi, si tu m’as lu. Toi, jeune<br />
homme, ne désespère point; car, tu as un ami dans le vampire, malgré ton opinion contraire. En<br />
comptant l’acarus sarcopte qui produit la gale, tu auras <strong>de</strong>ux amis!<br />
<br />
Fin du premier chant<br />
Chant <strong>de</strong>uxième
Où est-il passé ce premier chant <strong>de</strong> <strong>Maldoror</strong>, <strong>de</strong>puis que sa bouche, pleine <strong>de</strong>s feuilles <strong>de</strong> la<br />
belladone, le laissa échapper, à travers les royaumes <strong>de</strong> la colère, dans un moment <strong>de</strong> réflexion? Où<br />
est passé ce chant... On ne le sait pas au juste. Ce ne sont pas les arbres, ni les vents qui l’ont gardé.<br />
Et la morale, qui passait dans cet endroit, ne présageant pas qu’elle avait, dans ces pages incan<strong>de</strong>scentes,<br />
un défenseur énergique, l’a vu se diriger, d’un pas ferme et droit, vers les recoins obscurs et<br />
les fibres secrètes <strong>de</strong>s consciences. Ce qui est du moins acquis à la science, c’est que, <strong>de</strong>puis ce<br />
temps, l’homme, à la figure <strong>de</strong> crapaud, ne se reconnaît plus lui-même, et tombe souvent dans <strong>de</strong>s<br />
accès <strong>de</strong> fureur qui le font ressembler à une bête <strong>de</strong>s bois. Ce n’est pas sa faute. Dans tous les<br />
temps, il avait cru, les paupières ployant sous les résédas <strong>de</strong> la mo<strong>de</strong>stie, qu’il n’était composé que<br />
<strong>de</strong> bien et d’une quantité minime <strong>de</strong> mal. Brusquement je lui ai appris, en découvrant au plein jour<br />
son coeur et ses trames, qu’au contraire il n’est composé que <strong>de</strong> mal, et d’une quantité minime <strong>de</strong><br />
bien que les législateurs ont <strong>de</strong> la peine à ne pas laisser évaporer. Je voudrais qu’il ne ressente pas,<br />
moi, qui ne lui apprends rien <strong>de</strong> nouveau, une honte éternelle pour mes amères vérités; mais, la réalisation<br />
<strong>de</strong> ce souhait ne serait pas conforme aux lois <strong>de</strong> la nature. En effet, j’arrache le masque à<br />
sa figure traîtresse et pleine <strong>de</strong> boue, et je fais tomber un à un, comme <strong>de</strong>s boules d’ivoire sur un<br />
bassin d’argent, les mensonges sublimes avec lesquels il se trompe lui-même: il est alors compréhensible<br />
qu’il n’ordonne pas au calme d’imposer les mains sur son visage, même quand la raison<br />
disperse les ténèbres <strong>de</strong> l’orgueil. C’est pourquoi, le héros que je mets en scène s’est attiré une<br />
haine irréconciliable, en attaquant l’humanité, qui se croyait invulnérable, par la brèche d’absur<strong>de</strong>s<br />
tira<strong>de</strong>s philanthropiques; elles sont entassées, comme <strong>de</strong>s grains <strong>de</strong> sable, dans ses livres, dont je<br />
suis quelquefois sur le point, quand la raison m’abandonne, d’estimer le comique si cocasse, mais<br />
ennuyant. Il l’avait prévu. Il ne suffit pas <strong>de</strong> sculpter la statue <strong>de</strong> la bonté sur le fronton <strong>de</strong>s parchemins<br />
que contiennent les bibliothèques. O être humain! te voilà maintenant, nu comme un ver, en<br />
présence <strong>de</strong> mon glaive <strong>de</strong> diamant! Abandonne ta métho<strong>de</strong>; il n’est plus temps <strong>de</strong> faire<br />
l’orgueilleux: j’élance vers toi ma prière, dans l’attitu<strong>de</strong> <strong>de</strong> la prosternation. Il y a quelqu’un qui<br />
observe les moindres mouvements <strong>de</strong> ta coupable vie; tu es enveloppé par les réseaux subtils <strong>de</strong> sa<br />
perspicacité acharnée. Ne te fie pas à lui, quand il tourne les reins; car, il te regar<strong>de</strong>; ne te fie pas à<br />
lui, quand il ferme les yeux; car, il te regar<strong>de</strong> encore. Il est difficile <strong>de</strong> supposer que, touchant les<br />
ruses et la méchanceté, ta redoutable résolution soit <strong>de</strong> surpasser l’enfant <strong>de</strong> mon imagination. Ses<br />
moindres coups portent. Avec <strong>de</strong>s précautions, il est possible d’apprendre à celui qui croit l’ignorer<br />
que les loups et les brigands ne se dévorent pas entre eux: ce n’est peut-être pas leur coutume. Par<br />
conséquent, remets sans peur, entre ses mains, le soin <strong>de</strong> ton existence: il la conduira d’une manière<br />
qu’il connaît. Ne crois pas à l’intention qu’il fait reluire au soleil <strong>de</strong> te corriger; car, tu l’intéresses<br />
médiocrement, pour ne pas dire moins; encore n’approché-je pas, <strong>de</strong> la vérité totale, la bienveillante<br />
mesure <strong>de</strong> ma vérification. Mais, c’est qu’il aime à te faire du mal, dans la légitime persuasion que<br />
tu <strong>de</strong>viennes aussi méchant que lui, et que tu l’accompagnes dans le gouffre béant <strong>de</strong> l’enfer, quand<br />
cette heure sonnera. Sa place est <strong>de</strong>puis longtemps marquée, à l’endroit où l’on remarque une potence<br />
en fer, à laquelle sont suspendus <strong>de</strong>s chaînes et <strong>de</strong>s carcans. Quand la <strong>de</strong>stinée l’y portera, le<br />
funèbre entonnoir n’aura jamais goûté <strong>de</strong> proie plus savoureuse, ni lui contemplé <strong>de</strong> <strong>de</strong>meure plus<br />
convenable. Il me semble que je parle d’une manière intentionnellement paternelle, et que<br />
l’humanité n’a pas le droit <strong>de</strong> se plaindre.<br />
*<br />
Je saisis la plume qui va construire le <strong>de</strong>uxième chant...instrument arraché aux ailes <strong>de</strong> quelque<br />
pygargue roux! Mais... qu’ont-ils donc mes doigts? <strong>Les</strong> articulations <strong>de</strong>meurent paralysées, dès<br />
que je commence mon travail. Cependant, j’ai besoin d’écrire... C’est impossible! Eh bien, je répète<br />
que j’ai besoin d’écrire ma pensée: j’ai le droit, comme un autre, <strong>de</strong> me soumettre à cette loi naturelle...<br />
Mais non, mais non, la plume reste inerte!... Tenez, voyez, à travers les campagnes, l’éclair<br />
qui brille au loin. L’orage parcourt l’espace. Il pleut... Il pleut toujours. Comme il pleut!... La foudre<br />
a éclaté... elle s’est abattue sur ma fenêtre entr’ouverte, et m’a étendu sur le carreau, frappé au
front. Pauvre jeune homme! ton visage était déjà assez maquillé par les ri<strong>de</strong>s précoces et la difformité<br />
<strong>de</strong> naissance, pour ne pas avoir besoin, en outre, <strong>de</strong> cette longue cicatrice sulfureuse! (Je viens<br />
<strong>de</strong> supposer que la blessure est guérie, ce qui n’arrivera pas <strong>de</strong> sitôt.) Pourquoi cet orage, et pourquoi<br />
la paralysie <strong>de</strong> mes doigts? Est-ce un avertissement d’en haut pour m’empêcher d’écrire, et <strong>de</strong><br />
mieux considérer ce à quoi je m’expose, en distillant la bave <strong>de</strong> ma bouche carrée? Mais, cet orage<br />
ne m’a pas causé la crainte. Que m’importerait une légion d’orages! Ces agents <strong>de</strong> la police céleste<br />
accomplissent avec zèle leur pénible <strong>de</strong>voir, si j’en juge sommairement par mon front blessé. Je n’ai<br />
pas à remercier le Tout-Puissant <strong>de</strong> son adresse remarquable; il a envoyé la foudre <strong>de</strong> manière à<br />
couper précisément mon visage en <strong>de</strong>ux, à partir du front, endroit où la blessure a été la plus dangereuse:<br />
qu’un autre le félicite! Mais, les orages attaquent quelqu’un <strong>de</strong> plus fort qu’eux. Ainsi donc,<br />
horrible Éternel, à la figure <strong>de</strong> vipère, il a fallu que, non content d’avoir placé mon âme entre les<br />
frontières <strong>de</strong> la folie et les pensées <strong>de</strong> fureur qui tuent d’une manière lente, tu aies cru, en outre,<br />
convenable à ta majesté, après un mûr examen, <strong>de</strong> faire sortir <strong>de</strong> mon front une coupe <strong>de</strong> sang!...<br />
Mais, enfin, qui te dit quelque chose? Tu sais que je ne t’aime pas, et qu’au contraire je te hais:<br />
pourquoi insistes-tu? Quand ta conduite voudra-t-elle cesser <strong>de</strong> s’envelopper <strong>de</strong>s apparences <strong>de</strong> la<br />
bizarrerie? Parle-moi franchement, comme à un ami: est-ce que tu ne te doutes pas, enfin, que tu<br />
montres, dans ta persécution odieuse, un empressement naïf, dont aucun <strong>de</strong> tes séraphins n’oserait<br />
faire ressortir le complet ridicule? Quelle colère te prend? Sache que, si tu me laissais vivre à l’abri<br />
<strong>de</strong> tes poursuites, ma reconnaissance t’appartiendrait... Allons, Sultan, avec ta langue, débarrassemoi<br />
<strong>de</strong> ce sang qui salit le parquet. Le bandage est fini: mon front étanché a été lavé avec <strong>de</strong> l’eau<br />
salée, et j’ai croisé <strong>de</strong>s ban<strong>de</strong>lettes à travers mon visage. Le résultat n’est pas infini: quatre chemises,<br />
pleines <strong>de</strong> sang et <strong>de</strong>ux mouchoirs. On ne croirait pas, au premier abord, que <strong>Maldoror</strong> contînt<br />
tant <strong>de</strong> sang dans ses artères; car, sur sa figure, ne brillent que les reflets du cadavre. Mais, enfin,<br />
c’est comme ça. Peut-être que c’est à peu près tout le sang que pût contenir son corps, et il est assez<br />
probable qu’il n’en reste pas beaucoup. Assez, assez, chien avi<strong>de</strong>; laisse le parquet tel qu’il est; tu<br />
as le ventre rempli. Il ne faut pas continuer <strong>de</strong> boire; car, tu ne tar<strong>de</strong>rais pas à vomir. Tu es convenablement<br />
repu, va te coucher dans le chenil; estime-toi nager dans le bonheur; car, tu ne penseras<br />
pas à la faim, pendant trois jours immenses, grâce aux globules que tu as <strong>de</strong>scendus dans ton gosier<br />
avec une satisfaction solennellement visible. Toi, Léman, prends un balai; je voudrais aussi en<br />
prendre un, mais je n’en ai pas la force. Remets tes pleurs dans le fourreau; sinon, je croirais que tu<br />
n’as pas le courage <strong>de</strong> contempler, avec sang-froid, la gran<strong>de</strong> balafre, occasionnée par un supplice<br />
déjà perdu pour moi dans la nuit <strong>de</strong>s temps passés. Tu iras chercher à la fontaine <strong>de</strong>ux seaux d’eau.<br />
Une fois le parquet lavé, tu mettras ces linges dans la chambre voisine. Si la blanchisseuse revient<br />
ce soir, comme elle doit le faire, tu les lui remettras; mais, comme il a plu beaucoup <strong>de</strong>puis une<br />
heure, et qu’il continue <strong>de</strong> pleuvoir, je ne crois pas qu’elle sorte <strong>de</strong> chez elle; alors, elle viendra<br />
<strong>de</strong>main matin. Si elle te <strong>de</strong>man<strong>de</strong> d’où vient tout ce sang, tu n’es pas obligé <strong>de</strong> lui répondre. Oh!<br />
que je suis faible! N’importe; j’aurai cependant la force <strong>de</strong> soulever le porte-plume, et le courage <strong>de</strong><br />
creuser ma pensée. Qu’a-t-il rapporté le Créateur <strong>de</strong> me tracasser, comme si j’étais un enfant, par un<br />
orage qui porte la foudre? Je n’en persiste pas moins dans ma résolution d’écrire. Ces ban<strong>de</strong>lettes<br />
m’embêtent, et l’atmosphère <strong>de</strong> ma chambre respire le sang...<br />
*<br />
Qu’il n’arrive pas le jour où, Lohengrin et moi, nous passerons dans la rue, l’un à côté <strong>de</strong><br />
l’autre, sans nous regar<strong>de</strong>r, en nous frôlant le cou<strong>de</strong>, comme <strong>de</strong>ux passants pressés! Oh! qu’on me<br />
laisse fuir à jamais loin <strong>de</strong> cette supposition! L’Éternel a créé le mon<strong>de</strong> tel qu’il est: il montrerait<br />
beaucoup <strong>de</strong> sagesse si, pendant le temps strictement nécessaire pour briser d’un coup <strong>de</strong> marteau la<br />
tête d’une femme, il oubliait sa majesté sidérale, afin <strong>de</strong> nous révéler les mystères au milieu <strong>de</strong>squels<br />
notre existence étouffe, comme un poisson au fond d’une barque. Mais, il est grand et noble;<br />
il l’emporte sur nous par la puissance <strong>de</strong> ses conceptions; s’il parlementait avec les hommes, toutes<br />
les hontes rejailliraient jusqu’à son visage. Mais... misérable que tu es! pourquoi ne rougis-tu pas?<br />
Ce n’est pas assez que l’armée <strong>de</strong>s douleurs physiques et morales, qui nous entoure, ait été enfan-
tée: le secret <strong>de</strong> notre <strong>de</strong>stinée en haillons ne nous est pas distingué. Je le connais, le Tout-<br />
Puissant... et lui, aussi, doit me connaître. Si, par hasard, nous marchons sur le même sentier, sa vue<br />
perçante me voit arriver <strong>de</strong> loin: il prend un chemin <strong>de</strong> traverse, afin d’éviter le triple dard <strong>de</strong> platine<br />
que la nature me donna comme une langue! Tu me feras plaisir, ô Créateur, <strong>de</strong> me laisser épancher<br />
mes sentiments. Maniant les ironies terribles, d’une main ferme et froi<strong>de</strong>, je t’avertis que mon<br />
coeur en contiendra suffisamment, pour m’attaquer à toi, jusqu’à la fin <strong>de</strong> mon existence. Je frapperai<br />
ta carcasse creuse; mais, si fort, que je me charge d’en faire sortir les parcelles restantes<br />
d’intelligence que tu n’as pas voulu donner à l’homme, parce que tu aurais été jaloux <strong>de</strong> le faire<br />
égal à toi, et que tu avais effrontément caché dans tes boyaux, rusé bandit, comme si tu ne savais<br />
pas qu’un jour ou l’autre je les aurais découvertes <strong>de</strong> mon oeil toujours ouvert, les aurais enlevées,<br />
et les aurais partagées avec mes semblables. J’ai fait ainsi que je parle, et, maintenant, ils ne te craignent<br />
plus; ils traitent <strong>de</strong> puissance à puissance avec toi. Donne-moi la mort, pour faire repentir<br />
mon audace: je découvre ma poitrine et j’attends avec humilité. Apparaissez donc, envergures dérisoires<br />
<strong>de</strong> châtiments éternels!... déploiements emphatiques d’attributs trop vantés! Il a manifesté<br />
l’incapacité d’arrêter la circulation <strong>de</strong> mon sang qui le nargue. Cependant, j’ai <strong>de</strong>s preuves qu’il<br />
n’hésite pas d’éteindre, à la fleur <strong>de</strong> l’âge, le souffle d’autres humains, quand ils ont à peine goûté<br />
les jouissances <strong>de</strong> la vie. C’est simplement atroce; mais, seulement, d’après la faiblesse <strong>de</strong> mon<br />
opinion! J’ai vu le Créateur, aiguillonnant sa cruauté inutile, embraser <strong>de</strong>s incendies où périssaient<br />
les vieillards et les enfants! Ce n’est pas moi qui commence l’attaque; c’est lui qui me force à le<br />
faire tourner, ainsi qu’une toupie, avec le fouet aux cor<strong>de</strong>s d’acier. N’est-ce pas lui qui me fournit<br />
<strong>de</strong>s accusations contre lui-même? Ne tarira point ma verve épouvantable! Elle se nourrit <strong>de</strong>s cauchemars<br />
insensés qui tourmentent mes insomnies. C’est à cause <strong>de</strong> Lohengrin que ce qui précè<strong>de</strong> a<br />
été écrit; revenons donc à lui. Dans la crainte qu’il ne <strong>de</strong>vînt plus tard comme les autres hommes,<br />
j’avais d’abord résolu <strong>de</strong> le tuer à coups <strong>de</strong> couteau, lorsqu’il aurait dépassé l’âge d’innocence.<br />
Mais, j’ai réfléchi, et j’ai abandonné sagement ma résolution à temps. Il ne se doute pas que sa vie a<br />
été en péril pendant un quart d’heure. Tout était prêt, et le couteau avait été acheté. Ce stylet était<br />
mignon, car j’aime la grâce et l’élégance jusque dans les appareils <strong>de</strong> la mort; mais il était long et<br />
pointu. Une seule blessure au cou, en perçant avec soin une <strong>de</strong>s artères caroti<strong>de</strong>s, et je crois que<br />
ç’aurait suffi. Je suis content <strong>de</strong> ma conduite; je me serais repenti plus tard. Donc, Lohengrin, fais<br />
ce que tu voudras, agis comme il te plaira, enferme-moi toute la vie dans une prison obscure, avec<br />
<strong>de</strong>s scorpions pour compagnons <strong>de</strong> ma captivité, ou arrache-moi un oeil jusqu’à ce qu’il tombe à<br />
terre, je ne te ferai jamais le moindre reproche; je suis à toi, je t’appartiens, je ne vis plus pour moi.<br />
La douleur que tu me causeras ne sera pas comparable au bonheur <strong>de</strong> savoir, que celui qui me<br />
blesse, <strong>de</strong> ses mains meurtrières, est trempé dans une essence plus divine que celle <strong>de</strong> ses semblables!<br />
Oui, c’est encore beau <strong>de</strong> donner sa vie pour un être humain, et <strong>de</strong> conserver ainsi l’espérance<br />
que tous les hommes ne sont pas méchants, puisqu’il y en a eu un, enfin, qui a su attirer, <strong>de</strong> force,<br />
vers soi, les répugnances défiantes <strong>de</strong> ma sympathie amère!...<br />
*<br />
Il est minuit; on ne voit plus un seul omnibus <strong>de</strong> la Bastille à la Ma<strong>de</strong>leine. Je me trompe; en<br />
voilà un qui apparaît subitement, comme s’il sortait <strong>de</strong> <strong>de</strong>ssous terre. <strong>Les</strong> quelques passants attardés<br />
le regar<strong>de</strong>nt attentivement; car, il paraît ne ressembler à aucun autre. Sont assis, à l’impériale, <strong>de</strong>s<br />
hommes qui ont l’oeil immobile, comme celui d’un poisson mort. Ils sont pressés les uns contre les<br />
autres, et paraissent avoir perdu la vie; au reste, le nombre réglementaire n’est pas dépassé. Lorsque<br />
le cocher donne un coup <strong>de</strong> fouet à ses chevaux, on dirait que c’est le fouet qui fait remuer son bras,<br />
et non son bras le fouet. Que doit être cet assemblage d’êtres bizarres et muets? Sont-ce <strong>de</strong>s habitants<br />
<strong>de</strong> la lune? Il y a <strong>de</strong>s moments où on serait tenté <strong>de</strong> le croire; mais, ils ressemblent plutôt à <strong>de</strong>s<br />
cadavres. L’omnibus, pressé d’arriver à la <strong>de</strong>rnière station, dévore l’espace, et fait craquer le pavé...<br />
Il s’enfuit!... Mais une masse informe le poursuit avec acharnement, sur ses traces, au milieu <strong>de</strong> la<br />
poussière. “Arrêtez, je vous en supplie; arrêtez... mes jambes sont gonflées d’avoir marché pendant<br />
la journée...je n’ai pas mangé <strong>de</strong>puis hier... mes parents m’ont abandonné...je ne sais plus que
faire... je suis résolu <strong>de</strong> retourner chez moi, et j’y serais vite arrivé, si vous m’accordiez une place...<br />
je suis un petit enfant <strong>de</strong> huit ans, et j’ai confiance en vous!” Il s’enfuit!... Il s’enfuit!... Mais, une<br />
masse informe le poursuit avec acharnement, sur ses traces, au milieu <strong>de</strong> la poussière. Un <strong>de</strong> ces<br />
hommes, à l’oeil froid, donne un coup <strong>de</strong> cou<strong>de</strong> à son voisin, et paraît lui exprimer son mécontentement<br />
<strong>de</strong> ces gémissements, au timbre argentin, qui parviennent jusqu’à son oreille. L’autre baisse<br />
la tête d’une manière imperceptible, en forme d’acquiescement, et se replonge ensuite dans<br />
l’immobilité <strong>de</strong> son égoïsme, comme une tortue dans sa carapace. Tout indique dans les traits <strong>de</strong>s<br />
autres voyageurs les mêmes sentiments que ceux <strong>de</strong>s <strong>de</strong>ux premiers. <strong>Les</strong> cris se font entendre pendant<br />
<strong>de</strong>ux ou trois minutes, plus perçants <strong>de</strong> secon<strong>de</strong> en secon<strong>de</strong>. L’on voit <strong>de</strong>s fenêtres s’ouvrir sur<br />
le boulevard, et une figure effarée, une lumière à la main, après avoir jeté les yeux sur la chaussée,<br />
refermer le volet avec impétuosité, pour ne plus reparaître...Il s’enfuit!... Il s’enfuit!... Mais, une<br />
masse informe le poursuit avec acharnement, sur ces traces, au milieu <strong>de</strong> la poussière. Seul, un<br />
jeune homme, plongé dans la rêverie, au milieu <strong>de</strong> ces personnages <strong>de</strong> pierre, paraît ressentir <strong>de</strong> la<br />
pitié pour le malheur. En faveur <strong>de</strong> l’enfant, qui croit pouvoir l’atteindre, avec ses petites jambes<br />
endolories, il n’ose pas élever la voix; car les autres hommes lui jettent <strong>de</strong>s regards <strong>de</strong> mépris et<br />
d’autorité, et il sait qu’il ne peut rien faire contre tous. Le cou<strong>de</strong> appuyé sur ses genoux et la tête<br />
entre ses mains, il se <strong>de</strong>man<strong>de</strong>, stupéfait, si c’est là vraiment ce qu’on appelle la charité humaine. Il<br />
reconnaît alors que ce n’est qu’un vain mot, qu’on ne trouve plus même dans le dictionnaire <strong>de</strong> la<br />
poésie, et avoue avec franchise son erreur. Il se dit: “En effet, pourquoi s’intéresser à un petit enfant?<br />
Laissons-le <strong>de</strong> côté.” Cependant, une larme brûlante a roulé sur la joue <strong>de</strong> cet adolescent, qui<br />
vient <strong>de</strong> blasphémer. Il passe péniblement la main sur son front, comme pour un écarter un nuage,<br />
dont l’opacité obscurcit son intelligence. Il se démène, mais en vain, dans le siècle où il a été jeté; il<br />
sent qu’il n’y est pas à sa place, et cependant il ne peut en sortir. Prison terrible! Fatalité hi<strong>de</strong>use!<br />
Lombano, je suis content <strong>de</strong> toi <strong>de</strong>puis ce jour! Je ne cessais pas <strong>de</strong> t’observer, pendant que ma figure<br />
respirait la même indifférence que celle <strong>de</strong>s autres voyageurs. L’adolescent se lève, dans un<br />
mouvement d’indignation, et veut se retirer, pour ne pas participer, même involontairement, à une<br />
mauvaise action. Je lui fais un signe, et il se remet à mon côté... Il s’enfuit! Il s’enfuit!... Mais, une<br />
masse informe le poursuit avec acharnement, sur ses traces, au milieu <strong>de</strong> la poussière. <strong>Les</strong> cris cessent<br />
subitement; car, l’enfant a touché du pied un pavé en saillie, et s’est fait une blessure à la tête,<br />
en tombant. L’omnibus a disparu à l’horizon, et l’on ne voit plus que la rue silencieuse... Il<br />
s’enfuit!... Il s’enfuit!... Mais, une masse informe ne le poursuit plus avec acharnement, sur ses traces,<br />
au milieu <strong>de</strong> la poussière. Voyez ce chiffonnier qui passe, courbé sur sa lanterne pâlotte; il y a<br />
en lui plus <strong>de</strong> coeur que dans tous ses pareils <strong>de</strong> l’omnibus. Il vient <strong>de</strong> ramasser l’enfant; soyez sûr<br />
qu’il le guérira, et ne l’abandonnera pas, comme ont fait ses parents. Il s’enfuit!... Il s’enfuit!...<br />
Mais, <strong>de</strong> l’endroit où il se trouve, le regard perçant du chiffonnier le poursuit avec acharnement, sur<br />
ses traces, au milieu <strong>de</strong> la poussière!... Race stupi<strong>de</strong> et idiote! Tu te repentiras <strong>de</strong> te conduire ainsi.<br />
C’est moi qui te le dis. Tu t’en repentiras, va! tu t’en repentiras. Ma poésie ne consistera qu’à attaquer,<br />
par tous les moyens, l’homme, cette bête fauve, et le Créateur, qui n’aurait pas dû engendrer<br />
une pareille vermine. <strong>Les</strong> volumes s’entasseront sur les volumes, jusqu’à la fin <strong>de</strong> ma vie, et, cependant,<br />
l’on n’y verra que cette seule idée, toujours présente à ma conscience!<br />
*<br />
Faisant ma promena<strong>de</strong> quotidienne, chaque jour je passais dans une rue étroite; chaque jour,<br />
une jeune fille svelte <strong>de</strong> dix ans me suivait, à distance, respectueusement, le long <strong>de</strong> cette rue, en me<br />
regardant avec <strong>de</strong>s paupières sympathiques et curieuses. Elle était gran<strong>de</strong> pour son âge et avait la<br />
taille élancée. D’abondants cheveux noirs, séparés en <strong>de</strong>ux sur la tête, tombaient en tresses indépendants<br />
sur <strong>de</strong>s épaules marmoréennes. Un jour, elle me suivait comme <strong>de</strong> coutume; les bras musculeux<br />
d’une femme du peuple la saisirent par les cheveux, comme le tourbillon saisit la feuille,<br />
appliqua <strong>de</strong>ux gifles brutales sur une joue fière et muette, et ramena dans la maison cette conscience<br />
égarée. En vain, je faisais l’insouciant; elle ne manquait jamais <strong>de</strong> me poursuivre <strong>de</strong> sa présence<br />
<strong>de</strong>venue inopportune. Lorsque j’enjambai une autre rue, pour continuer mon chemin elle s’arrêtait,
faisant un violent effort sur elle-même, au terme <strong>de</strong> cette rue étroite, immobile comme la statue du<br />
Silence, et ne cessait <strong>de</strong> regar<strong>de</strong>r <strong>de</strong>vant elle, jusqu’à ce que je disparusse. Une fois, cette jeune fille<br />
me précéda dans la rue, et emboîta le pas <strong>de</strong>vant moi. Si j’allais vite pour la dépasser, elle courait<br />
presque pour maintenir la distance égale; mais, si je ralentissais le pas, pour qu’il y eût un intervalle<br />
<strong>de</strong> chemin, assez grand entre elle et moi, alors, elle le ralentissait aussi, et y mettait la grâce <strong>de</strong><br />
l’enfance. Arrivée au terme <strong>de</strong> la rue, elle se retourna lentement, <strong>de</strong> manière à me barrer le passage.<br />
Je n’eus pas le temps <strong>de</strong> m’esquiver, et je me trouvai <strong>de</strong>vant sa figure. Elle avait les yeux gonflés et<br />
rouges. Je voyais facilement qu’elle voulait me parler, et qu’elle ne savait comment s’y prendre.<br />
Devenue subitement pâle comme un cadavre, elle me <strong>de</strong>manda: “Auriez-vous la bonté <strong>de</strong> me dire<br />
quelle heure est-il?” Je lui dis que je ne portais pas <strong>de</strong> montre, et je m’éloignai rapi<strong>de</strong>ment. Depuis<br />
ce jour, enfant à l’imagination inquiète et précoce, tu n’as plus revu dans la rue étroite, le jeune<br />
homme mystérieux qui battait péniblement, <strong>de</strong> sa sandale lour<strong>de</strong>, le pavé <strong>de</strong>s carrefours tortueux.<br />
L’apparition <strong>de</strong> cette comète enflammée ne reluira plus, comme un triste sujet <strong>de</strong> curiosité fanatique,<br />
sur la faça<strong>de</strong> <strong>de</strong> ton observation déçue; et, tu penseras souvent, trop souvent, peut-être toujours,<br />
à celui qui ne paraissait pas s’inquiéter <strong>de</strong>s maux, ni <strong>de</strong>s biens <strong>de</strong> la vie présente, et s’en allait<br />
au hasard, avec une figure horriblement morte, les cheveux hérissés, la démarche chancelante, et les<br />
bras nageant aveuglément dans les eaux ironiques <strong>de</strong> l’éther, comme pour y chercher la proie sanglante<br />
<strong>de</strong> l’espoir, ballottée continuellement, à travers les immenses régions <strong>de</strong> l’espace, par le<br />
chasse-neige implacable <strong>de</strong> la fatalité. Tu ne me verras plus, et je ne te verrai plus!... Qui sait? Peutêtre<br />
que cette fille n’était pas ce qu’elle se montrait. Sous une enveloppe naïve, elle cachait peutêtre<br />
une immense ruse, le poids <strong>de</strong> dix-huit années, et le charme du vice. On a vu <strong>de</strong>s ven<strong>de</strong>uses<br />
d’amour s’expatrier avec gaîté <strong>de</strong>s îles Britanniques, et franchir le détroit. Elles rayonnaient leurs<br />
ailes, en tournoyant, en essaims dorés, <strong>de</strong>vant la lumière parisienne; et, quand vous les aperceviez,<br />
vous disiez: “Mais elles sont encore enfants; elles n’ont pas plus <strong>de</strong> dix ou douze ans.” En réalité<br />
elles en avaient vingt. Oh! dans cette supposition, maudits soient-ils les détours <strong>de</strong> cette rue obscure!<br />
Horrible! horrible! ce qui s’y passe. Je crois que sa mère la frappa parce qu’elle ne faisait pas<br />
son métier avec assez d’adresse. Il est possible que ce ne fût qu’un enfant, et alors la mère est plus<br />
coupable encore. Moi, je ne veux pas croire à cette supposition, qui n’est qu’une hypothèse, et je<br />
préfère aimer, dans ce caractère romanesque, une âme qui se dévoile trop tôt... Ah! vois-tu, jeune<br />
fille, je t’engage à ne plus reparaître <strong>de</strong>vant mes yeux, si jamais je repasse dans la rue étroite. Il<br />
pourrait t’en coûter cher! Déjà le sang et la haine me montent vers la tête, à flots bouillants. Moi,<br />
être assez généreux pour aimer mes semblables! Non, non! Je l'ai résolu <strong>de</strong>puis le jour <strong>de</strong> ma naissance!<br />
Ils ne m’aiment pas, eux! On verra les mon<strong>de</strong>s se détruire, et le granit glisser, comme un<br />
cormoran, sur la surface <strong>de</strong>s flots, avant que je touche la main infâme d’un être humain. Arrière...<br />
arrière, cette main!... Jeune fille, tu n’es pas un ange, et tu <strong>de</strong>viendras, en somme, comme les autres<br />
femmes. Non, non, je t’en supplie; ne reparais plus <strong>de</strong>vant mes sourcils froncés et louches. Dans un<br />
moment d’égarement, je pourrais te prendre les bras, les tordre comme un linge lavé dont on exprime<br />
l’eau, ou les casser avec fracas, comme <strong>de</strong>ux branches sèches, et te les faire ensuite manger,<br />
en employant la force. Je pourrais, en prenant ta tête entre mes mains, d’un air caressant et doux,<br />
enfoncer mes doigts avi<strong>de</strong>s dans les lobes <strong>de</strong> ton cerveau innocent, pour en extraire, le sourire aux<br />
lèvres, une graisse efficace qui lave les yeux, endoloris par l’insomnie éternelle <strong>de</strong> la vie. Je pourrais,<br />
cousant tes paupières avec une aiguille, te priver du spectacle <strong>de</strong> l’univers, et te mettre dans<br />
l’impossibilité <strong>de</strong> trouver ton chemin; ce n’est pas moi qui te servirai <strong>de</strong> gui<strong>de</strong>. Je pourrais, soulevant<br />
ton corps vierge avec un bras <strong>de</strong> fer, te saisir par les jambes, te faire rouler autour <strong>de</strong> moi,<br />
comme une fron<strong>de</strong>, concentrer mes forces en décrivant la <strong>de</strong>rnière circonférence, et te lancer contre<br />
la muraille. Chaque goutte <strong>de</strong> sang rejaillira sur une poitrine humaine, pour effrayer les hommes, et<br />
mettre <strong>de</strong>vant eux l’exemple <strong>de</strong> ma méchanceté! Ils s’arracheront sans trêve <strong>de</strong>s lambeaux et <strong>de</strong>s<br />
lambeaux <strong>de</strong> chair; mais, la goutte <strong>de</strong> sang reste ineffaçable, à la même place, et brillera comme un<br />
diamant. Sois tranquille, je donnerai à une <strong>de</strong>mi-douzaine <strong>de</strong> domestiques l’ordre <strong>de</strong> gar<strong>de</strong>r les restes<br />
vénérés <strong>de</strong> ton corps, et <strong>de</strong> les préserver <strong>de</strong> la faim <strong>de</strong>s chiens voraces. Sans doute, le corps est<br />
resté plaqué sur la muraille, comme une poire mûre, et n’est pas tombé à terre; mais, les chiens savent<br />
accomplir <strong>de</strong>s bonds élevés, si l’on n’y prend gar<strong>de</strong>.
*<br />
Cet enfant, qui est assis sur un banc du jardin <strong>de</strong>s Tuileries, comme il est gentil! Ses yeux<br />
hardis dar<strong>de</strong>nt quelque objet invisible, au loin, dans l’espace. Il ne doit pas avoir plus <strong>de</strong> huit ans et,<br />
cependant, il ne s’amuse pas, comme il serait convenable. Tout au moins il <strong>de</strong>vrait rire et se promener<br />
avec quelque camara<strong>de</strong>, au lieu <strong>de</strong> rester seul; mais, ce n’est pas son caractère.<br />
Cet enfant, qui est assis sur un banc du jardin <strong>de</strong>s Tuileries, comme il est gentil! Un homme,<br />
mû par un <strong>de</strong>ssein caché, vient s’asseoir à côté <strong>de</strong> lui, sur le même banc, avec <strong>de</strong>s allures équivoques.<br />
Qui est-ce? Je n’ai pas besoin <strong>de</strong> vous le dire; car, vous le reconnaîtrez à sa conversation tortueuse.<br />
Écoutons-les, ne les dérangeons pas:<br />
- À quoi pensais-tu, enfant?<br />
- Je pensais au ciel.<br />
- Il n’est pas nécessaire que tu penses au ciel.<br />
- Eh bien, pas moi. Car, puisque le ciel a été fait par Dieu, ainsi que la terre, sois sûr que tu y<br />
rencontreras les mêmes maux qu’ici-bas. Après ta mort, tu ne seras pas récompensé d’après tes mérites;<br />
car, si l’on te commet <strong>de</strong>s injustices sur cette terre (comme tu l’éprouveras, par expérience,<br />
plus tard), il n’y a pas <strong>de</strong> raison pour que, dans l’autre vie, on ne t’en commette pas non plus. Ce<br />
que tu as <strong>de</strong> mieux à faire, c’est <strong>de</strong> ne pas penser à Dieu, et <strong>de</strong> te faire justice toi-même, puisqu’on<br />
te la refuse. Si un <strong>de</strong> tes camara<strong>de</strong>s t’offensait, est-ce que tu ne serais pas heureux <strong>de</strong> le tuer?<br />
- Mais, c’est défendu.<br />
- Ce n’est pas si défendu que tu crois. Il s’agit seulement <strong>de</strong> ne pas se laisser attraper. La<br />
justice qu’apportent les lois ne vaut rien; c’est la jurispru<strong>de</strong>nce <strong>de</strong> l’offensé qui compte. Si tu détestais<br />
un <strong>de</strong> tes camara<strong>de</strong>s, est-ce que tu ne serais pas malheureux <strong>de</strong> songer qu’à chaque instant tu<br />
aies sa pensée <strong>de</strong>vant tes yeux?<br />
- C’est vrai.<br />
- Voilà donc un <strong>de</strong> tes camara<strong>de</strong>s qui te rendrait malheureux toute ta vie; car, voyant que ta<br />
haine n’est que passive, il ne continuera pas moins <strong>de</strong> se narguer <strong>de</strong> toi, et <strong>de</strong> te causer du mal impunément.<br />
Il n’y a donc qu’un moyen <strong>de</strong> faire cesser la situation; c’est <strong>de</strong> se débarrasser <strong>de</strong> son ennemi.<br />
Voilà où je voulais en venir, pour te faire comprendre sur quelles bases est fondée la société<br />
actuelle. Chacun doit se faire justice lui-même, sinon il n’est qu’un imbécile. Celui qui remporte la<br />
victoire sur ses semblables, celui-là est le plus rusé et le plus fort. Est-ce que tu ne voudrais pas un<br />
jour dominer tes semblables?<br />
- Oui, oui.<br />
- Sois donc le plus fort et le plus rusé. Tu es encore trop jeune pour être le plus fort; mais,<br />
dès aujourd’hui, tu peux employer la ruse, le plus bel instrument <strong>de</strong>s hommes <strong>de</strong> génie. Lorsque le<br />
berger David atteignait au front le géant Goliath d’une pierre lancée par la fron<strong>de</strong>, est-ce qu’il n’est<br />
pas admirable <strong>de</strong> remarquer que c’est seulement par la ruse que David a vaincu son adversaire, et<br />
que si, au contraire, ils s’étaient pris à bras-le-corps, le géant l’aurait écrasé comme une mouche? Il<br />
en est <strong>de</strong> même pour toi. À guerre ouverte, tu ne pourras jamais vaincre les hommes, sur lesquels tu<br />
es désireux d’étendre ta volonté; mais, avec la ruse, tu pourras lutter seul contre tous. Tu désires les<br />
richesses, les beaux palais et la gloire? ou m’as-tu trompé quand tu m’as affirmé ces nobles prétentions?<br />
- Non, non, je ne vous trompais pas. Mais, je voudrais acquérir ce que je désire par d’autres<br />
moyens.<br />
- Alors, tu n’acquerras rien du tout. <strong>Les</strong> moyens vertueux et bonasses ne mènent à rien. Il<br />
faut mettre à l’oeuvre <strong>de</strong>s leviers plus énergiques et <strong>de</strong>s trames plus savantes. Avant que tu <strong>de</strong>viennes<br />
célèbre par ta vertu et que tu atteignes le but, cent autres auront le temps <strong>de</strong> faire <strong>de</strong>s cabrioles<br />
par <strong>de</strong>ssus ton dos, et d’arriver au bout <strong>de</strong> ta carrière avant toi, <strong>de</strong> telle manière qu’il ne s’y trouvera<br />
plus <strong>de</strong> place pour tes idées étroites. Il faut savoir embrasser, avec plus <strong>de</strong> gran<strong>de</strong>ur, l’horizon du<br />
temps présent. N’as-tu jamais entendu parler, par exemple, <strong>de</strong> la gloire immense qu’apportent les<br />
victoires? Et, cependant, les victoires ne se font pas seules. Il faut verser du sang, beaucoup <strong>de</strong>
sang, pour les engendrer et les déposer aux pieds <strong>de</strong>s conquérants. Sans les cadavres et les membres<br />
épars que tu aperçois dans la plaine, où s’est opéré sagement le carnage, il n’y aurait pas <strong>de</strong> guerre,<br />
et, sans guerre, il n’y aurait pas <strong>de</strong> victoire. Tu vois que, lorsqu’on veut <strong>de</strong>venir célèbre, il faut se<br />
plonger avec grâce dans <strong>de</strong>s fleuves <strong>de</strong> sang, alimentés par <strong>de</strong> la chair à canon. Le but excuse le<br />
moyen. La première chose, pour <strong>de</strong>venir célèbre, est d’avoir <strong>de</strong> l’argent. Or, comme tu n’en as pas,<br />
il faudra assassiner pour en acquérir; mais, comme tu n’es pas assez fort pour manier le poignard,<br />
fais-toi voleur, en attendant que tes membres aient grossi. Et, pour qu’ils grossissent plus vite, je te<br />
conseille <strong>de</strong> faire <strong>de</strong> la gymnastique <strong>de</strong>ux fois par jour, une heure le matin, une heure le soir. De<br />
cette manière, tu pourras essayer le crime, avec un certain succès, dès l’âge <strong>de</strong> quinze ans, au lieu<br />
d’attendre jusqu’à vingt. L’amour <strong>de</strong> la gloire excuse tout, et peut-être, plus tard, maître <strong>de</strong> tes semblables,<br />
leur feras-tu presque autant <strong>de</strong> bien que tu leur as fait du mal au commencement!...<br />
<strong>Maldoror</strong> s’aperçoit que le sang bouillonne dans la tête <strong>de</strong> son jeune interlocuteur; ses narines<br />
sont gonflées, et ses lèvres rejettent une légère écume blanche. Il lui tâte le pouls; les pulsations<br />
sont précipitées. La fièvre a gagné ce corps délicat. Il craint les suites <strong>de</strong> ses paroles; il s’esquive, le<br />
malheureux, contrarié <strong>de</strong> n’avoir pas pu entretenir cet enfant pendant plus longtemps. Lorsque, dans<br />
l’âge mûr, il est si difficile <strong>de</strong> maîtriser les passions, balancé entre le bien et le mal, qu’est-ce dans<br />
un esprit, encore plein d’inexpérience? et quelle somme d’énergie relative ne lui faut-il pas en plus?<br />
L’enfant en sera quitte pour gar<strong>de</strong>r le lit trois jours. Plût au ciel que le contact maternel amène la<br />
paix dans cette fleur sensible, fragile enveloppe d’une belle âme!<br />
*<br />
Là, dans un bosquet entouré <strong>de</strong> fleurs, dort l’hermaphrodite, profondément assoupi sur le<br />
gazon, mouillé <strong>de</strong> ses pleurs. La lune a dégagé son disque <strong>de</strong> la masse <strong>de</strong>s nuages, et caresse avec<br />
ses pâles rayons cette douce figure d’adolescent. Ses traits expriment l’énergie la plus virile, en<br />
même temps que la grâce d’une vierge céleste. Rien ne paraît naturel en lui, pas même les muscles<br />
<strong>de</strong> son corps, qui se fraient un passage à travers les contours harmonieux <strong>de</strong> formes féminines. Il a<br />
le bras recourbé sur le front, l’autre main appuyée contre la poitrine, comme pour comprimer les<br />
battements d’un coeur fermé à toutes les confi<strong>de</strong>nces, et chargé du pesant far<strong>de</strong>au d’un secret éternel.<br />
Fatigué <strong>de</strong> la vie, et honteux <strong>de</strong> marcher parmi <strong>de</strong>s êtres qui ne lui ressemblent pas, le désespoir<br />
a gagné son âme, et il s’en va seul, comme le mendiant <strong>de</strong> la vallée. Comment se procure-t-il les<br />
moyens d’existence? Des âmes compatissantes veillent <strong>de</strong> près sur lui, sans qu’il se doute <strong>de</strong> cette<br />
surveillance, et ne l’abandonnent pas: il est si bon! il est si résigné! Volontiers il parle quelquefois<br />
avec ceux qui ont le caractère sensible, sans leur toucher la main, et se tient à distance, dans la<br />
crainte d’un danger imaginaire. Si on lui <strong>de</strong>man<strong>de</strong> pourquoi il a pris la solitu<strong>de</strong> pour compagne, ses<br />
yeux se lèvent vers le ciel, et retiennent avec peine une larme <strong>de</strong> reproche contre la Provi<strong>de</strong>nce;<br />
mais, il ne répond pas à cette question impru<strong>de</strong>nte, qui répand, dans la neige <strong>de</strong> ses paupières, la<br />
rougeur <strong>de</strong> la rose matinale. Si l’entretien se prolonge, il <strong>de</strong>vient inquiet, tourne les yeux vers les<br />
quatre points <strong>de</strong> l’horizon, comme pour chercher à fuir la présence d’un ennemi invisible qui<br />
s’approche, fait <strong>de</strong> la main un adieu brusque, s’éloigne sur les ailes <strong>de</strong> sa pu<strong>de</strong>ur en éveil, et disparaît<br />
dans la forêt. On le prend généralement pour un fou. Un jour, quatre hommes masqués, qui<br />
avaient reçu <strong>de</strong>s ordres, se jetèrent sur lui et le garrottèrent soli<strong>de</strong>ment, <strong>de</strong> manière qu’il ne pût remuer<br />
que les jambes. Le fouet abattit ses ru<strong>de</strong>s lanières sur son dos, et ils lui dirent qu’il se dirigeât<br />
sans délai vers la route qui mène à Bicêtre. Il se mit à sourire en recevant les coups, et leur parla<br />
avec tant <strong>de</strong> sentiment, d’intelligence sur beaucoup <strong>de</strong> sciences humaines qu’il avaient étudiées et<br />
qui montraient une gran<strong>de</strong> instruction dans celui qui n’avait pas encore franchi le seuil <strong>de</strong> la jeunesse,<br />
et sur les <strong>de</strong>stinées <strong>de</strong> l’humanité où il dévoila entière la noblesse poétique <strong>de</strong> son âme, que<br />
ses gardiens, épouvantés jusqu’au sang <strong>de</strong> l’action qu’ils avaient commise, délièrent ses membres<br />
brisés, se traînèrent à ses genoux, en <strong>de</strong>mandant un pardon qui fut accordé, et s’éloignèrent, avec les<br />
marques d’une vénération qui ne s’accor<strong>de</strong> pas ordinairement aux hommes. Depuis cet événement,<br />
dont on parla beaucoup, son secret fut <strong>de</strong>viné par chacun, mais on paraît l’ignorer, pour ne pas augmenter<br />
ses souffrances; et le gouvernement lui accor<strong>de</strong> une pension honorable, pour lui faire oublier
qu’un instant on voulut l’introduire par force, sans vérification préalable, dans un hospice d’aliénés.<br />
Lui, il emploie la moitié <strong>de</strong> son argent; le reste, il le donne aux pauvres. Quand il voit un homme et<br />
une femme qui se promènent dans quelque allée <strong>de</strong> platanes, il sent son corps se fendre en <strong>de</strong>ux <strong>de</strong><br />
bas en haut, et chaque partie nouvelle aller étreindre un <strong>de</strong>s promeneurs; mais, ce n’est qu’une hallucination,<br />
et la raison ne tar<strong>de</strong> pas à reprendre son empire. C’est pourquoi, il ne mêle sa présence,<br />
ni parmi les hommes, ni parmi les femmes; car, sa pu<strong>de</strong>ur excessive, qui a pris un jour dans cette<br />
idée qu’il n’est qu’un monstre, l’empêche d’accor<strong>de</strong>r sa sympathie brûlante à qui que ce soit. Il<br />
croirait se profaner, et il croirait profaner les autres. Son orgueil lui répète cet axiome: “Que chacun<br />
reste dans sa nature.” Son orgueil, ai-je dit, parce qu’il craint qu’en joignant sa vie à un homme ou<br />
une femme, on ne lui reproche tôt ou tard, comme une faute énorme, la conformation <strong>de</strong> organisme.<br />
Alors, il se retranche dans son amour-propre, offensé par cette supposition impie qui ne vient que<br />
<strong>de</strong> lui, et il persévère à rester seul, au milieu <strong>de</strong>s tourments, et sans consolation. Là, dans un bosquet<br />
entouré <strong>de</strong> fleurs, dort l’hermaphrodite, profondément assoupi sur le gazon, mouillé <strong>de</strong> ses pleurs.<br />
<strong>Les</strong> oiseaux, éveillés, contemplent avec ravissement cette figure mélancolique, à travers les branches<br />
<strong>de</strong>s arbres, et le rossignol ne veut pas faire entendre ses cavatines <strong>de</strong> cristal. Le bois est <strong>de</strong>venu<br />
auguste comme une tombe, par la présence nocturne <strong>de</strong> l’hermaphrodite infortuné. O voyageur égaré,<br />
par ton esprit d’aventure qui t’a fait quitter ton père et ta mère, dès l’âge le plus tendre; par les<br />
souffrances que la soif t’a causées, dans le désert; par ta patrie que tu cherches peut-être, après avoir<br />
longtemps erré, proscrit, dans <strong>de</strong>s contrées étrangères; par ton coursier, ton fidèle ami, qui a supporté,<br />
avec toi, l’exil et l’intempérie <strong>de</strong>s climats que te faisait parcourir ton humeur vagabon<strong>de</strong>; par la<br />
dignité que donnent à l’homme les voyages sur les terres lointaines et les mers inexplorées, au milieu<br />
<strong>de</strong>s glaçons polaires, ou sous l’influence d’un soleil torri<strong>de</strong>, ne touche pas avec ta main, comme<br />
avec un frémissement <strong>de</strong> la brise, ces boucles <strong>de</strong> cheveux, répandues sur le sol, et qui se mêlent à<br />
l’herbe verte. Écarte-toi <strong>de</strong> plusieurs pas, et tu agiras mieux ainsi. Cette chevelure est sacrée; c’est<br />
l’hermaphrodite lui-même qui l’a voulu. Il ne veut pas que <strong>de</strong>s lèvres humaines embrassent religieusement<br />
ses cheveux, parfumés par le souffle <strong>de</strong> la montagne, pas plus que son front, qui resplendit,<br />
en cet instant, comme les étoiles du firmament. Mais, il vaut mieux croire que c’est une<br />
étoile elle-même qui est <strong>de</strong>scendue <strong>de</strong> son orbite, en traversant l’espace, sur ce front majestueux,<br />
qu’elle entoure avec sa clarté <strong>de</strong> diamant, comme une auréole. La nuit écartant du doigt sa tristesse,<br />
se revêt <strong>de</strong> tous ses charmes pour fêter le sommeil <strong>de</strong> cette incarnation <strong>de</strong> la pu<strong>de</strong>ur, <strong>de</strong> cette image<br />
parfaite <strong>de</strong> l’innocence <strong>de</strong>s anges: le bruissement <strong>de</strong>s insectes est moins perceptible. <strong>Les</strong> branches<br />
penchent sur lui leur élévation touffue, afin <strong>de</strong> le préserver <strong>de</strong> la rosée, et la brise, faisant résonner<br />
les cor<strong>de</strong>s <strong>de</strong> sa harpe mélodieuse, envoie ses accords joyeux, à travers le silence universel, vers ses<br />
paupières baissées, qui croient assister, immobiles, au concert ca<strong>de</strong>ncé <strong>de</strong>s mon<strong>de</strong>s suspendus. Il<br />
rêve qu’il est heureux; que sa nature corporelle a changé; ou que, du moins, il s’est envolé sur un<br />
nuage pourpre, vers une autre sphère, habitée par <strong>de</strong>s êtres <strong>de</strong> même nature que lui. Hélas! que son<br />
illusion se prolonge jusqu’au réveil <strong>de</strong> l’aurore! Il rêve que les fleurs dansent autour <strong>de</strong> lui en rond,<br />
comme d’immenses guirlan<strong>de</strong>s folles, et l’imprègnent <strong>de</strong> leurs parfums suaves, pendant qu’il chante<br />
un hymne d’amour, entre les bras d’un être humain d’une beauté magique. Mais, ce n’est qu’une<br />
vapeur crépusculaire que ses bras entrelacent; et quand ils se réveillera, ses bras ne l’entrelaceront<br />
plus. Ne te réveille pas, hermaphrodite; ne te réveille pas encore, je t’en supplie. Pourquoi ne veuxtu<br />
pas me croire? Dors... dors toujours. Que ta poitrine se soulève, en poursuivant l’espoir chimérique<br />
du bonheur, je te le permets; mais, n’ouvre pas tes yeux. Ah! n’ouvre pas tes yeux! Je veux te<br />
quitter ainsi pour ne pas être témoin <strong>de</strong> ton réveil. Peut-être un jour, à l’ai<strong>de</strong> d’un livre volumineux,<br />
dans <strong>de</strong>s pages émues, raconterai-je ton histoire, épouvanté <strong>de</strong> ce qu’elle contient, et <strong>de</strong>s enseignements<br />
qui s’en dégagent. Jusqu’ici, je n’ai pas pu; car, chaque fois que je l’ai voulu, d’abondantes<br />
larmes tombaient sur le papier, et mes doigts tremblaient, sans que ce fût <strong>de</strong> vieillesse. Mais, je<br />
veux avoir à la fin ce courage. Je suis indigné <strong>de</strong> n’avoir pas plus <strong>de</strong> nerfs qu’une femme, et <strong>de</strong><br />
m’évanouir, comme une petite fille, chaque fois que je réfléchis à ta gran<strong>de</strong> misère. Dors... dors<br />
toujours; mais, n’ouvre pas tes yeux. Ah! n’ouvre pas tes yeux! Adieu, hermaphrodite! Chaque jour,<br />
je ne manquerai pas <strong>de</strong> prier le ciel pour toi (si c’était pour moi, je ne le prierais point). Que la paix<br />
soit dans ton sein!
*<br />
Quand une femme, à la voix <strong>de</strong> soprano, émet ses notes vibrantes et mélodieuses, à<br />
l’audition <strong>de</strong> cette harmonie humaine, mes yeux se remplissent d’une flamme latente et lancent <strong>de</strong>s<br />
étincelles douloureuses, tandis que dans mes oreilles semble retentir le tocsin <strong>de</strong> la canonna<strong>de</strong>. D’où<br />
peut venir cette répugnance profon<strong>de</strong> pour tout ce qui tient à l’homme? Si les accords s’envolent<br />
<strong>de</strong>s fibres d’un instrument, j’écoute avec volupté ces notes perlées qui s’échappent en ca<strong>de</strong>nce à<br />
travers les on<strong>de</strong>s élastiques <strong>de</strong> l’atmosphère. La perception ne transmet à mon ouïe qu’une impression<br />
d’une douceur à fondre les nerfs et la pensée; un assoupissement ineffable enveloppe <strong>de</strong> ses<br />
pavots magiques, comme d’un voile qui tamise la lumière du jour, la puissance active <strong>de</strong> mes sens<br />
et les forces vivaces <strong>de</strong> mon imagination. On raconte que je naquis entre les bras <strong>de</strong> la surdité! Aux<br />
premières époques <strong>de</strong> mon enfance, je n’entendais pas ce qu’on me disait. Quand, avec les plus<br />
gran<strong>de</strong>s difficultés, on parvint à m’apprendre à parler, c’était seulement, après avoir lu sur une<br />
feuille ce que quelqu’un écrivait, que je pouvais communiquer, à mon tour, le fil <strong>de</strong> mes raisonnements.<br />
Un jour, jour néfaste, je grandissais en beauté et en innocence; et chacun admirait<br />
l’intelligence et la bonté du divin adolescent. Beaucoup <strong>de</strong> consciences rougissaient quand elles<br />
contemplaient ces traits limpi<strong>de</strong>s où son âme avait placé son trône. On ne s’approchait <strong>de</strong> lui<br />
qu’avec vénération, parce qu’on remarquait dans ses yeux le regard d’un ange. Mais non, je savais<br />
<strong>de</strong> reste que les roses heureuses <strong>de</strong> l’adolescence ne <strong>de</strong>vaient pas fleurir perpétuellement, tressées<br />
en guirlan<strong>de</strong>s capricieuses, sur son front mo<strong>de</strong>ste et noble, qu’embrassaient avec frénésie toutes les<br />
mères. Il commençait à me sembler que l’univers, avec sa voûte étoilée <strong>de</strong> globes impassibles et<br />
agaçants, n’était peut-être pas ce que j’avais rêvé <strong>de</strong> plus grandiose. Un jour, donc, fatigué <strong>de</strong> talonner<br />
du pied le sentier abrupt du voyage terrestre, et <strong>de</strong> m’en aller, en chancelant comme un<br />
homme ivre, à travers les catacombes obscures <strong>de</strong> la vie, je soulevai avec lenteur mes yeux spleenétiques,<br />
cernés d’un grand cercle bleuâtre, vers la concavité du firmament, et j’osai pénétrer, moi, si<br />
jeune, les mystères du ciel! Ne trouvant pas ce que je cherchais, je soulevai la paupière effarée plus<br />
haut, plus haut encore, jusqu’à ce que j’aperçusse un trône, formé d’excréments humains et d’or,<br />
sur lequel trônait, avec un orgueil idiot, le corps recouvert d’un linceul fait avec <strong>de</strong>s draps non lavés<br />
d’hôpital, celui qui s’intitule lui-même le Créateur! Il tenait à la main le tronc pourri d’un homme<br />
mort, et le portait, alternativement, <strong>de</strong>s yeux au nez et du nez à la bouche; une fois à la bouche, on<br />
<strong>de</strong>vine ce qu’il en faisait. Ses pieds plongeaient dans une vaste mare <strong>de</strong> sang en ébullition, à la surface<br />
duquel s’élevaient tout à coup, comme <strong>de</strong>s ténias à travers le contenu d’un pot <strong>de</strong> chambre,<br />
<strong>de</strong>ux ou trois têtes pru<strong>de</strong>ntes, et qui s’abaissaient aussitôt, avec la rapidité <strong>de</strong> la flèche: un coup <strong>de</strong><br />
pied, bien appliqué sur l’os du nez, était la récompense connue <strong>de</strong> la révolte au règlement, occasionnée<br />
par le besoin <strong>de</strong> respirer un autre milieu; car, enfin, ces hommes n’étaient pas <strong>de</strong>s poissons!<br />
Amphibies tout au plus, ils nageaient entre <strong>de</strong>ux eaux dans ce liqui<strong>de</strong> immon<strong>de</strong>!... jusqu’à ce que,<br />
n’ayant plus rien dans la main, le Créateur, avec les <strong>de</strong>ux premières griffes du pied, saisît un autre<br />
plongeur par le cou, comme dans une tenaille, et le soulevât en l’air, en <strong>de</strong>hors <strong>de</strong> la vase rougeâtre,<br />
sauce exquise! Pour celui-là, il faisait comme pour l’autre. Il lui dévorait d’abord la tête, les jambes<br />
et les bras, et en <strong>de</strong>rnier lieu le tronc, jusqu’à ce qu’il ne lui restât plus rien; car, il croquait les os.<br />
Ainsi <strong>de</strong> suite, durant les autres heures <strong>de</strong> son éternité. Quelquefois il s’écriait: “Je vous ai créés;<br />
donc j’ai le droit <strong>de</strong> faire <strong>de</strong> vous ce que je veux. Vous ne m’avez rien fait, je ne dis pas le contraire.<br />
Je vous fais souffrir, et c’est pour mon plaisir.” Et il reprenait son repas cruel, en remuant sa mâchoire<br />
inférieure, laquelle remuait sa barbe pleine <strong>de</strong> cervelle. O lecteur, ce <strong>de</strong>rnier détail ne te faitil<br />
pas venir l’eau à la bouche? N’en mange pas qui veut d’une pareille cervelle, si bonne, toute fraîche,<br />
et qui vient d’être pêchée il n’y a qu’un quart d’heure dans le lac aux poissons. <strong>Les</strong> membres<br />
paralysés, et la gorge muette, je contemplai quelque temps ce spectacle. Trois fois, je faillis tomber<br />
à la renverse, comme un homme qui subit une émotion trop forte; trois fois, je parvins à me remettre<br />
sur les pieds. Pas une fibre <strong>de</strong> mon corps ne restait immobile; et je tremblais, comme tremble la<br />
lave intérieure d’un volcan. À la fin, ma poitrine oppressée, ne pouvant chasser avec assez <strong>de</strong> vitesse<br />
l’air qui donne la vie, les lèvres <strong>de</strong> ma bouche s’entr’ouvrirent, et je poussai un cri... un cri si
déchirant... que je l’entendis! <strong>Les</strong> entraves <strong>de</strong> mon oreille se délièrent d’une manière brusque, le<br />
tympan craqua sous le choc <strong>de</strong> cette masse d’air sonore repoussée loin <strong>de</strong> moi avec énergie, et il se<br />
passa un phénomène nouveau dans l’organe condamnée par la nature. Je venais d’entendre un son!<br />
Un cinquième sens se révélait en moi! Mais, quel plaisir eussé-je pu trouver d’une pareille découverte?<br />
Désormais, le son humain n’arriva à mon oreille qu’avec le sentiment <strong>de</strong> la douleur<br />
qu’engendre la pitié pour une gran<strong>de</strong> injustice. Quand quelqu’un me parlait, je me rappelais ce que<br />
j’avais vu, un jour, au-<strong>de</strong>ssus <strong>de</strong>s sphères visibles, et la traduction <strong>de</strong> mes sentiments étouffés en un<br />
hurlement impétueux, dont le timbre était i<strong>de</strong>ntique à celui <strong>de</strong> mes semblables! Je ne pouvais pas lui<br />
répondre; car, les supplices exercés sur la faiblesse <strong>de</strong> l’homme, dans cette mer hi<strong>de</strong>use <strong>de</strong> pourpre,<br />
passaient <strong>de</strong>vant mon front en rugissant comme <strong>de</strong>s éléphants écorchés, et rasaient <strong>de</strong> leurs ailes <strong>de</strong><br />
feu mes cheveux calcinés. Plus tard, quand je connus davantage l’humanité, à ce sentiment <strong>de</strong> pitié<br />
se joignit une fureur intense contre cette tigresse marâtre, dont les enfants endurcis ne savent que<br />
maudire et faire le mal. Audace du mensonge! ils disent que le mal n’est chez eux qu’à l’état<br />
d’exception!... Maintenant, c’est fini <strong>de</strong>puis longtemps; <strong>de</strong>puis longtemps, je n’adresse la parole à<br />
personne. O vous, qui que vous soyez, quand vous serez à côté <strong>de</strong> moi, que les cor<strong>de</strong>s <strong>de</strong> votre<br />
glotte ne laissent échapper aucune intonation; que votre larynx immobile n’aille pas s’efforcer <strong>de</strong><br />
surpasser le rossignol; et vous-même n’essayez nullement <strong>de</strong> me faire connaître votre âme à l’ai<strong>de</strong><br />
du langage. Gar<strong>de</strong>z un silence religieux, que rien n’interrompe; croisez humblement vos mains sur<br />
la poitrine, et dirigez vos paupières sur le bas. Je vous l’ai dit, <strong>de</strong>puis la vision qui me fit connaître<br />
la vérité suprême, assez <strong>de</strong> cauchemars ont sucé avi<strong>de</strong>ment ma gorge, pendant les nuits et les jours,<br />
pour avoir encore le courage <strong>de</strong> renouveler, même par la pensée, les souffrances que j’éprouvai<br />
dans cette heure infernale, qui me poursuit sans relâche <strong>de</strong> son souvenir. Oh! quand vous enten<strong>de</strong>z<br />
l’avalanche <strong>de</strong> neige tomber du haut <strong>de</strong> la froi<strong>de</strong> montagne; la lionne se plaindre, au désert ari<strong>de</strong>, <strong>de</strong><br />
la disparition <strong>de</strong> ses petits; la tempête accomplir sa <strong>de</strong>stinée; le condamné mugir, dans la prison, la<br />
veille <strong>de</strong> la guillotine; et le poulpe féroce raconter, aux vagues <strong>de</strong> la mer, ses victoires sur les nageurs<br />
et les naufragés, dites-le, ces voix majestueuses ne sont-elles pas plus belles que le ricanement<br />
<strong>de</strong> l’homme!<br />
*<br />
Il existe un insecte que les hommes nourrissent à leurs frais. Ils ne lui doivent rien; mais, ils<br />
le craignent. Celui-ci, qui n’aime pas le vin, mais qui préfère le sang, si on ne satisfaisait pas à ses<br />
besoins légitimes, serait capable, par un pouvoir occulte, <strong>de</strong> <strong>de</strong>venir aussi gros qu’un éléphant,<br />
d’écraser les hommes comme <strong>de</strong>s épis. Aussi faut-il voir comme on le respecte, comme on l’entoure<br />
d’une vénération canine, comme on le place en haute estime au-<strong>de</strong>ssus <strong>de</strong>s animaux <strong>de</strong> la création.<br />
On lui donne la tête pour trône, et lui, accroche ses griffes à la racine <strong>de</strong>s cheveux, avec dignité.<br />
Plus tard, lorsqu’il est gras et qu’il entre dans un âge avancé, en imitant la coutume d’un peuple<br />
ancien, on le tue, afin <strong>de</strong> ne pas lui faire sentir les atteintes <strong>de</strong> la vieillesse. On lui fait <strong>de</strong>s funérailles<br />
grandioses, comme à un héros, et la bière, qui le conduit directement vers le couvercle <strong>de</strong> la<br />
tombe, est portée, sur les épaules, par les principaux citoyens. Sur la terre humi<strong>de</strong> que le fossoyeur<br />
remue avec sa pelle sagace, on combine <strong>de</strong>s phrases multicolores sur l’immortalité <strong>de</strong> l’âme, sur le<br />
néant <strong>de</strong> la vie, sur la volonté inexplicable <strong>de</strong> la Provi<strong>de</strong>nce, et le marbre se referme à jamais, sur<br />
cette existence, laborieusement remplie, qui n’est plus qu’un cadavre. La foule se disperse, et la nuit<br />
ne tar<strong>de</strong> pas à couvrir <strong>de</strong> ses ombres les murailles du cimetière.<br />
Mais, consolez-vous, humains, <strong>de</strong> sa perte douloureuse. Voici sa famille innombrable, qui<br />
s’avance, et dont il vous a libéralement gratifié, afin que votre désespoir fût moins amer, et comme<br />
adouci par la présence agréable <strong>de</strong> ces avortons hargneux, qui <strong>de</strong>viendront plus tard <strong>de</strong> magnifiques<br />
poux, ornés d’une beauté remarquable, monstres à allure <strong>de</strong> sage. Il a couvé plusieurs douzaines<br />
d’oeufs chéris, avec son aile maternelle, sur vos cheveux, <strong>de</strong>sséchés par la succion acharnée <strong>de</strong> ces<br />
étrangers redoutables. La pério<strong>de</strong> est promptement venue, où les oeufs ont éclaté. Ne craignez rien,<br />
ils ne tar<strong>de</strong>ront pas à grandir, ces adolescents philosophes, à travers cette vie éphémère. Ils grandiront<br />
tellement, qu’ils vous le feront sentir, avec leurs griffes et leurs suçoirs.
Vous ne savez pas, vous autres, pourquoi ils se ne dévorent pas les os <strong>de</strong> votre tête, et qu’ils<br />
se contentent d’extraire, avec leur pompe, la quintessence <strong>de</strong> votre sang. Atten<strong>de</strong>z un instant, je vais<br />
vous le dire: c’est parce qu’ils n’en ont pas la force. Soyez certains que, si leur mâchoire était<br />
conforme à la mesure <strong>de</strong> leurs voeux infinis, la cervelle, la rétine <strong>de</strong>s yeux, la colonne vertébrale,<br />
tout votre corps y passerait. Comme une goutte d’eau. Sur la tête d’un jeune mendiant <strong>de</strong>s rues,<br />
observez avec un microscope, un pou qui travaille; vous m’en donnerez <strong>de</strong>s nouvelles. Malheureusement<br />
ils sont petits, ces brigands <strong>de</strong> la longue chevelure. Ils ne seraient pas bons pour être conscrits;<br />
car, ils n’ont pas la taille nécessaire exigée par la loi. Ils appartiennent au mon<strong>de</strong> lilliputien <strong>de</strong><br />
ceux <strong>de</strong> la courte cuisse, et les aveugles n’hésitent pas à les ranger parmi les infiniment petits. Malheur<br />
au cachalot qui se battrait contre un pou. Il serait dévoré en un clin d’oeil, malgré sa taille. Il<br />
ne resterait pas la queue pour aller annoncer la nouvelle. L’éléphant se laisse caresser. Le pou, non.<br />
Je ne vous conseille pas <strong>de</strong> tenter cet essai périlleux. Gare à vous, si votre main est poilue, ou que<br />
seulement elle soit composée d’os et <strong>de</strong> chair. C’en est fait <strong>de</strong> vos doigts. Ils craqueront comme<br />
s’ils étaient à la torture. La peau disparaît par un étrange enchantement. <strong>Les</strong> poux sont incapables<br />
<strong>de</strong> commettre autant <strong>de</strong> mal que leur imagination en médite. Si vous trouvez un pou dans votre<br />
route, passez votre chemin, et ne lui léchez pas les papilles <strong>de</strong> la langue. Cela s’est vu. N’importe,<br />
je suis déjà content <strong>de</strong> la quantité <strong>de</strong> mal qu’il te fait, ô race humaine; seulement, je voudrais qu’il<br />
t’en fît davantage.<br />
Jusqu’à quand gar<strong>de</strong>ras-tu le culte vermoulu <strong>de</strong> ce dieu, insensible à tes prières et aux offran<strong>de</strong>s<br />
généreuses que tu lui offres en holocauste expiatoire? Vois, il n’est pas reconnaissant, ce<br />
manitou horrible, <strong>de</strong>s larges coupes <strong>de</strong> sang et <strong>de</strong> cervelle que tu répands sur ses autels, pieusement<br />
décorés <strong>de</strong> guirlan<strong>de</strong>s <strong>de</strong> fleurs. Il n’est pas reconnaissant... car, les tremblements <strong>de</strong> terre et les<br />
tempêtes continuent <strong>de</strong> sévir <strong>de</strong>puis le commencement <strong>de</strong>s choses. Et, cependant, spectacle digne<br />
d’observation plus il se montre indifférent, plus tu l’admires. On voit que tu te méfies <strong>de</strong> ses attributs,<br />
qu’il cache; et ton raisonnement s’appuie sur cette considération, qu’une divinité d’une puissance<br />
extrême peut seule montrer tant <strong>de</strong> mépris envers les fidèles qui obéissent à sa religion. C’est<br />
pour cela que, dans chaque pays, existent <strong>de</strong>s dieux divers, ici, le crocodile, là, la ven<strong>de</strong>use<br />
d’amour; mais, quand il s’agit du pou, à ce nom sacré, baisant universellement les chaînes <strong>de</strong> leur<br />
esclavage, tous les peuples s’agenouillent ensemble sur le parvis auguste, <strong>de</strong>vant le pié<strong>de</strong>stal <strong>de</strong><br />
l’idole informe et sanguinaire. Le peuple qui n’obéirait pas à ses propres instincts <strong>de</strong> rampement, et<br />
ferait mine <strong>de</strong> révolte, disparaîtrait tôt ou tard <strong>de</strong> la terre, comme la feuille d’automne, anéanti par la<br />
vengeance du dieu inexorable.<br />
O pou, à la prunelle recroquevillée, tant que les fleuves répandront la pente <strong>de</strong> leurs eaux<br />
dans les abîmes <strong>de</strong> la mer; tant que les astres graviteront sur le sentier <strong>de</strong> leur orbite; tant que le<br />
vi<strong>de</strong> muet n’aura pas d’horizon; tant que l’humanité déchirera ses propres flancs par <strong>de</strong>s guerres<br />
funestes; tant que la justice divine précipitera ses foudres vengeresses sur ce globe égoïste; tant que<br />
l’homme méconnaîtra son créateur, et se narguera <strong>de</strong> lui, non sans raison, en y mêlant du mépris,<br />
ton règne sera assuré sur l’univers, et ta dynastie étendra ses anneaux <strong>de</strong> siècle en siècle. Je te salue,<br />
soleil levant, libérateur céleste, toi, l’ennemi invisible <strong>de</strong> l’homme. Continue <strong>de</strong> dire à la saleté <strong>de</strong><br />
s’unir avec lui dans <strong>de</strong>s embrassements impurs, et <strong>de</strong> lui jurer, par <strong>de</strong>s serments, non écrits dans la<br />
poudre, qu’elle restera son amante fidèle jusqu’à l’éternité. Baise <strong>de</strong> temps en temps la robe <strong>de</strong> cette<br />
gran<strong>de</strong> impudique, en mémoire <strong>de</strong>s services importants qu’elle ne manque pas <strong>de</strong> te rendre. Si elle<br />
ne séduisait pas l’homme, avec ses mamelles lascives, il est probable que tu ne pourrais pas exister,<br />
toi, le produit <strong>de</strong> cet accouplement raisonnable et conséquent. O fils <strong>de</strong> la saleté! dis à ta mère que,<br />
si elle délaisse la couche <strong>de</strong> l’homme, marchant à travers <strong>de</strong>s routes solitaires, seule et sans appui,<br />
elle verra son existence compromise. Que ses entrailles, qui t’ont porté neuf mois dans leurs parois<br />
parfumées, s’émeuvent un instant à la pensée <strong>de</strong>s dangers que courait, par suite, leur tendre fruit, si<br />
gentil et si tranquille, mais déjà froid et féroce. Saleté, reine <strong>de</strong>s empires, conserve aux yeux <strong>de</strong> ma<br />
haine le spectacle <strong>de</strong> l’accroissement insensible <strong>de</strong>s muscles <strong>de</strong> ta progéniture affamée. Pour atteindre<br />
ce but, tu sais que tu n’as plus qu’à te coller plus étroitement contre les flancs <strong>de</strong> l’homme. Tu<br />
peux le faire, sans inconvénient pour la pu<strong>de</strong>ur, puisque, tous les <strong>de</strong>ux, vous êtes mariés <strong>de</strong>puis<br />
longtemps.
Pour moi, s’il m’est permis d’ajouter quelques mots à cet hymne <strong>de</strong> glorification, je dirai<br />
que j’ai fait construire une fosse, <strong>de</strong> quarante lieues carrées, et d’une profon<strong>de</strong>ur relative. C’est là<br />
que gît, dans sa virginité immon<strong>de</strong>, une mine vivante <strong>de</strong> poux. Elle remplit les bas-fonds <strong>de</strong> la fosse,<br />
et serpente ensuite, en larges veines <strong>de</strong>nses, dans toutes les directions. Voici comment j’ai construit<br />
cette mine artificielle. J’arrachai un pou femelle aux cheveux <strong>de</strong> l’humanité. On ma vu me coucher<br />
avec lui pendant trois nuits consécutives, et je le jetai dans la fosse. La fécondation humaine, qui<br />
aurait été nulle dans d’autres cas pareils, fut acceptée, cette fois, par la fatalité; et, au bout <strong>de</strong> quelques<br />
jours, <strong>de</strong>s milliers <strong>de</strong> monstres, grouillant dans un noeud compact <strong>de</strong> matière, naquirent à la<br />
lumière. Ce noeud hi<strong>de</strong>ux <strong>de</strong>vint, par le temps, <strong>de</strong> plus en plus immense, tout en acquérant la propriété<br />
liqui<strong>de</strong> du mercure, et se ramifia en plusieurs branches, qui se nourrissent, actuellement, en se<br />
dévorant elles-mêmes (la naissance est plus gran<strong>de</strong> que la mortalité), toutes les fois que je ne leur<br />
jette pas en pâture un bâtard qui vient <strong>de</strong> naître, et dont la mère désirait la mort, ou un bras que je<br />
vais couper à quelque jeune fille, pendant la nuit, grâce au chloroforme. Tous les quinze ans, les<br />
générations <strong>de</strong> poux, qui se nourrissent <strong>de</strong> l’homme, diminuent d’une manière notable, et prédisent<br />
elles-mêmes, infailliblement l’époque prochaine <strong>de</strong> leur complète <strong>de</strong>struction. Car, l’homme, plus<br />
intelligent que son ennemi, parvient à le vaincre. Alors, avec une pelle infernale qui accroît mes<br />
forces, j’extrais <strong>de</strong> cette mine inépuisable <strong>de</strong>s blocs <strong>de</strong> poux, grands comme <strong>de</strong>s montagnes, je les<br />
brise à coups <strong>de</strong> hache, et je les transporte, pendant les nuits profon<strong>de</strong>s, dans les artères <strong>de</strong>s cités.<br />
Là, au contact <strong>de</strong> la température humaine, ils se dissolvent comme aux premiers jours <strong>de</strong> leur formation<br />
dans les galeries tortueuses <strong>de</strong> la mine souterraine, se creusent un lit dans le gravier, et se<br />
répan<strong>de</strong>nt en ruisseaux dans les habitations, comme <strong>de</strong>s esprits nuisibles. Le gardien <strong>de</strong> la maison<br />
aboie sour<strong>de</strong>ment, car il lui semble qu’une légion d’êtres inconnus perce les pores <strong>de</strong>s murs, et apporte<br />
la terreur au chevet du sommeil. Peut-être n’êtes-vous pas, sans avoir entendu, au moins, une<br />
fois dans votre vie, ces sortes d’aboiements douloureux et prolongés. Avec ses yeux impuissants, il<br />
tâche <strong>de</strong> percer l’obscurité <strong>de</strong> la nuit; car, son cerveau <strong>de</strong> chien ne comprend pas cela. Ce bourdonnement<br />
l’irrite, et il sent qu’il est trahi. Des millions d’ennemis s’abattent ainsi, sur chaque cité,<br />
comme <strong>de</strong>s nuages <strong>de</strong> sauterelles. En voilà pour quinze ans. Ils combattront l’homme, en lui faisant<br />
<strong>de</strong>s blessures cuisantes. Après ce laps <strong>de</strong> temps, j’en enverrai d’autres. Quand je concasse les blocs<br />
<strong>de</strong> matière animée, il peut arriver qu’un fragment soit plus <strong>de</strong>nse qu’un autre. Ses atomes<br />
s’efforcent avec rage <strong>de</strong> séparer leur agglomération pour aller tourmenter l’humanité; mais, la cohésion<br />
résiste dans sa dureté. Par une suprême convulsion, ils engendrent un tel effort, que la pierre,<br />
ne pouvant pas disperser ses principes vivants, s’élance d’elle-même jusqu’au haut <strong>de</strong>s airs, comme<br />
par un effet <strong>de</strong> la poudre, et retombe, en s’enfonçant soli<strong>de</strong>ment sous le sol. Parfois, le paysan rêveur<br />
aperçoit un aérolithe fendre verticalement l’espace, en se dirigeant, du côté du bas, vers un<br />
champ <strong>de</strong> maïs. Il ne sait d’où vient la pierre. Vous avez maintenant, claire et succincte,<br />
l’explication du phénomène.<br />
Si la terre était couverte <strong>de</strong> poux, comme <strong>de</strong> grains <strong>de</strong> sable le rivage <strong>de</strong> la mer, la race humaine<br />
serait anéantie, en proie à <strong>de</strong>s douleurs terribles. Quel spectacle! Moi, avec <strong>de</strong>s ailes d’ange,<br />
immobile dans les airs, pour le contempler.<br />
*<br />
O mathématiques sévères, je ne vous ai pas oubliées, <strong>de</strong>puis que vos savantes leçons, plus<br />
douces que le miel, filtrèrent dans mon coeur, comme une on<strong>de</strong> rafraîchissante. J’aspirais instinctivement,<br />
dès le berceau, à boire à votre source, plus ancienne que le soleil, et je continue encore <strong>de</strong><br />
fouler le parvis sacré <strong>de</strong> votre temple solennel, moi, le plus fidèle <strong>de</strong> vos initiés. Il y avait du vague<br />
dans mon esprit, un je ne sais quoi épais comme <strong>de</strong> la fumée; mais, je sus franchir religieusement<br />
les <strong>de</strong>grés qui mènent à votre autel, et vous avez chassé ce voile obscur, comme le vent chasse le<br />
damier. Vous avez mis, à la place, une froi<strong>de</strong>ur excessive, une pru<strong>de</strong>nce consommée et une logique<br />
implacable. À votre lait fortifiant, mon intelligence s’est rapi<strong>de</strong>ment développée, et a pris <strong>de</strong>s proportions<br />
immenses, au milieu <strong>de</strong> cette clarté ravissante dont vous faites présent, avec prodigalité, à<br />
ceux qui vous aiment d’un sincère amour. Arithmétique! algèbre! géométrie! trinité grandiose!
triangle lumineux! Celui qui ne vous a pas connues est un insensé! Il mériterait l’épreuve <strong>de</strong>s plus<br />
grands supplices; car, il y a du mépris aveugle dans son insouciance ignorante; mais, celui qui vous<br />
connaît et vous apprécie ne veut plus rien <strong>de</strong>s biens <strong>de</strong> la terre; se contente <strong>de</strong> vos jouissances magiques;<br />
et, porté sur vos ailes sombres, ne désire plus que <strong>de</strong> s’élever, d’un vol léger, en construisant<br />
une hélice ascendante; vers la voûte sphérique <strong>de</strong>s cieux. La terre ne lui montre que <strong>de</strong>s illusions<br />
et <strong>de</strong>s fantasmagories morales; mais vous, ô mathématiques concises, par l’enchaînement rigoureux<br />
<strong>de</strong> vos propositions tenaces et la constance <strong>de</strong> vos lois <strong>de</strong> fer, vous faites luire, aux yeux<br />
éblouis, un reflet puissant <strong>de</strong> cette vérité suprême dont on remarque l’empreinte dans l’ordre <strong>de</strong><br />
l’univers. Mais, l’ordre qui vous entoure, représenté surtout par la régulation parfaite du carré, l’ami<br />
<strong>de</strong> Pythagore, est encore plus grand; car, le Tout Puissant s’est révélé complètement, lui est ses attributs,<br />
dans ce travail mémorable qui consista à faire sortir, <strong>de</strong>s entrailles du chaos, vos trésors <strong>de</strong><br />
théorèmes et vos magnifiques splen<strong>de</strong>urs. Aux époques antiques et dans les temps mo<strong>de</strong>rnes, plus<br />
d’une gran<strong>de</strong> imagination humaine vit son génie, épouvanté, à la contemplation <strong>de</strong> vos figures symboliques<br />
tracées sur le papier brûlant, comme autant <strong>de</strong> signes mystérieux vivants d’une haleine<br />
latente, que ne comprend pas le vulgaire profane et qui n’étaient que la révélation éclatante<br />
d’axiomes et d’hiéroglyphes éternels, qui ont existé avant l’univers et qui se maintiendront après<br />
lui. Elle se <strong>de</strong>man<strong>de</strong>, penchée sur le précipice d’un point d’interrogation fatal, comment se fait-il<br />
que les mathématiques contiennent tant d’imposante gran<strong>de</strong>ur et tant <strong>de</strong> vérité incontestable, tandis<br />
que, si elle les compare à l’homme, elle ne trouve en ce <strong>de</strong>rnier que faux orgueil et mensonge.<br />
Alors, cet esprit supérieur, attristé, auquel la familiarité noble <strong>de</strong> vos conseils fait sentir davantage<br />
la petitesse <strong>de</strong> tête, blanchie, sur une main décharnée et reste absorbé dans <strong>de</strong>s méditations surnaturelles.<br />
Il incline ses genoux <strong>de</strong>vant vous, et sa vénération rend hommage à votre visage divin,<br />
comme à la propre image du Tout-Puissant. Pendant mon enfance, vous m’apparûtes, une nuit <strong>de</strong><br />
mai, aux rayons <strong>de</strong> la lune, sur une prairie verdoyante, aux bords d’un ruisseau limpi<strong>de</strong>, toutes les<br />
trois égales en grâce et en pu<strong>de</strong>ur, toutes les trois pleines <strong>de</strong> majesté comme <strong>de</strong>s reines. Vous fîtes<br />
quelques pas vers moi, avec votre longue robe, flottante comme une vapeur, et vous m’attirâtes vers<br />
vos fières mamelles, comme un fils béni. Alors, j’accourus avec empressement, mes mains crispées<br />
sur votre blanche gorge. Je me suis nourri, avec reconnaissance, <strong>de</strong> votre manne fécon<strong>de</strong>, et j’ai<br />
senti que l’humanité grandissait en moi, et <strong>de</strong>venait meilleure. Depuis ce temps, ô déesses rivales,<br />
je ne vous ai pas abandonnées. Depuis ce temps, que <strong>de</strong> projets énergiques, que <strong>de</strong> sympathies, que<br />
je croyais avoir gravées sur les pages <strong>de</strong> mon coeur, comme sur du marbre, n’ont-elles pas effacé<br />
lentement, <strong>de</strong> ma raison désabusée, leurs lignes configuratives, comme l’aube naissante efface les<br />
ombres <strong>de</strong> la nuit! Depuis ce temps, j’ai vu la mort, dans l’intention, visible à l’oeil nu, <strong>de</strong> peupler<br />
les tombeaux, ravager les champs <strong>de</strong> bataille, engraissés par le sang humain et faire pousser <strong>de</strong>s<br />
fleurs matinales par <strong>de</strong>ssus les funèbres ossements. Depuis ce temps, j’ai assisté aux révolutions <strong>de</strong><br />
notre globe; les tremblements <strong>de</strong> terre, les volcans, avec leur lave embrasée, le simoun du désert et<br />
les naufrages <strong>de</strong> la tempête ont eu ma présence pour spectateur impassible. Depuis ce temps, j’ai vu<br />
plusieurs générations humaines élever, dès le matin, ses ailes et ses yeux, vers l’espace, avec la joie<br />
inexpériente <strong>de</strong> la chrysali<strong>de</strong> qui salue sa <strong>de</strong>rnière métamorphose, et mourir, le soir, avant le coucher<br />
du soleil, la tête courbée, comme <strong>de</strong>s fleurs fanées que balance le sifflement plaintif du vent.<br />
Mais, vous, vous restez toujours les mêmes. Aucun changement, aucun air empesté n’effleure les<br />
rocs escarpés et les vallées immenses <strong>de</strong> votre i<strong>de</strong>ntité. Vos pyrami<strong>de</strong>s mo<strong>de</strong>stes dureront davantage<br />
que les pyrami<strong>de</strong>s d’Égypte, fourmilières élevées par la stupidité et l’esclavage. La fin <strong>de</strong>s siècles<br />
verra encore <strong>de</strong>bout sur les ruines <strong>de</strong>s temps, vos chiffres cabalistiques, vos équations laconiques et<br />
vos lignes sculpturales siéger à la droite vengeresse du Tout-Puissant, tandis que les étoiles<br />
s’enfonceront, avec désespoir, comme <strong>de</strong>s trombes, dans l’éternité d’une nuit horrible et universelle,<br />
et que l’humanité, grimaçante, songera à faire ses comptes avec le jugement <strong>de</strong>rnier. Merci,<br />
pour les services innombrables que vous m’avez rendus. Merci, pour les qualités étrangères dont<br />
vous avez enrichi mon intelligence. Sans vous, dans ma lutte contre l’homme, j’aurais peut-être été<br />
vaincu. Sans vous, il m’aurait fait rouler dans le sable et embrasser la poussière <strong>de</strong> ses pieds. Sans<br />
vous, avec une griffe perfi<strong>de</strong>, il aurait labouré ma chair et mes os. Mais, je me suis tenu sur mes<br />
gar<strong>de</strong>s, comme un athlète expérimenté. Vous me donnâtes la froi<strong>de</strong>ur qui surgit <strong>de</strong> vos conceptions
sublimes, exemptes <strong>de</strong> passion. Je m’en servis pour rejeter avec dédain les jouissances éphémères<br />
<strong>de</strong> mon court voyage et pour renvoyer <strong>de</strong> ma porte les offres sympathiques, mais trompeuses, <strong>de</strong><br />
mes semblables. Vous me donnâtes la pru<strong>de</strong>nce opiniâtre qu’on déchiffre à chaque pas dans vos<br />
métho<strong>de</strong>s admirables <strong>de</strong> l’analyse, <strong>de</strong> la synthèse et <strong>de</strong> la déduction. Je m’en servis pour dérouter<br />
les ruses pernicieuses <strong>de</strong> mon ennemi mortel, pour l’attaquer, à mon tour, avec adresse, et plonger,<br />
dans les viscères <strong>de</strong> l’homme, un poignard aigu qui restera à jamais enfoncé dans son corps; car,<br />
c’est une blessure dont il ne se relèvera pas. Vous me donnâtes la logique, qui est comme l’âme<br />
elle-même <strong>de</strong> vos enseignements, pleins <strong>de</strong> sagesse; avec ses syllogismes, dont le labyrinthe compliqué<br />
n’en est que plus compréhensible, mon intelligence sentit s’accroître du double ses forces<br />
audacieuses. À l’ai<strong>de</strong> <strong>de</strong> cet auxiliaire terrible, je découvris, dans l’humanité, en nageant vers les<br />
bas-fonds, en face <strong>de</strong> l’écueil <strong>de</strong> la haine, la méchanceté noire et hi<strong>de</strong>use, qui croupissait au milieu<br />
<strong>de</strong> miasmes délétères, en s'admirant le nombril. Le premier, je découvris, dans les ténèbres <strong>de</strong> ses<br />
entrailles, ce vice néfaste, le mal! supérieur en lui au bien. Avec cette arme empoisonnée que vous<br />
me prêtâtes, je fis <strong>de</strong>scendre, <strong>de</strong> son pié<strong>de</strong>stal, construit par la lâcheté <strong>de</strong> l’homme, le Créateur luimême!<br />
Il grinça <strong>de</strong>s <strong>de</strong>nts et subit cette injure ignominieuse; car il avait pour adversaire quelqu’un<br />
<strong>de</strong> plus fort que lui. Mais, je le laisserai <strong>de</strong> côté, comme un paquet <strong>de</strong> ficelles, afin d’abaisser mon<br />
vol... Le penseur Descartes faisait, une fois, cette réflexion que rien <strong>de</strong> soli<strong>de</strong> n’était bâti sur vous.<br />
C’était une manière ingénieuse <strong>de</strong> faire comprendre que le premier venu ne pouvait pas, sur le coup,<br />
découvrir votre valeur inestimable. En effet, quoi <strong>de</strong> plus soli<strong>de</strong> que les trois qualités principales<br />
déjà nommées qui s’élèvent, entrelacées comme une couronne unique, sur le sommet auguste <strong>de</strong><br />
votre architecture colossale? Monument qui grandit sans cesse <strong>de</strong> découvertes quotidiennes, dans<br />
vos mines <strong>de</strong> diamant, et d’explorations scientifiques, dans vos superbes domaines. O mathématiques<br />
saintes, puissiez-vous, par votre commerce perpétuel, consoler le reste <strong>de</strong> mes jours <strong>de</strong> la méchanceté<br />
<strong>de</strong> l’homme et <strong>de</strong> l’injustice du Grand-Tout.<br />
*<br />
“O lampe au bec d’argent, mes yeux t’aperçoivent dans les airs, compagne <strong>de</strong> la voûte <strong>de</strong>s<br />
cathédrales, et cherchent la raison <strong>de</strong> cette suspension. On dit que tes lueurs éclairent, pendant la<br />
nuit, la tourbe <strong>de</strong> ceux qui viennent adorer le Tout Puissant et que tu montres aux repentis le chemin<br />
qui mène à l’autel. Écoute, c’est fort possible; mais... est-ce que tu as besoin <strong>de</strong> rendre <strong>de</strong> pareils<br />
services à ceux auxquels tu ne dis rien? Laisse, plongées dans les ténèbres, les colonnes <strong>de</strong>s basiliques;<br />
et, lorsqu’une bouffée <strong>de</strong> la tempête sur laquelle le démon tourbillonne, emporté dans<br />
l’espace, pénétrera, avec lui, dans le saint lieu, en y répandant l’effroi, au lieu <strong>de</strong> lutter, courageusement,<br />
contre la rafale empestée du prince du mal, éteins-toi subitement, sous son souffle fiévreux,<br />
pour qu’il puisse, sans qu’on le voie, choisir ses victimes parmi les croyants agenouillés. Si tu fais<br />
cela, tu peux dire que je te <strong>de</strong>vrai tout mon bonheur. Quand tu reluis ainsi, en répandant tes clartés<br />
indécises, mais suffisantes, je n’ose pas me livrer aux suggestions <strong>de</strong> mon caractère, et je reste, sous<br />
le portique sacré, en regardant par le portail entrouvert, ceux qui s’échappent à ma vengeance, dans<br />
le sein du Seigneur. O lampe poétique! toi qui serais mon amie si tu pouvais me comprendre, quand<br />
mes pieds foulent le basalte <strong>de</strong>s églises, dans les heures nocturnes, pourquoi te mets-tu à briller<br />
d’une manière qui, je l’avoue, me paraît extraordinaire? Tes reflets se colorent, alors, <strong>de</strong>s nuances<br />
blanches <strong>de</strong> la lumière électrique; l’oeil ne peut pas te fixer; et tu éclaires d’une flamme nouvelle et<br />
puissante les moindres détails du chenil du Créateur, comme si tu étais en proie à une sainte colère.<br />
Et, quand je me retire après avoir blasphémé, tu re<strong>de</strong>viens inaperçue, mo<strong>de</strong>ste et pâle, sûre d’avoir<br />
accompli un acte <strong>de</strong> justice. Dis-moi un peu; serait-ce, parce que tu connais les détours <strong>de</strong> mon<br />
coeur, que, lorsqu’il m’arrive d’apparaître où tu veilles, tu t’empresses <strong>de</strong> désigner ma présence<br />
pernicieuse, et <strong>de</strong> porter l’attention <strong>de</strong>s adorateurs vers le côté où vient <strong>de</strong> se montrer l’ennemi <strong>de</strong>s<br />
hommes? Je penche vers cette opinion; car, moi aussi, je commence à te connaître; et je sais qui tu<br />
es, vieille sorcière, qui veilles si bien sur les mosquées sacrées, où se pavane, comme la crête d’un<br />
coq, ton maître curieux. Vigilante gardienne, tu t’es donné une mission folle. Je t’avertis; la première<br />
fois que tu me désigneras à la pru<strong>de</strong>nce <strong>de</strong> mes semblables, par l’augmentation <strong>de</strong> tes lueurs
phosphorescentes, comme je n’aime pas ce phénomène d’optique, qui n’est mentionné, du reste,<br />
dans aucun livre <strong>de</strong> physique, je te prends par la peau <strong>de</strong> ta poitrine, en accrochant mes griffes aux<br />
escarres <strong>de</strong> ta nuque teigneuse, et je te jette dans la Seine. Je ne prétends pas que, lorsque je ne te<br />
fais rien, tu te comportes sciemment d’une manière qui me soit nuisible. Là, je te permettrai <strong>de</strong> briller<br />
autant qu’il me sera agréable; là, tu me nargueras avec un sourire inextinguible; là, convaincue<br />
<strong>de</strong> l’incapacité <strong>de</strong> ton huile criminelle, tu l’urineras avec amertume.” Après avoir parlé ainsi, <strong>Maldoror</strong><br />
ne sort pas du temple, et reste les yeux fixés sur la lampe du saint lieu...Il croit voir une espèce<br />
<strong>de</strong> provocation, dans l’attitu<strong>de</strong> <strong>de</strong> cette lampe, qui l’irrite au plus haut <strong>de</strong>gré, par sa présence<br />
inopportune. Il se dit que, si quelque âme est renfermée dans cette lampe, elle est lâche <strong>de</strong> ne pas<br />
répondre, à une attaque loyale, par la sincérité. Il bat l’air <strong>de</strong> ses bras nerveux et souhaiterait que la<br />
lampe se transformât en homme; il lui ferait passer un mauvais quart d’heure, il se le promet. Mais,<br />
le moyen qu’une lampe se change en homme; ce n’est pas naturel. Il ne se résigne pas, et cherche,<br />
sur le parvis <strong>de</strong> la misérable pago<strong>de</strong>, un caillou plat, à tranchant effilé. Il le lance en l’air avec<br />
force...la chaîne est coupée, par le milieu, comme l’herbe par la faux, et l’instrument du culte tombe<br />
à terre, en répandant son huile sur les dalles... Il saisit la lampe pour la porter <strong>de</strong>hors, mais elle résiste<br />
et grandit. Il lui semble voir <strong>de</strong>s ailes sur ses flancs, et la partie supérieure revêt la forme d’un<br />
buste d’ange. Le tout veut s’élever en l’air pour prendre son essor; mais il le retient d’une main<br />
ferme. Une lampe et un ange qui forment un même corps, voilà ce que l’on ne voit pas souvent. Il<br />
reconnaît la forme <strong>de</strong> la lampe; il reconnaît la forme <strong>de</strong> l’ange; mais, il ne peut pas les scin<strong>de</strong>r dans<br />
son esprit; en effet, dans la réalité, elles sont collées l’une dans l’autre, et ne forment qu’un corps<br />
indépendant et libre; mais, lui croit que quelque nuage a voilé ses yeux, et lui a fait perdre un peu <strong>de</strong><br />
l’excellence <strong>de</strong> sa vue. Néanmoins, il se prépare à la lutte avec courage, car son adversaire n’a pas<br />
peur. <strong>Les</strong> gens naïfs racontent, à ceux qui veulent les croire, que le portail sacré se referma <strong>de</strong> luimême,<br />
en roulant sur ses gonds affligés, pour que personne ne pût assister à cette lutte impie, dont<br />
les péripéties allaient se dérouler dans l’enceinte du sanctuaire violé. L’homme au manteau, pendant<br />
qu’il reçoit <strong>de</strong>s blessures cruelles avec un glaive invisible, s’efforce <strong>de</strong> rapprocher <strong>de</strong> sa bouche<br />
la figure <strong>de</strong> l’ange; il ne pense qu’à cela, et tous ses efforts se portent vers ce but. Celui-ci perd<br />
son énergie, et paraît pressentir sa <strong>de</strong>stinée. Il ne lutte plus que faiblement, et l’on voit le moment<br />
où son adversaire pourra l’embrasser à son aise, si c’est ce qu’il veut faire. Eh bien, le moment est<br />
venu. Avec ses muscles, il étrangle la gorge <strong>de</strong> l’ange, qui ne peut plus respirer, et lui renverse le<br />
visage, en l’appuyant sur sa poitrine odieuse. Il est un instant touché du sort qui attend cet être céleste,<br />
dont il aurait volontiers fait son ami. Mais, il se dit que c’est l’envoyé du Seigneur, et il ne<br />
peut pas retenir son courroux. C’en est fait; quelque chose d’horrible va rentrer dans la cage du<br />
temps! Il se penche, et porte la langue, imbibée <strong>de</strong> salive, sur cette joue angélique, qui jette <strong>de</strong>s regards<br />
suppliants. Il promène quelque temps sa langue sur cette joue. Oh!... voyez!; voyez donc!... la<br />
joue blanche et rose est <strong>de</strong>venue noire, comme un charbon! Elle exhale <strong>de</strong>s miasmes putri<strong>de</strong>s. C’est<br />
la gangrène; il n’est plus permis d’en douter. Le mal rongeur s’étend sur toute la figure, et <strong>de</strong> là,<br />
exerce sur ses furies sur les parties basses; bientôt, tout le corps n’est plus qu’une vaste plaie immon<strong>de</strong>.<br />
Lui-même, épouvanté (car, il ne croyait pas que sa langue contînt un poison d’une telle violence),<br />
il ramasse la lampe et s’enfuit <strong>de</strong> l’église. Une fois <strong>de</strong>hors, il aperçoit dans les airs une<br />
forme noirâtre, aux ailes brûlées, qui dirige péniblement son vol vers les régions du ciel. Ils se regar<strong>de</strong>nt<br />
tous les <strong>de</strong>ux, pendant que l’ange monte vers les hauteurs sereines du bien, et que lui, <strong>Maldoror</strong>,<br />
au contraire, <strong>de</strong>scend vers les abîmes vertigineux du mal... Quel regard! Tout ce que<br />
l’humanité a pensé <strong>de</strong>puis soixante siècles, et ce qu’elle pensera encore, pendant les siècles suivants,<br />
pourrait y contenir aisément, tant <strong>de</strong> choses se dirent-ils, dans cet adieu suprême! Mais, on<br />
comprend que c’étaient <strong>de</strong>s pensées plus élevées que celles qui jaillissent <strong>de</strong> l’intelligence humaine;<br />
d’abord, à cause <strong>de</strong>s <strong>de</strong>ux personnages, et puis, à cause <strong>de</strong> la circonstance. Ce regard les noua d’une<br />
amitié éternelle. Il s’étonne que le Créateur puisse avoir <strong>de</strong>s missionnaires d’une âme si noble. Un<br />
instant, il croit s’être trompé, et se <strong>de</strong>man<strong>de</strong> s’il aurait dû suivre la route du mal, comme il l’a fait.<br />
Le trouble est passé; il persévère dans sa résolution; et il est glorieux, d’après lui, <strong>de</strong> vaincre tôt ou<br />
tard le Grand-Tout, afin <strong>de</strong> régner à sa place sur l’univers entier, et sur <strong>de</strong>s légions d’anges aussi<br />
beaux. Celui-ci lui fait comprendre, sans parler, qu’il reprendra sa forme primitive, à mesure qu’il
montera vers le ciel; laisse tomber une larme, qui rafraîchit le front <strong>de</strong> celui qui a donné la gangrène;<br />
et disparaît peu à peu, comme un vautour, en s’élevant au milieu <strong>de</strong>s nuages. Le coupable<br />
regar<strong>de</strong> la lampe, cause <strong>de</strong> ce qui précè<strong>de</strong>. Il court comme un insensé à travers les rues, se dirige<br />
vers la Seine, et lance la lampe par <strong>de</strong>ssus le parapet. Elle tourbillonne, pendant quelques instants,<br />
et s’enfonce définitivement dans les eaux bourbeuses. Depuis ce jour, chaque soir, dès la tombée <strong>de</strong><br />
la nuit, l’on voit une lampe brillante qui surgit et se maintient, gracieusement, sur la surface du<br />
fleuve, à la hauteur du pont Napoléon, en portant, au lieu d’anse, <strong>de</strong>ux mignonnes ailes d’ange. Elle<br />
s’avance lentement, sur les eaux, passe sous les arches du pont <strong>de</strong> la Gare et du pont d’Austerlitz, et<br />
continue son sillage silencieux, sur la Seine, jusqu’au pont <strong>de</strong> l’Alma. Une fois en cet endroit, elle<br />
remonte avec facilité le cours <strong>de</strong> la rivière, et revient au bout <strong>de</strong> quatre heures à son point <strong>de</strong> départ.<br />
Ainsi <strong>de</strong> suite, pendant toute la nuit. Ses lueurs, blanches comme la lumière électrique, effacent les<br />
becs <strong>de</strong> gaz qui longent les <strong>de</strong>ux rives, et, entre lesquels, elle s’avance comme une reine, solitaire,<br />
impénétrable, avec un sourire inextinguible, sans que son huile se répan<strong>de</strong> avec amertume. Au<br />
commencement, les bateaux lui faisaient la chasse; mais, elle déjouait ces vains efforts, échappait à<br />
toutes les poursuites, en plongeant, comme une coquette, et reparaissait, plus loin, à une gran<strong>de</strong><br />
distance. Maintenant, les marins superstitieux, lorsqu’ils la voient, rament vers une direction opposée,<br />
et retiennent leurs chansons. Quand vous passez sur un pont, pendant la nuit, faites bien attention;<br />
vous êtes sûr <strong>de</strong> voir briller la lampe, ici ou là; mais, on dit qu’elle ne se montre pas à tout le<br />
mon<strong>de</strong>. Quand il passe sur les ponts un être humain qui a quelque chose sur la conscience, elle<br />
éteint subitement ses reflets, et le passant, épouvanté, fouille en vain, d’un regard désespéré, la surface<br />
et le limon du fleuve. Il sait ce que cela signifie. Il voudrait croire qu’il a vu la céleste lueur;<br />
mais, il se dit que la lumière venait du <strong>de</strong>vant <strong>de</strong>s bateaux ou <strong>de</strong> la réflexion <strong>de</strong>s becs <strong>de</strong> gaz; et il a<br />
raison... Il sait que, cette disparition, c’est lui qui en est la cause; et, plongé dans <strong>de</strong> tristes réflexions,<br />
il hâte le pas pour gagner sa <strong>de</strong>meure. Alors, la lampe au bec d’argent reparaît à la surface,<br />
et poursuit sa marche à travers <strong>de</strong>s arabesques élégantes et capricieuses.<br />
*<br />
Écoutez les pensées <strong>de</strong> mon enfance, quand je me réveillais, humains, à la verge rouge: “Je<br />
viens <strong>de</strong> me réveiller; mais ma pensée est encore engourdie. Chaque matin, je ressens un poids dans<br />
ma tête. Il est rare que je trouve le repos dans la nuit; car, <strong>de</strong>s rêves affreux me tourmentent, quand<br />
je parviens à m’endormir. Le jour, ma pensée se fatigue dans <strong>de</strong>s méditations bizarres, pendant que<br />
mes yeux errent au hasard dans l’espace; et, la nuit, je ne peux pas dormir. Quand faut-il alors que<br />
je dorme? Cependant, la nature a besoin <strong>de</strong> réclamer ses droits. Comme je la dédaigne, elle rend ma<br />
figure pâle et fait luire mes yeux avec la flamme aigre <strong>de</strong> la fièvre. Au reste, je ne <strong>de</strong>man<strong>de</strong>rais pas<br />
mieux que <strong>de</strong> ne pas épuiser mon esprit à réfléchir continuellement; mais, quand même je ne le<br />
voudrais pas, mes sentiments consternés m’entraînent invinciblement vers cette pente. Je me suis<br />
aperçu que les autres enfants sont comme moi; mais, ils sont plus pâles encore, et leurs sourcils sont<br />
froncés, comme ceux <strong>de</strong>s hommes, nos frères aînés. O créateur <strong>de</strong> l’univers, je ne manquerai pas, ce<br />
matin, <strong>de</strong> t’offrir l’encens <strong>de</strong> ma prière enfantine. Quelquefois je l’oublie, et j’ai remarqué que, ces<br />
jours-là, je me sens plus heureux qu’à l’ordinaire; ma poitrine s’épanouit, libre <strong>de</strong> toute contrainte,<br />
et je respire, plus à l’aise, l’air embaumé <strong>de</strong>s champs; tandis que, lorsque j’accomplis le pénible<br />
<strong>de</strong>voir, ordonné par mes parents, <strong>de</strong> t’adresser quotidiennement un cantique <strong>de</strong> louanges, accompagné<br />
<strong>de</strong> l’ennui inséparable que me cause sa laborieuse invention, alors, je suis triste et irrité, le reste<br />
<strong>de</strong> la journée, parce qu’il ne me semble pas logique et naturel <strong>de</strong> dire ce que je ne pense pas, et je<br />
recherche le recul <strong>de</strong>s immenses solitu<strong>de</strong>s. Si je leur <strong>de</strong>man<strong>de</strong> l’explication <strong>de</strong> cet état étrange <strong>de</strong><br />
mon âme, elles ne me répon<strong>de</strong>nt pas. Je voudrais t’aimer et t’adorer; mais, tu es trop puissant, et il y<br />
a <strong>de</strong> la crainte, dans mes hymnes. Si, par une seule manifestation <strong>de</strong> ta pensée, tu peux détruire ou<br />
créer <strong>de</strong>s mon<strong>de</strong>s, mes faibles prières ne te seront pas utiles; si, quand il te plaît, tu envoies le choléra<br />
ravager les cités, ou la mort emporter dans ses serres, sans aucune distinction, les quatre âges <strong>de</strong><br />
la vie, je ne veux pas me lier avec un ami si redoutable. Non pas que la haine conduise le fil <strong>de</strong> mes<br />
raisonnements; mais, j’ai peur, au contraire, <strong>de</strong> ta propre haine, qui, par un ordre capricieux, peut
sortir <strong>de</strong> ton coeur et <strong>de</strong>venir immense, comme l’envergure du condor <strong>de</strong>s An<strong>de</strong>s. Tes amusements<br />
équivoques ne sont pas à ma portée, et j’en serais probablement la première victime. Tu es le Tout-<br />
Puissant; je ne te conteste pas ce titre, puisque, toi seul, as le droit <strong>de</strong> le porter, et que tes désirs, aux<br />
conséquences funestes ou heureuses, n’ont <strong>de</strong> terme que toi-même. Voilà précisément pourquoi il<br />
me serait douloureux <strong>de</strong> marcher à côté <strong>de</strong> ta cruelle tunique <strong>de</strong> saphir, non pas comme ton esclave,<br />
mais pouvant l’être d’un moment à l’autre. Il est vrai que, lorsque tu <strong>de</strong>scends en toi-même, pour<br />
scruter ta conduite souveraine, si le fantôme d’une injustice passée, commise envers cette malheureuse<br />
humanité, qui t’a toujours obéi, comme ton ami le plus fidèle, dresse, <strong>de</strong>vant toi, les vertèbres<br />
immobiles d’une épine dorsale vengeresse, ton oeil hagard laisse tomber la larme épouvantée du<br />
remords tardif, et qu’alors, les cheveux hérissés, tu crois, toi-même, prendre, sincèrement, la résolution<br />
<strong>de</strong> suspendre, à jamais, aux broussailles du néant, les jeux inconcevables <strong>de</strong> ton imagination <strong>de</strong><br />
tigre, qui serait burlesque, si elle n’était pas lamentable; mais, je sais aussi que la conscience n’a<br />
pas fixé, dans tes os, comme une moelle tenace, le harpon <strong>de</strong> sa <strong>de</strong>meure éternelle, et que tu retombes<br />
assez souvent, toi et tes pensées, recouvertes <strong>de</strong> la lèpre noire <strong>de</strong> l’erreur, dans le lac funèbre<br />
<strong>de</strong>s sombres malédictions. Je veux croire que celles-ci sont inconscientes (quoiqu’elles n’en renferment<br />
pas moins leur venin fatal), et que le mal et le bien, unis ensemble, se répan<strong>de</strong>nt en bonds<br />
impétueux <strong>de</strong> ta royale poitrine gangrenée, comme le torrent du rocher, par le charme secret d’une<br />
force aveugle; mais, rien ne m’en fournit la preuve. J’ai vu, trop souvent, tes <strong>de</strong>nts immon<strong>de</strong>s claquer<br />
<strong>de</strong> rage, et ton auguste face, recouverte <strong>de</strong> la mousse <strong>de</strong>s temps, rougir, comme un charbon<br />
ar<strong>de</strong>nt, à cause <strong>de</strong> quelque futilité microscopique que les hommes avaient commise, pour pouvoir<br />
m’arrêter, plus longtemps, <strong>de</strong>vant le poteau indicateur <strong>de</strong> cette hypothèse bonasse. Chaque jour, les<br />
mains jointes, j’élèverai vers toi les accents <strong>de</strong> mon humble prière, puisqu’il le faut; mais, je t’en<br />
supplie, que ta provi<strong>de</strong>nce ne pense pas à moi; laisse-moi <strong>de</strong> côté, comme le vermisseau qui rampe<br />
sous la terre. Sache que je préférerais me nourrir avi<strong>de</strong>ment <strong>de</strong>s plantes marines d’îles inconnues et<br />
sauvages, que les vagues tropicales entraînent, au milieu <strong>de</strong> ces parages, dans leur sein écumeux,<br />
que <strong>de</strong> savoir que tu m’observes, et que tu portes, dans ma conscience, ton scalpel qui ricane. Elle<br />
vient <strong>de</strong> te révéler la totalité <strong>de</strong> mes pensées, et j’espère que ta pru<strong>de</strong>nce applaudira facilement au<br />
bon sens dont elles gar<strong>de</strong>nt l’ineffaçable empreinte. À part ces réserves faites sur le genre <strong>de</strong> relations<br />
plus ou moins intimes que je dois gar<strong>de</strong>r avec toi, ma bouche est prête, à n’importe quelle<br />
heure du jour, à exhaler, comme un souffle artificiel, le flot <strong>de</strong> mensonges que ta gloriole exige sévèrement<br />
<strong>de</strong> chaque humain, dès que l’aurore s’élève bleuâtre, cherchant la lumière dans les replis<br />
<strong>de</strong> satin du crépuscule, comme, moi, je recherche la bonté, excité par l’amour du bien. Mes années<br />
ne sont pas nombreuses, et, cependant, je sens déjà que la bonté n’est qu’un assemblage <strong>de</strong> syllabes<br />
sonores; je ne l’ai trouvée nulle part. Tu laisses trop percer ton caractère; il faudrait le cacher avec<br />
plus d’adresse. Au reste, peut-être que je me trompe et que tu fais exprès; car, tu sais mieux qu’un<br />
autre comment tu dois te conduire. <strong>Les</strong> hommes, eux, mettent leur gloire à t’imiter; c’est pourquoi<br />
la bonté sainte ne reconnaît pas son tabernacle dans leurs yeux farouches: tel père, tel fils. Quoi<br />
qu’on doive penser <strong>de</strong> ton intelligence, je n’en parle que comme un critique impartial. Je ne <strong>de</strong>man<strong>de</strong><br />
pas mieux que d’avoir été induit en erreur. Je ne désire pas te montrer la haine que je te<br />
porte et que je couve avec amour, comme une fille chérie; car, il vaut mieux la cacher à tes yeux et<br />
prendre seulement, <strong>de</strong>vant toi, l’aspect d’un censeur sévère, chargé <strong>de</strong> contrôler tes actes impurs. Tu<br />
cesseras ainsi tout commerce actif avec elle, tu l’oublieras et tu détruiras complètement cette punaise<br />
avi<strong>de</strong> qui ronge ton foie. Je préfère plutôt te faire entendre <strong>de</strong>s paroles <strong>de</strong> rêverie et <strong>de</strong> douceur...<br />
Oui, c’est toi qui as créé le mon<strong>de</strong> et tout ce qu’il renferme. Tu es parfait. Aucune vertu ne te<br />
manque. Tu es très puissant, chacun le sait. Que l’univers entier entonne à chaque heure du temps,<br />
ton cantique éternel! <strong>Les</strong> oiseaux te bénissent, en prenant leur essor dans la campagne. <strong>Les</strong> étoiles<br />
t’appartiennent... Ainsi soit-il!” Après ces commencements, étonnez-vous <strong>de</strong> me trouver tel que je<br />
suis!<br />
*
Je cherchais une âme qui me ressemblât, et je ne pouvais pas la trouver. Je fouillais tous les<br />
recoins <strong>de</strong> la terre; ma persévérance était inutile. Cependant, je ne pouvais pas rester seul. Il fallait<br />
quelqu’un qui approuvât mon caractère; il fallait quelqu’un qui eût les mêmes idées que moi.<br />
C’était le matin; le soleil se leva à l’horizon, dans toute sa magnificence, et voilà qu’à mes yeux se<br />
lève aussi un jeune homme, dont la présence engendrait les fleurs sur son passage. Il s’approcha <strong>de</strong><br />
moi, et, me tendant la main: “Je suis venu vers toi, toi, qui me cherches. Bénissons ce jour heureux.”<br />
Mais, moi: “Va-t’en; je ne t’ai pas appelé: je n’ai pas besoin <strong>de</strong> ton amitié...” C’était le soir;<br />
la nuit commençait à étendre la noirceur <strong>de</strong> son voile sur la nature. Une belle femme, que je ne faisais<br />
que distinguer, étendait aussi sur moi son influence enchanteresse, et me regardait avec compassion;<br />
cependant, elle n’osait me parler. Je dis: “Approche-toi <strong>de</strong> moi, afin que je distingue nettement<br />
les traits <strong>de</strong> ton visage; car, la lumière <strong>de</strong>s étoiles n’est pas assez forte, pour les éclairer à<br />
cette distance.” Alors, avec une démarche mo<strong>de</strong>ste, et les yeux baissés, elle foula l’herbe du gazon,<br />
en se dirigeant <strong>de</strong> mon côté. Dès que je la vis: “Je vois que la bonté et la justice ont fait rési<strong>de</strong>nce<br />
dans ton coeur: nous ne pourrions pas vivre ensemble. Maintenant, tu admires ma beauté, qui bouleversé<br />
plus d’une; mais, tôt ou tard, tu te repentirais <strong>de</strong> m’avoir consacré ton amour; car, tu ne<br />
connais pas mon âme. Non que je te sois jamais infidèle: celle qui se livre à moi avec tant<br />
d’abandon et <strong>de</strong> confiance, avec autant <strong>de</strong> confiance et d’abandon, je me livre à elle; mais, mets-le<br />
dans ta tête, pour ne jamais l’oublier: les loups et les agneaux ne se regar<strong>de</strong>nt pas avec <strong>de</strong>s yeux<br />
doux.” Que me fallait-il donc, à moi, qui rejetais, avec tant <strong>de</strong> dégoût, ce qu’il y avait <strong>de</strong> plus beau<br />
dans l’humanité! ce qu’il me fallait, je n’aurais pas su le dire. Je n’étais pas encore habitué à me<br />
rendre un compte rigoureux <strong>de</strong>s phénomènes <strong>de</strong> mon esprit, au moyen <strong>de</strong>s métho<strong>de</strong>s que recomman<strong>de</strong><br />
la philosophie. Un navire venait <strong>de</strong> mettre toutes voiles pour s’éloigner <strong>de</strong> ce parage: un<br />
point imperceptible venait <strong>de</strong> paraître à l’horizon, et s’approchait peu à peu, poussé par la rafale, en<br />
grandissant avec rapidité. La tempête allait commencer ses attaques, et déjà le ciel s’obscurcissait,<br />
en <strong>de</strong>venant d’un noir presque aussi hi<strong>de</strong>ux que le coeur <strong>de</strong> l’homme. Le navire, qui était un grand<br />
vaisseau <strong>de</strong> guerre, venait <strong>de</strong> jeter toutes ses ancres, pour ne pas être balayé sur les rochers <strong>de</strong> la<br />
côte. Le vent sifflait avec fureur <strong>de</strong>s quatre points cardinaux, et mettait les voiles en charpie. <strong>Les</strong><br />
coups <strong>de</strong> tonnerre éclataient au milieu <strong>de</strong>s éclairs, et ne pouvaient surpasser le bruit <strong>de</strong>s lamentations<br />
qui s’entendaient sur la maison sans bases, sépulcre mouvant. Le roulis <strong>de</strong> ces masses aqueuses<br />
n’était pas parvenu à rompre les chaînes <strong>de</strong>s ancres; mais, leurs secousses avaient entr’ouvert<br />
une voie d’eau, sur les flancs du navire. Brèche énorme; car, les pompes ne suffisent pas à rejeter<br />
les paquets d’eau salée qui viennent, en écumant, s’abattre sur le pont, comme <strong>de</strong>s montagnes. <strong>Les</strong><br />
navire en détresse tire <strong>de</strong>s coups <strong>de</strong> canon d’alarme; mais, il sombre avec lenteur... avec majesté.<br />
Celui qui n’a pas vu un vaisseau sombrer au milieu <strong>de</strong> l’ouragan, <strong>de</strong> l’intermittence <strong>de</strong>s éclairs et <strong>de</strong><br />
l’obscurité la plus profon<strong>de</strong>, pendant que ceux qu’il contient sont accablés <strong>de</strong> ce désespoir que vous<br />
savez, celui-là ne connaît pas les acci<strong>de</strong>nts <strong>de</strong> la vie. Enfin, il s’échappe un cri universel <strong>de</strong> douleur<br />
d’entre les flancs du vaisseau, tandis que la mer redouble ses attaques redoutables. C’est le cri qu’a<br />
fait pousser l’abandon <strong>de</strong>s forces humaines. Chacun s’enveloppe dans le manteau <strong>de</strong> la résignation,<br />
et remet son sort entre les mains <strong>de</strong> Dieu. On s’accule comme un troupeau <strong>de</strong> moutons. Le navire en<br />
détresse tire <strong>de</strong>s coups <strong>de</strong> canon d’alarme; mais, il sombre avec lenteur... avec majesté. Ils ont fait<br />
jouer les pompes pendant tout le jour. Efforts inutiles. La nuit est venue, épaisse, implacable, pour<br />
mettre le comble à ce spectacle gracieux. Chacun se dit qu’une fois dans l’eau, il ne pourra plus<br />
respirer; car, d’aussi loin qu’il fait revenir sa mémoire, il ne se reconnaît aucun poisson pour ancêtre;<br />
mais, il s’exhorte à retenir son souffle le plus longtemps possible, afin <strong>de</strong> prolonger sa vie <strong>de</strong><br />
<strong>de</strong>ux ou trois secon<strong>de</strong>s; c’est là l’ironie vengeresse qu’il veut adresser à la mort... Le navire en détresse<br />
tire <strong>de</strong>s coups <strong>de</strong> canon d’alarme; mais, il sombre avec lenteur... avec majesté. Il ne sait pas<br />
que le vaisseau, en s’enfonçant, occasionne une puissante circonvolution <strong>de</strong>s houles autour d’ellesmêmes;<br />
que ce limon bourbeux s’est mêlé aux eaux troublées, et qu’une force qui vient <strong>de</strong> <strong>de</strong>ssous,<br />
contre-coup <strong>de</strong> la tempête qui exerce ses ravages en haut, imprime à l’élément <strong>de</strong>s mouvements<br />
saccadés et nerveux. Ainsi, malgré la provision <strong>de</strong> sang-froid qu’il ramasse d’avance, le futur noyé,<br />
après réflexion plus ample, <strong>de</strong>vra se sentir heureux, s’il prolonge sa vie, dans les tourbillons <strong>de</strong><br />
l’abîme, <strong>de</strong> la moitié d’une respiration ordinaire, afin <strong>de</strong> faire bonne mesure. Il lui sera donc impos-
sible <strong>de</strong> narguer la mort, son suprême voeu. Le navire en détresse tire <strong>de</strong>s coups <strong>de</strong> canon d’alarme;<br />
mais, il sombre avec lenteur...avec majesté. C’est une erreur. Il ne tire plus <strong>de</strong>s coups <strong>de</strong> canon, il<br />
ne sombre pas. La coquille <strong>de</strong> noix s’est engouffrée complètement. O ciel! comment peut-on vivre,<br />
après avoir éprouvé tant <strong>de</strong> voluptés! Il venait <strong>de</strong> m’être donné d’être témoin <strong>de</strong>s agonies <strong>de</strong> mort<br />
<strong>de</strong> plusieurs <strong>de</strong> mes semblables. Minute par minute, je suivais les péripéties <strong>de</strong> leurs angoisses. Tantôt,<br />
le beuglement <strong>de</strong> quelque vieille, <strong>de</strong>venue folle <strong>de</strong> peur, faisait prime sur le marché. Tantôt, le<br />
seul glapissement d’un enfant en mamelles empêchait d’entendre le comman<strong>de</strong>ment <strong>de</strong>s manoeuvres.<br />
Le vaisseau était trop loin pour percevoir distinctement les gémissements que m’apportait la<br />
rafale; mais, je les rapprochais par la volonté, et l’illusion d’optique était complète. Chaque quart<br />
d’heure, quand un coup <strong>de</strong> vent, plus fort que les autres, rendant ses accents lugubres à travers le cri<br />
<strong>de</strong>s pétrels effarés, disloquait le navire dans un craquement longitudinal, et augmentait les plaintes<br />
<strong>de</strong> ceux qui allaient être offerts en holocauste à la mort, je m’enfonçais dans la joue la pointe aiguë<br />
d’un fer, et je pensais secrètement: “Ils souffrent davantage!” J’avais, au moins, ainsi, un terme <strong>de</strong><br />
comparaison. Du rivage, je les apostrophais, en leur lançant <strong>de</strong>s imprécations et <strong>de</strong>s menaces. Il me<br />
semble qu’ils <strong>de</strong>vaient m’entendre! Il me semblait que ma haine et mes paroles, franchissant la distance,<br />
anéantissaient les lois physiques du son, et parvenaient, distinctes, à leurs oreilles, assourdies<br />
par les mugissements <strong>de</strong> l’océan en courroux! Il me semblait qu’ils <strong>de</strong>vaient penser à moi, et exhaler<br />
leur vengeance en impuissante rage! De temps à autre, je jetais les yeux vers les cités, endormies<br />
sur la terre ferme; et, voyant que personne ne se doutait qu’un vaisseau allait sombrer, à quelques<br />
milles du rivage, avec une couronne d’oiseaux <strong>de</strong> proie, je reprenais courage, et l’espérance me<br />
revenait: j’étais donc sûr <strong>de</strong> leur perte! Ils ne pouvaient échapper! Par surcroît <strong>de</strong> précaution, j’avais<br />
été chercher mon fusil à <strong>de</strong>ux coups, afin que, si quelque naufragé était tenté d’abor<strong>de</strong>r les rochers à<br />
la nage, pour échapper à une mort imminente, une balle sur l’épaule lui fracassât le bras, et<br />
l’empêchait d’accomplir son <strong>de</strong>ssein. Au moment le plus furieux <strong>de</strong> la tempête, je vis, surnageant<br />
sur les eaux, avec <strong>de</strong>s efforts désespérés, une tête énergique, aux cheveux hérissés. Il avalait <strong>de</strong>s<br />
litres d’eau, et s’enfonçait dans l’abîme, ballotté comme un liège. Mais, bientôt, il apparaissait <strong>de</strong><br />
nouveau, les cheveux ruisselants; et, fixant l’oeil sur le rivage, il semblait défier la mort. Il était<br />
admirable <strong>de</strong> sang-froid. Une large blessure sanglante, occasionnée par quelque pointe d’écueil caché,<br />
balafrait son visage intrépi<strong>de</strong> et noble. Il ne <strong>de</strong>vait pas avoir plus <strong>de</strong> seize ans; car, à peine, à<br />
travers les éclairs qui illuminaient la nuit, le duvet <strong>de</strong> la pêche s’apercevait sur sa lèvre. Et, maintenant,<br />
il n’était plus qu’à <strong>de</strong>ux cents mètres <strong>de</strong> la falaise; et je le dévisageais facilement. Quel courage!<br />
Quel esprit indomptable! Comme la fixité <strong>de</strong> sa tête semblait narguer le <strong>de</strong>stin, tout en fendant<br />
avec vigueur l’on<strong>de</strong>, dont les sillons s’ouvraient difficilement <strong>de</strong>vant lui!...Je l’avais décidé<br />
d’avance. Je me <strong>de</strong>vais à moi-même <strong>de</strong> tenir ma promesse: l’heure <strong>de</strong>rnière avait sonné pour tous,<br />
aucun ne <strong>de</strong>vait en échapper. Voilà ma résolution; rien ne la changerait... Un son sec s’entendit, et<br />
la tête aussitôt s’enfonça, pour ne plus reparaître. Je ne pris pas à ce meurtre autant <strong>de</strong> plaisir qu’on<br />
pourrait le croire; et, c’était, précisément, parce que j’étais rassasié <strong>de</strong> toujours tuer, que je le faisais<br />
dorénavant par simple habitu<strong>de</strong>, dont on ne peut se passer, mais, qui ne procure qu’une jouissance<br />
légère. Le sens est émoussé, endurci. Quelle volupté ressentir à la mort <strong>de</strong> cet être humain, quand il<br />
y en avait plus d’une centaine, qui allaient s’offrir à moi, en spectacle, dans leur lute <strong>de</strong>rnière contre<br />
les flots, une fois le navire submergé? À cette mort, je n’avais même pas l’attrait du danger; car, la<br />
justice humaine, bercée par l’ouragan <strong>de</strong> cette nuit affreuse, sommeillait dans les maisons, à quelques<br />
pas <strong>de</strong> moi. Aujourd’hui que les années pèsent sur mon corps, je le dis avec sincérité, comme<br />
une vérité suprême et solennelle: je n’étais pas aussi cruel qu’on l’a raconté ensuite, parmi les<br />
hommes; mais, <strong>de</strong>s fois, leur méchanceté exerçait ses ravages persévérants pendant <strong>de</strong>s années entières.<br />
Alors, je ne connaissais plus <strong>de</strong> borne à ma fureur; il me prenait <strong>de</strong>s accès <strong>de</strong> cruauté, et je<br />
<strong>de</strong>venais terrible pour celui qui s’approchait <strong>de</strong> mes yeux hagards, si toutefois il appartenait à ma<br />
race. Si c’était un cheval ou un chien, je le laissais passer: avez-vous entendu ce que je viens <strong>de</strong><br />
dire? Malheureusement, la nuit <strong>de</strong> cette tempête, j’étais dans un <strong>de</strong> ces accès, ma raison s’était envolée<br />
(car, ordinairement, j’étais aussi cruel, mais, plus pru<strong>de</strong>nt); et tout ce qui tomberait, cette foislà,<br />
entre mes mains, <strong>de</strong>vait périr; je ne prétends pas m’excuser <strong>de</strong> mes torts. La faute n’en est pas<br />
toute à mes semblables. Je ne fais que constater ce qui est, en attendant le jugement <strong>de</strong>rnier qui me
fait gratter la nuque d’avance... Que m’importe le jugement <strong>de</strong>rnier! Ma raison ne s’envole jamais,<br />
comme je le disais pour vous tromper. Et, quand je commets un crime, je sais ce que je fais: je ne<br />
voulais pas faire autre chose! Debout sur le rocher, pendant que l’ouragan fouettait mes cheveux et<br />
mon manteau, j’épiais dans l’extase cette force <strong>de</strong> la tempête, s’acharnant sur un navire, sous un<br />
ciel sans étoiles. Je suivis, dans une attitu<strong>de</strong> triomphante, toutes les péripéties <strong>de</strong> ce drame, <strong>de</strong>puis<br />
l’instant où le vaisseau jeta ses ancres, jusqu’au moment où il s’engloutit, habit fatal qui entraîna,<br />
dans les boyaux <strong>de</strong> la mer, ceux qui s’en étaient revêtus comme d’un manteau. Mais, l’instant<br />
s’approchait, où j’allais, moi-même, me mêler comme acteur à ces scènes <strong>de</strong> la nature bouleversée.<br />
Quand la place où le vaisseau avait soutenu le combat montra clairement que celui-ci avait été passer<br />
le reste <strong>de</strong> ses jours au rez-<strong>de</strong>-chaussée <strong>de</strong> la mer, alors, ceux qui avaient été emportés avec les<br />
flots reparurent en partie à la surface. Ils se prirent à bras-le-corps, <strong>de</strong>ux par <strong>de</strong>ux, trois par trois;<br />
c’était le moyen <strong>de</strong> ne pas sauver leur vie; car, leurs mouvements <strong>de</strong>venaient embarrassés, et ils<br />
coulaient bas comme <strong>de</strong>s cruches percées... Quelle est l'armée <strong>de</strong> monstres marins qui fend les flots<br />
avec vitesse? Ils sont six; leurs nageoires sont vigoureuses, et s’ouvrent un passage, à travers les<br />
vagues soulevées. De tous ces êtres humains, qui remuent les quatre membres dans ce continent peu<br />
ferme, les requins ne font bientôt plus qu’une omelette sans oeufs, et se la partagent, selon la loi du<br />
plus fort. Le sang se mêle aux eaux, et les eaux se mêlent au sang. Leurs yeux féroces éclairent la<br />
scène du carnage... Mais, quel est encore ce tumulte <strong>de</strong>s eaux, là-bas, à l’horizon. On dirait une<br />
trombe qui s’approche. Quels coups <strong>de</strong> rame! J’aperçois ce que c’est. Une énorme femelle <strong>de</strong> requin<br />
vient prendre part au pâté <strong>de</strong> foie <strong>de</strong> canard, et manger du bouilli froid. Elle est furieuse, car, elle<br />
arrive affamée. Une lutte s’engage entre elle et les requins, pour se disputer les quelques membres<br />
palpitants qui flottent par-ci, par là, sans rien dire, sur la surface <strong>de</strong> crème rouge. À droite, à gauche,<br />
elle lance <strong>de</strong>s coups <strong>de</strong> <strong>de</strong>nts qui engendrent <strong>de</strong>s blessures mortelles. Mais, trois requins vivants<br />
l’entourent encore, et elle est obligée <strong>de</strong> tournée en tous sens, pour déjouer leurs manoeuvres. Avec<br />
une émotion croissante, inconnue jusqu’alors, le spectateur, placé sur le rivage, suit cette bataille<br />
navale d’un nouveau genre. Il a les yeux fixés sur cette courageuse femelle <strong>de</strong> requin, aux <strong>de</strong>nts si<br />
fortes. Il n’hésite plus, il épaule son fusil, et, avec son adresse habituelle, il loge sa <strong>de</strong>uxième balle<br />
dans l’ouïe d’un <strong>de</strong>s requins, au moment où il se montrait au-<strong>de</strong>ssus d’une vague. Restent <strong>de</strong>ux requins<br />
qui n’en témoignent qu’un acharnement plus grand. Du haut du rocher, l’homme à la salive<br />
saumâtre, se jette à la mer, et nage vers le tapis agréablement coloré, en tenant à la main ce couteau<br />
d’acier qui ne l’abandonne jamais. Désormais, chaque requin a affaire à un ennemi. Il s’avance vers<br />
son adversaire fatigué, et, prenant son temps, lui enfonce dans le ventre sa lame aiguë. La cita<strong>de</strong>lle<br />
mobile se débarrasse facilement du <strong>de</strong>rnier adversaire... Se trouvent en présence le nageur et la femelle<br />
du requin, sauvée par lui. Il se regardèrent entre les yeux pendant quelques minutes; et chacun<br />
s’étonna <strong>de</strong> trouver tant <strong>de</strong> férocité dans les regards <strong>de</strong> l’autre. Ils tournent en rond en nageant, ne<br />
se per<strong>de</strong>nt pas <strong>de</strong> vue, et se disent à part soi: “Je me suis trompé jusqu’ici; en voilà un qui est plus<br />
méchant.” Alors, d’un commun accord, entre <strong>de</strong>ux eaux, ils glissèrent l’un vers l’autre, avec une<br />
admiration mutuelle, la femelle <strong>de</strong> requin écartant l’eau <strong>de</strong> ses nageoires, <strong>Maldoror</strong> battant l’on<strong>de</strong><br />
avec ses bras; et retinrent leur souffle, dans une vénération profon<strong>de</strong>, chacun désireux <strong>de</strong> contempler,<br />
pour la première fois, son portrait vivant. Arrivés à trois mètres <strong>de</strong> distance, sans faire aucun<br />
effort, ils tombèrent brusquement l’un contre l’autre, comme <strong>de</strong>ux aimants, et s’embrassèrent avec<br />
dignité et reconnaissance, dans une étreinte aussi tendre que celle d’un frère ou d’une soeur. <strong>Les</strong><br />
désirs charnels suivirent <strong>de</strong> près cette démonstration d’amitié. Deux cuisses nerveuses se collèrent<br />
étroitement à la peau visqueuse du monstre, comme <strong>de</strong>ux sangsues; et, les bras et les nageoires entrelacés<br />
autour du corps <strong>de</strong> l’objet aimé qu’ils entouraient avec amour, tandis que leurs gorges et<br />
leurs poitrines ne faisaient bientôt plus qu’une masse glauque aux exhalaisons <strong>de</strong> goémon; au milieu<br />
<strong>de</strong> la tempête qui continuait <strong>de</strong> sévir; à la lueur <strong>de</strong>s éclairs; ayant pour lit d’hyménée la vague<br />
écumeuse, emportés par un courant sous-marin comme dans un berceau, et roulant, sur eux-mêmes,<br />
vers les profon<strong>de</strong>urs inconnues <strong>de</strong> l’abîme, ils se réunirent dans un accouplement long, chaste et<br />
hi<strong>de</strong>ux!... Enfin, je venais <strong>de</strong> trouver quelqu’un qui me ressemblât!... Désormais, je n’étais plus seul<br />
dans la vie! Elle avait les mêmes idées que moi!... J’étais en face <strong>de</strong> mon premier amour!
*<br />
La Seine entraîne un corps humain. Dans ces circonstances, elle prend <strong>de</strong>s allures solennelles.<br />
Le cadavre gonflé se soutient sur les eaux; il disparaît sous l’arche d’un pont; mais, plus loin,<br />
on le voit apparaître <strong>de</strong> nouveau, tournant lentement sur lui-même, comme une roue <strong>de</strong> moulin, et<br />
s’enfonçant par intervalles. Un maître <strong>de</strong> bateau, à l’ai<strong>de</strong> d’une perche, l’accroche au passage, et le<br />
ramène à terre. Avant <strong>de</strong> transporter le corps à la Morgue, on le laisse quelque temps sur la berge,<br />
pour le ramener à la vie. La foule compacte se rassemble autour du corps. Ceux qui ne peuvent pas<br />
voir, parce qu’ils sont <strong>de</strong>rrière, poussent, tant qu’ils peuvent, ceux qui sont <strong>de</strong>vant. Chacun se dit:<br />
“Ce n’est pas moi qui me serais noyé.” On plaint le jeune homme qui s’est suicidé; on l’admire;<br />
mais, on ne l’imite pas. Et, cependant, lui, a trouvé très naturel <strong>de</strong> se donner la mort, ne jugeant rien<br />
sur la terre capable <strong>de</strong> le contenter, et aspirant plus haut. Sa figure est distinguée, et ses habits sont<br />
riches. A-t-il encore dix-sept ans? C’est mourir jeune! La foule paralysée continue <strong>de</strong> jeter sur lui<br />
ses yeux immobiles... il se fait nuit. Chacun se retire silencieusement. Aucun n’ose renverser le<br />
noyé, pour lui faire rejeter l’eau qui remplit son corps. On a craint <strong>de</strong> passer pour sensible, et aucun<br />
n’a bougé, retranché dans le col <strong>de</strong> sa chemise. L’un s’en va, en sifflotant aigrement une tyrolienne<br />
absur<strong>de</strong>; l’autre fait claquer ses doigts comme <strong>de</strong>s castagnettes... Harcelé par sa pensée sombre,<br />
<strong>Maldoror</strong>, sur son cheval, passe près <strong>de</strong> cet endroit, avec la vitesse <strong>de</strong> l’éclair. Il aperçoit le noyé;<br />
cela suffit. Aussitôt, il a arrêté son coursier, et est <strong>de</strong>scendu <strong>de</strong> l’étrier. Il soulève le jeune homme<br />
sans dégoût, et lui fait rejeter l’eau avec abondance. À la pensée que ce corps inerte pourrait revivre<br />
sous sa main, il sens son coeur bondir, sous cette impression excellente, et redouble <strong>de</strong> courage.<br />
Vains efforts! Vains efforts, ai-je dit, et c’est vrai. Le cadavre reste inerte, et se laisse tourner en<br />
tous sens. Il frotte les tempes; il frictionne ce membre-ci, ce membre-là; il souffle pendant une<br />
heure, dans la bouche, en pressant ses lèvres contre les lèvres <strong>de</strong> l’inconnu. Il lui semble enfin sentir<br />
sous sa main, appliquée contre la poitrine, un léger battement. Le noyé vit! À ce moment suprême,<br />
on put remarquer que plusieurs ri<strong>de</strong>s disparurent du front du cavalier, et le rajeunirent <strong>de</strong> dix ans.<br />
Mais, hélas! les ri<strong>de</strong>s reviendront, peut-être <strong>de</strong>main, peut-être aussitôt qu’il se sera éloigné <strong>de</strong>s<br />
bords <strong>de</strong> la Seine. En attendant, le noyé ouvre <strong>de</strong>s yeux ternes, et, par un sourire blafard, remercie<br />
son bienfaiteur; mais, il est faible encore, et ne peut faire aucun mouvement. Sauver la vie à quelqu’un,<br />
que c’est beau! Et comme cette action rachète <strong>de</strong> fautes! L’homme aux lèvres <strong>de</strong> bronze,<br />
occupé jusque là à l’arracher <strong>de</strong> la mort, regar<strong>de</strong> le jeune homme avec plus d’attention, et ses traits<br />
ne lui paraissent pas inconnus. Il se dit qu’entre l’asphyxié, aux cheveux blonds, et Holzer, il n’y a<br />
pas beaucoup <strong>de</strong> différence. <strong>Les</strong> voyez-vous comme ils s’embrassent avec effusion! N’importe!<br />
L’homme à la prunelle <strong>de</strong> jaspe tient à conserver l’apparence d’un rôle sévère. Sans rien dire, il<br />
prend son ami qu’il met en croupe, et le coursier s’éloigne au galop. O toi, Holzer, qui te croyais si<br />
raisonnable et si fort, n’as-tu pas vu, par ton exemple même, comme il est difficile, dans un accès<br />
<strong>de</strong> désespoir, <strong>de</strong> conserver le sang-froid dont tu te vantes. J’espère que tu ne me causeras plus un<br />
pareil chagrin, et moi, <strong>de</strong> mon côté, je t’ai promis <strong>de</strong> ne jamais attenter à ma vie.<br />
*<br />
Il y a <strong>de</strong>s heures dans la vie où l’homme, à la chevelure pouilleuse, jette, l’oeil fixe, <strong>de</strong>s regards<br />
fauves sur les membranes vertes <strong>de</strong> l’espace; car, il lui semble entendre, <strong>de</strong>vant lui, les ironiques<br />
huées d’un fantôme. Il chancelle et courbe la tête: ce qu’il a entendu, c’est la voix <strong>de</strong> la conscience.<br />
Alors, il s’élance <strong>de</strong> la maison, avec la vitesse d’un fou, prend la première direction qui<br />
s’offre à sa stupeur, et dévore les plaines rugueuses <strong>de</strong> la campagne. Mais, le fantôme jaune ne le<br />
perd pas <strong>de</strong> vue, et le poursuit avec une égale vitesse. Quelquefois, dans une nuit d’orage, pendant<br />
que <strong>de</strong>s légions <strong>de</strong> poulpes ailés, ressemblant <strong>de</strong> loin à <strong>de</strong>s corbeaux, planent au-<strong>de</strong>ssus <strong>de</strong>s nuages,<br />
en se dirigeant d’une rame rai<strong>de</strong> vers les cités <strong>de</strong>s humains, avec la mission <strong>de</strong> les avertir <strong>de</strong> changer<br />
<strong>de</strong> conduite, le caillou, à l’oeil sombre voit <strong>de</strong>ux êtres passer à la lueur <strong>de</strong> l’éclair, l’un <strong>de</strong>rrière<br />
l’autre; et, essuyant une furtive larme <strong>de</strong> compassion, qui coule <strong>de</strong> sa paupière glacée, il s’écrie:<br />
“Certes, il le mérite; et ce n’est que justice.” Après avoir dit cela, il se replace dans son attitu<strong>de</strong> fa-
ouche, et continue <strong>de</strong> regar<strong>de</strong>r, avec un tremblement nerveux, la chasse à l’homme, et les gran<strong>de</strong>s<br />
lèvres du vagin d’ombre, d’où découlent, sans cesse, comme un fleuve, d’immenses spermatozoï<strong>de</strong>s<br />
ténébreux qui prennent leur essor dans l’éther lugubre, en cachant, avec le vaste déploiement <strong>de</strong><br />
leurs ailes <strong>de</strong> chauve-souris, la nature entière, et les légions solitaires <strong>de</strong> poulpes, <strong>de</strong>venues mornes<br />
à l’aspect <strong>de</strong> ces fulgurations sour<strong>de</strong>s et inexprimables. Mais, pendant ce temps, le steeple-chase<br />
continue entre les <strong>de</strong>ux infatigables coureurs, et le fantôme lance par sa bouche <strong>de</strong>s torrents <strong>de</strong> feu<br />
sur le dos calciné <strong>de</strong> l’antilope humain. Si, dans l’accomplissement <strong>de</strong> ce <strong>de</strong>voir, il rencontre en<br />
chemin la pitié qui veut lui barrer le passage, il cè<strong>de</strong> avec répugnance à ses supplications, et laisse<br />
l’homme s’échapper. Le fantôme fait claquer sa langue, comme pour se dire à lui-même qu’il va<br />
cesser la poursuite, et retourne vers son chenil il, jusqu’à nouvel ordre. Sa voix <strong>de</strong> condamné<br />
s’entend jusque dans les couches les plus lointaines <strong>de</strong> l’espace; et, lorsque son hurlement épouvantable<br />
pénètre dans le coeur humain, celui-ci préférerait avoir, dit-on, la mort pour mère que le remords<br />
pour fils. Il enfonce la tête jusqu’aux épaules dans les complications terreuses d’un trou;<br />
mais, la conscience volatilise cette ruse d’autruche. L’excavation s’évapore, goutte d’éther; la lumière<br />
apparaît, avec son cortège <strong>de</strong> rayons, comme un vol <strong>de</strong> courlis qui s’abat sur les lavan<strong>de</strong>s; et<br />
l’homme se retrouve en face <strong>de</strong> lui-même, les yeux ouverts et blêmes. Je l’ai vu se diriger du côté<br />
<strong>de</strong> la mer, monter sur un promontoire déchiqueté et battu par le sourcil <strong>de</strong> l’écume; et, comme une<br />
flèche, se précipiter dans les vagues. Voici le miracle: le cadavre reparaissait, le len<strong>de</strong>main, sur la<br />
surface <strong>de</strong> l’océan, qui reportait au rivage cette épave <strong>de</strong> chair. L’homme se dégageait du moule que<br />
son corps avait creusé dans le sable, exprimait l’eau <strong>de</strong> ses cheveux mouillés, et, reprenait, le front<br />
muet et penché, le chemin <strong>de</strong> la vie. La conscience juge sévèrement nos pensées et nos actes les<br />
plus secrets, et ne se trompe pas. Comme elle souvent impuissante à prévenir le mal, elle ne cesse<br />
<strong>de</strong> traquer l’homme comme un renard, surtout pendant l’obscurité. Des yeux vengeurs, que la<br />
science ignorante appelle météores, répan<strong>de</strong>nt une flamme livi<strong>de</strong>, passent en roulant sur euxmêmes,<br />
et articulent <strong>de</strong>s paroles <strong>de</strong> mystère... qu’il comprend! Alors, son chevet est broyé par les<br />
secousses <strong>de</strong> son corps, accablé sous le poids <strong>de</strong> l’insomnie, et il entend la sinistre respiration <strong>de</strong>s<br />
rumeurs vagues <strong>de</strong> la nuit. L’ange du sommeil, lui-même, mortellement atteint au front d’une pierre<br />
inconnue, abandonne sa tâche, et remonte vers les cieux. Eh bien, je me présente pour défendre<br />
l’homme, cette fois; moi, le contempleur <strong>de</strong> toutes les vertus; moi, celui que n’a pas pu oublier le<br />
Créateur, <strong>de</strong>puis le jour glorieux où, renversant <strong>de</strong> leur socle les annales du ciel, où, par je ne sais<br />
quel potage infâme, étaient consignés sa puissance et son éternité, j’appliquai mes quatre cents ventouses<br />
sur le <strong>de</strong>ssous <strong>de</strong> son aisselle, et lui fis pousser <strong>de</strong>s cris terribles... Ils se changèrent en vipères,<br />
en sortant par sa bouche, et allèrent se cacher dans les broussailles, les murailles en ruine, aux<br />
aguets le jour, aux aguets la nuit. Ces cris, <strong>de</strong>venus rampants, et doués d’anneaux innombrables,<br />
avec une tête petite et aplatie, <strong>de</strong>s yeux perfi<strong>de</strong>s, ont juré d’être en arrêt <strong>de</strong>vant l’innocence humaine;<br />
et, quand celle-ci se promène dans les enchevêtrements <strong>de</strong>s maquis, ou au revers <strong>de</strong>s talus<br />
ou sur les sables <strong>de</strong>s dunes, elle ne tar<strong>de</strong> pas à changer d’idée. Si, cependant, il en est temps encore;<br />
car, <strong>de</strong>s fois, l’homme aperçoit le poison s’introduire dans les veines <strong>de</strong> sa jambe, par une morsure<br />
presque imperceptible, avait qu’il ait eu le temps <strong>de</strong> rebrousser chemin, et <strong>de</strong> gagner le large. C’est<br />
ainsi que le Créateur, conservant un sang-froid admirable, jusque dans les souffrances les plus atroces,<br />
sait retirer, <strong>de</strong> leur propre sein, <strong>de</strong>s germes nuisibles aux habitants <strong>de</strong> la terre. Quel ne fut pas<br />
son étonnement, quand il vit <strong>Maldoror</strong>, changé en poulpe, avancer contre son corps ses huit pattes<br />
monstrueuses, dont chacune, lanière soli<strong>de</strong>, aurait pu embrasser facilement la circonférence d’une<br />
planète. Pris au dépourvu, il se débattit, quelques instants, contre cette étreinte visqueuse, qui se<br />
resserrait <strong>de</strong> plus en plus... je craignais quelque mauvais coup <strong>de</strong> sa part; après m’être nourri abondamment<br />
<strong>de</strong> ce sang sacré, je me détachai brusquement <strong>de</strong> son corps majestueux, et je me cachai<br />
dans une caverne qui, <strong>de</strong>puis lors, resta ma <strong>de</strong>meure. Après <strong>de</strong>s recherches infructueuses, il ne put<br />
m’y trouver. Il y a longtemps <strong>de</strong> ça; mais, je crois que maintenant il sait où est ma <strong>de</strong>meure; il se<br />
gar<strong>de</strong> d’y rentrer; nous vivons, tous les <strong>de</strong>ux, comme <strong>de</strong>ux monarques voisins, qui connaissent leurs<br />
forces respectives, ne peuvent se vaincre l’un l’autre, et sont fatigués <strong>de</strong>s batailles inutiles du passé.<br />
Il me craint, et je le crains; chacun, sans être vaincu, a éprouvé les ru<strong>de</strong>s coups <strong>de</strong> son adversaire, et<br />
nous en restons là. Cependant, je suis prêt à recommencer la lutte, quand il le voudra. Mais, qu’il
n’atten<strong>de</strong> pas quelque moment favorable à ses <strong>de</strong>sseins cachés. Je me tiendrai toujours sur mes gar<strong>de</strong>s,<br />
en ayant l’oeil sur lui. Qu’il n’envoie plus sur la terre la conscience et ses tortures. J’ai enseigné<br />
aux hommes les armes avec lesquelles on peut la combattre avec avantage. Ils ne sont pas encore<br />
familiarisés avec elle; mais, tu sais que, pour moi, elle est comme la paille qu’emporte le vent.<br />
J’en fais autant <strong>de</strong> cas. Si je voulais profiter <strong>de</strong> l’occasion, qui se présente, <strong>de</strong> subtiliser ces discussions<br />
poétiques, j’ajouterais que je fais même plus <strong>de</strong> cas <strong>de</strong> la paille que <strong>de</strong> la conscience; car, la<br />
paille est utile pour le boeuf qui la rumine, tandis que la conscience ne sait montrer que ses griffes<br />
d’acier. Elles subirent un pénible échec, le jour où elles se placèrent <strong>de</strong>vant moi. Comme la conscience<br />
avait été envoyée par le Créateur, je crus convenable <strong>de</strong> ne pas me laisser barrer le passage<br />
par elle. Si elle s’était présentée avec la mo<strong>de</strong>stie et l’humilité propres à son rang, et dont elle<br />
n’aurait jamais dû se départir, je l’aurais écoutée. Je n’aimais pas son orgueil. J’étendis une main, et<br />
sous mes doigts broyai les griffes; elles tombèrent en poussière, sous la pression croissante <strong>de</strong> ce<br />
mortier <strong>de</strong> nouvelle espèce. J’étendis l’autre main, et lui arrachai la tête. Je chassai ensuite, hors <strong>de</strong><br />
ma maison, cette femme, à coups <strong>de</strong> fouet, et je ne la revis plus. J’ai gardé sa tête en souvenir <strong>de</strong> ma<br />
victoire... Une tête à la main, dont je rongeais le crâne, je me suis tenu sur un pied, comme le héron,<br />
au bord du précipice creusé dans les flancs <strong>de</strong> la montagne. On m’a vu <strong>de</strong>scendre dans la vallée,<br />
pendant que la peau <strong>de</strong> ma poitrine était calme, comme le couvercle d’une tombe! Une tête à la<br />
main, dont je rongeais le crâne, j’ai nagé dans les gouffres les plus dangereux, longé les écueils<br />
mortels, et plongé plus bas que les courants, pour assister, comme un étranger, aux combats <strong>de</strong>s<br />
monstres marins; je me suis écarté du rivage, jusqu’à le perdre <strong>de</strong> ma vue perçante; et, les crampes<br />
hi<strong>de</strong>uses, avec leur magnétisme paralysant, rôdaient autour <strong>de</strong> mes membres, qui fendaient les vagues<br />
avec <strong>de</strong>s mouvements robustes, sans oser approcher. On m’a vu revenir, sain et sauf, dans la<br />
plage, pendant que la peau <strong>de</strong> ma poitrine était immobile et calme, comme le couvercle d’une<br />
tombe! Une tête à la main, dont je rongeais le crâne, j’ai franchi les marches ascendantes d’une tour<br />
élevée. Je suis parvenu, les jambes lasses, sur la plate-forme vertigineuse. J’ai regardé la campagne,<br />
la mer; j’ai regardé le soleil, le firmament; repoussant du pied le granit qui ne recula pas, j’ai défié<br />
la mort et la vengeance divine par une huée suprême, et me suis précipité, comme un pavé, dans la<br />
bouche <strong>de</strong> l’espace. <strong>Les</strong> hommes entendirent le choc douloureux et retentissant qui résulta <strong>de</strong> la<br />
rencontre du sol avec la tête <strong>de</strong> la conscience, que j’avais abandonnée dans ma chute. On me vit<br />
<strong>de</strong>scendre, avec la lenteur <strong>de</strong> l’oiseau, porté par un nuage invisible, et ramasser la tête, pour la forcer<br />
à être témoin d’un triple crime, que je <strong>de</strong>vais commettre le jour même, pendant que la peau <strong>de</strong><br />
ma poitrine était immobile et calme, comme le couvercle d’une tombe! Une tête à la main, dont je<br />
rongeais le crâne, je me suis dirigé vers l’endroit où s’élèvent les poteaux qui soutiennent la guillotine.<br />
J’ai placé la grâce suave <strong>de</strong>s cous <strong>de</strong> trois jeunes filles sous le couperet. Exécuteur <strong>de</strong>s hautes<br />
oeuvres, je lâchai le cordon avec l’expérience apparente d’une vie entière; et, le fer triangulaire,<br />
s’abattant obliquement, trancha trois idées qui me regardaient avec douceur. Je mis ensuite la<br />
mienne sous le rasoir pesant, et le bourreau prépara l’accomplissement <strong>de</strong> son <strong>de</strong>voir. Trois fois, le<br />
couperet re<strong>de</strong>scendit entre les rainures avec une nouvelle vigueur; trois fois, ma carcasse matérielle,<br />
surtout au siège du cou, fut remuée jusqu’en ses fon<strong>de</strong>ments, comme lorsqu’on se figure en rêve<br />
être écrasé par une maison qui s’effondre. Le peuple stupéfait me laissa passer, pour m’écarter <strong>de</strong> la<br />
place funèbre; il m’a vu ouvrir avec mes cou<strong>de</strong>s ses flots ondulatoires, et me remuer, plein <strong>de</strong> vie,<br />
avançant <strong>de</strong>vant moi, la tête droite, pendant que la peau <strong>de</strong> ma poitrine était immobile et calme,<br />
comme le couvercle d’une tombe! J’avais dit que je voulais défendre l’homme, cette fois; mais je<br />
crains que mon apologie ne soit pas l’expression <strong>de</strong> la vérité; et, par conséquent, je préfère me taire.<br />
C’est avec reconnaissance que l’humanité applaudira à cette mesure!<br />
Il est temps <strong>de</strong> serrer les freins à mon inspiration, et <strong>de</strong> m’arrêter, un instant, en route,<br />
comme quand on regar<strong>de</strong> le vagin d’une femme; il est bon d’examiner la carrière parcourue, et <strong>de</strong><br />
s’élancer, ensuite, les membres reposés, d’un bond impétueux. Fournir une traite d’une seule haleine<br />
n’est pas facile; et les ailes se fatiguent beaucoup, dans un vol élevé, sans espérance et sans<br />
*
emords. Non... ne conduisons pas plus profondément la meute hagar<strong>de</strong> <strong>de</strong>s pioches et <strong>de</strong>s fouilles,<br />
à travers les mines explosives <strong>de</strong> ce chant impie! Le crocodile ne changera pas un mot au vomissement<br />
sorti <strong>de</strong> <strong>de</strong>ssous son crâne. Tant pis, si quelque ombre furtive, excitée par le but louable <strong>de</strong><br />
venger l’humanité, injustement attaquée par moi, ouvre subrepticement la porte <strong>de</strong> ma chambre, en<br />
frôlant la muraille, comme l’aile d’un goéland, et enfonce un poignard, dans les côtes du pilleur<br />
d’épaves célestes! Autant vaut que l’argile dissolve ses atomes, <strong>de</strong> cette manière autant qu’une autre.<br />
Fin du <strong>de</strong>uxième chant<br />
Chant troisième<br />
Rappelons les noms <strong>de</strong> ces êtres imaginaires, à la nature d’ange, que ma plume, pendant le<br />
<strong>de</strong>uxième chant, a tirés d’un cerveau, brillant d’une lueur émanée d’eux-mêmes. Ils meurent, dès<br />
leur naissance, comme ces étincelles dont l’oeil a <strong>de</strong> la peine à suivre l’effacement rapi<strong>de</strong>, sur du<br />
papier brûlé. Léman!... Lohengrin!... Lombano!... Holzer!... un instant, vous apparûtes, recouverts<br />
<strong>de</strong>s insignes <strong>de</strong> la jeunesse, à mon horizon charmé; mais, je vous ai laissés retomber dans le chaos,<br />
comme <strong>de</strong>s cloches <strong>de</strong> plongeur. Vous n’en sortirez plus. Il me suffit que j’aie gardé votre souvenir;<br />
vous <strong>de</strong>vez cé<strong>de</strong>r la place à d’autres substances, peut-être moins belles, qu’enfantera le débor<strong>de</strong>ment<br />
orageux d’un amour qui a résolu <strong>de</strong> ne pas apaiser sa soif auprès <strong>de</strong> la race humaine. Amour<br />
affamé, qui se dévorerait lui-même, s’il ne cherchait sa nourriture dans les fictions célestes: créant,<br />
à la longue, une pyrami<strong>de</strong> <strong>de</strong> séraphins, plus nombreux que les insectes qui fourmillent dans une<br />
goutte d’eau, il les entrelacera dans une ellipse qu’il fera tourbillonner autour <strong>de</strong> lui. Pendant ce<br />
temps, le voyageur, arrêté contre l’aspect d’une cataracte, s’il relève le visage, verra, dans le lointain,<br />
un être humain, emporté vers la cave <strong>de</strong> l’enfer par une guirlan<strong>de</strong> <strong>de</strong> camélias vivants! Mais...<br />
silence! l’image flottante du cinquième idéal se <strong>de</strong>ssine lentement, comme les replis indécis d’une<br />
aurore boréale, sur le plan vaporeux <strong>de</strong> mon intelligence, et prend <strong>de</strong> plus en plus une consistance<br />
déterminée... Mario et moi nous longions la grève. Nos chevaux, le cou tendu, fendaient les membranes<br />
<strong>de</strong> l’espace, et arrachaient <strong>de</strong>s étincelles aux galets <strong>de</strong> la plage. La bise, qui nous frappait en<br />
plein visage, s’engouffrait dans nos manteaux, et faisait voltiger en arrière les cheveux <strong>de</strong> nos têtes<br />
jumelles. La mouette, par ses cris et ses mouvements d’aile, s’efforçait en vain <strong>de</strong> nous avertir <strong>de</strong> la<br />
proximité possible <strong>de</strong> la tempête, et s’écriait: “Où s’en vont-ils, <strong>de</strong> ce galop insensé?” Nous ne disions<br />
rien; plongés dans la rêverie, nous nous laissions emporter sur les ailes <strong>de</strong> cette course furieuse;<br />
le pêcheur, nous voyant passer, rapi<strong>de</strong>s comme l’albatros, et croyant apercevoir, fuyant <strong>de</strong>vant<br />
lui les <strong>de</strong>ux frères mystérieux, comme on les avait ainsi appelés, parce qu’ils étaient toujours<br />
ensemble, s’empressait <strong>de</strong> faire le signe <strong>de</strong> la croix, et se cachait, avec son chien paralysé, sous<br />
quelque roche profon<strong>de</strong>. <strong>Les</strong> habitants <strong>de</strong> la côte avaient entendu raconter <strong>de</strong>s choses étranges sur<br />
ces <strong>de</strong>ux personnages, qui apparaissaient sur la terre, au milieu <strong>de</strong>s nuages, aux gran<strong>de</strong>s époques <strong>de</strong><br />
calamité, quand une guerre affreuse menaçait <strong>de</strong> planter son harpon sur la poitrine <strong>de</strong> <strong>de</strong>ux pays<br />
ennemis, ou que le choléra s’apprêtait à lancer, avec sa fron<strong>de</strong>, la pourriture et la mort dans <strong>de</strong>s cités<br />
entières. <strong>Les</strong> plus vieux pilleurs d’épaves fronçaient le sourcil d’un air grave, affirmant que les<br />
<strong>de</strong>ux fantômes, dont chacun avait remarqué la vaste envergure <strong>de</strong>s ailes noires, pendant les ouragans,<br />
au-<strong>de</strong>ssus <strong>de</strong>s bancs <strong>de</strong> sable et <strong>de</strong>s écueils, étaient le génie <strong>de</strong> la terre et le génie <strong>de</strong> la mer,<br />
qui promenaient leur majesté, au milieu <strong>de</strong>s airs, pendant les gran<strong>de</strong>s révolutions <strong>de</strong> la nature, unis<br />
ensemble par une amitié éternelle, dont la rareté et la gloire ont enfanté l’étonnement du câble indéfini<br />
<strong>de</strong>s générations. On disait que, volant côte à côte comme <strong>de</strong>s condors <strong>de</strong>s An<strong>de</strong>s, ils aimaient à<br />
planer, en cercles concentriques, parmi les couches d’atmosphère qui avoisinent le soleil; qu’ils se<br />
nourrissaient, dans ces parages, <strong>de</strong>s plus pures essences <strong>de</strong> la lumière; mais, qu’ils ne se décidaient
qu’avec peine à rabattre l’inclinaison <strong>de</strong> leur globe vertical, vers l’orbite épouvantée où tourne le<br />
globe en délire, habité par <strong>de</strong>s esprits cruels qui se massacrent entre eux dans les champs où rugit la<br />
bataille (quand ils ne se tuent pas perfi<strong>de</strong>ment, en secret, dans le centre <strong>de</strong>s villes, avec le poignard<br />
<strong>de</strong> la haine ou <strong>de</strong> l’ambition), et qui se nourrissent d’êtres pleins <strong>de</strong> vie comme eux et placés quelques<br />
<strong>de</strong>grés plus bas dans l’échelle <strong>de</strong>s existences. Ou bien, quand ils prenaient la ferme résolution,<br />
afin d’exciter les hommes au repentir par les strophes <strong>de</strong> leurs prophéties, <strong>de</strong> nager, en se dirigeant<br />
à gran<strong>de</strong>s brassées, vers les régions sidérales où une planète se mouvait au milieu <strong>de</strong>s exhalaisons<br />
épaisses d’avarice, d’orgueil, d’imprécation et <strong>de</strong> ricanement qui se dégageaient, comme <strong>de</strong>s vapeurs<br />
pestilentielles, <strong>de</strong> sa surface hi<strong>de</strong>use et paraissait petite comme une boule, étant presque invisible,<br />
à cause <strong>de</strong> la distance, ils ne manquaient pas <strong>de</strong> trouver <strong>de</strong>s occasions où ils se repentaient<br />
amèrement <strong>de</strong> leur bienveillance, méconnue et conspuée, et allaient se cacher au fond <strong>de</strong>s volcans,<br />
pour converser avec le feu vivace qui bouillonne dans les cuves <strong>de</strong>s souterrains centraux, ou au<br />
fond <strong>de</strong> la mer, pour reposer agréablement leur vue désillusionnée sur les monstres les plus féroces<br />
<strong>de</strong> l’abîme, qui leur paraissaient <strong>de</strong>s modèles <strong>de</strong> douceur, en comparaison <strong>de</strong>s bâtards <strong>de</strong><br />
l’humanité. La nuit venue, avec son obscurité propice, ils s’élançaient <strong>de</strong>s cratères, à la crête <strong>de</strong><br />
porphyre, <strong>de</strong>s courants sous-marins et laissaient, bien loin <strong>de</strong>rrière eux, le pot <strong>de</strong> chambre rocailleux<br />
où se démène l’anus constipé <strong>de</strong>s kakatoès humains, jusqu’à ce qu’ils ne pussent plus distinguer la<br />
silhouette suspendue <strong>de</strong> la planète immon<strong>de</strong>. Alors, chagrinés <strong>de</strong> leur tentative infructueuse, au milieu<br />
<strong>de</strong>s étoiles qui compatissaient à leur douleur et sous l’oeil <strong>de</strong> Dieu, s’embrassaient, en pleurant,<br />
l’ange <strong>de</strong> la terre et l’ange <strong>de</strong> la mer!... Mario et celui qui galopait auprès <strong>de</strong> lui n’ignoraient pas les<br />
bruits vagues et superstitieux que racontaient, dans les veillées, les pêcheurs <strong>de</strong> la côte, en chuchotant<br />
autour <strong>de</strong> l’âtre, portes et fenêtres fermées; pendant que le vent <strong>de</strong> la nuit, qui désire se réchauffer,<br />
fait entendre ses sifflements autour <strong>de</strong> la cabane <strong>de</strong> paille, et ébranle, par sa vigueur, ses frêles<br />
murailles, entourées à la base <strong>de</strong> fragments <strong>de</strong> coquillages, apportés par les replis mourants <strong>de</strong>s vagues.<br />
Nous ne parlions pas. Que disent <strong>de</strong>ux coeurs qui s’aiment? Rien. Mais nos yeux exprimaient<br />
tout. Je l’avertis <strong>de</strong> serrer davantage son manteau autour <strong>de</strong> lui, et lui me fait observer que mon<br />
cheval s’éloigne trop du sien: chacun prend autant d’intérêt à la vie <strong>de</strong> l’autre qu’à sa propre vie;<br />
nous ne rions pas. Il s’efforce <strong>de</strong> me sourire; mais, j’aperçois que son visage porte le poids <strong>de</strong>s terribles<br />
impressions qu’y a gravées la réflexion, constamment penchée sur les sphynx qui déroutent,<br />
avec un oeil oblique, les gran<strong>de</strong>s angoisses <strong>de</strong> l’intelligence <strong>de</strong>s mortels. Voyant ses manoeuvres<br />
inutiles, il détourne les yeux, mord son frein terrestre avec la bave <strong>de</strong> la rage, et regar<strong>de</strong> l’horizon,<br />
qui s’enfuit à notre approche. À mon tour, je m’efforce <strong>de</strong> lui rappeler sa jeunesse dorée, qui ne<br />
<strong>de</strong>man<strong>de</strong> qu’à s’avancer dans les palais <strong>de</strong>s plaisirs, comme une reine; mais, il remarque que mes<br />
paroles sortent difficilement <strong>de</strong> ma bouche amaigrie, et que les années <strong>de</strong> mon propre printemps ont<br />
passé, tristes et glaciales, comme un rêve implacable qui promène, sur les tables <strong>de</strong>s banquets, et sur<br />
les lits <strong>de</strong> satin, où sommeille la pâle prêtresse d’amour, payée avec les voluptés <strong>de</strong> l’or, les voluptés<br />
amères du désenchantement, les ri<strong>de</strong>s pestilentielles <strong>de</strong> la vieillesse, les effarements <strong>de</strong> la solitu<strong>de</strong><br />
et les flambeaux <strong>de</strong> la douleur. Voyant mes manoeuvres inutiles, je ne m’étonne pas <strong>de</strong> ne pas<br />
pouvoir le rendre heureux; le Tout-Puissant m’apparaît revêtu <strong>de</strong> ses instruments <strong>de</strong> torture, dans<br />
toute l’auréole resplendissante <strong>de</strong> son horreur; je détourne les yeux et regar<strong>de</strong> l’horizon qui s’enfuit<br />
à notre approche... Nos chevaux galopaient le long du rivage, comme s’ils fuyaient l’oeil humain...Mario<br />
est plus jeune que moi; l’humidité du temps et l’écume salée qui rejaillit jusqu’à nous<br />
amènent le contact du froid sur ses lèvres. Je lui dis: “Prends gar<strong>de</strong>!... prends gar<strong>de</strong>!... ferme tes<br />
lèvres, les unes contre les autres; ne vois-tu pas les griffes aiguës <strong>de</strong> la gerçure, qui sillonne ta peau<br />
<strong>de</strong> blessures cuisantes?” Il fixe mon front, et me réplique avec les mouvements <strong>de</strong> sa langue: “Oui,<br />
je les vois, ces griffes vertes; mais, je dérangerai pas la situation naturelle <strong>de</strong> ma bouche pour les<br />
faire fuir. Regar<strong>de</strong>, si je mens. Puisqu’il paraît que c’est la volonté <strong>de</strong> la Provi<strong>de</strong>nce, je veux m’y<br />
conformer. Sa volonté aurait pu être meilleure.” Et moi, je m’écriai: “J’admire cette vengeance noble.”<br />
Je voulus m’arracher les cheveux; mais, il me le défendit avec un regard sévère, et je lui obéis<br />
avec respect. Il se faisait tard, et l’aigle regagnait son nid, creusé dans les anfractuosités <strong>de</strong> la roche.<br />
Il me dit: “Je vais te prêter mon manteau, pour te garantir du froid: je n’en ai pas besoin.” Je lui<br />
répliquai: “Malheur à toi, si tu fais ce que tu dis. Je ne veux pas qu’un autre souffre à ma place, et
surtout toi.” Il ne répondit pas, parce que j’avais raison; mais, moi, je me mis à le consoler, à cause<br />
<strong>de</strong> l’accent trop impétueux <strong>de</strong> mes paroles...Nos chevaux galopaient le long du rivage, comme s’ils<br />
fuyaient l’oeil humain... Je relevai la tête, comme la proue d’un vaisseau soulevée par une vague<br />
énorme, et je lui dis: “Est-ce que tu pleures? Je te le <strong>de</strong>man<strong>de</strong>, roi <strong>de</strong>s neiges et <strong>de</strong>s brouillards. Je<br />
ne vois pas <strong>de</strong>s larmes sur ton visage beau comme la fleur du cactus, et tes paupières sont sèches,<br />
comme le lit du torrent; mais, je distingue, au fond <strong>de</strong> tes yeux, une cuve, pleine <strong>de</strong> sang, où bout<br />
ton innocence, mordue au cou par un scorpion <strong>de</strong> la gran<strong>de</strong> espèce. Un vent violent s’abat sur le feu<br />
qui réchauffe la chaudière, et en répand les flammes obscures jusqu’en <strong>de</strong>hors <strong>de</strong> ton orbite sacrée.<br />
J’ai approché mes cheveux <strong>de</strong> ton front rosé, et j’ai senti une o<strong>de</strong>ur <strong>de</strong> roussi, parce qu’ils se brûlèrent.<br />
Ferme tes yeux; car, sinon, ton visage, calciné comme la lave du volcan, tombera en cendres<br />
sur le creux <strong>de</strong> ma main.” Et, lui, se retournait vers moi, sans faire attention aux rênes qu’il tenait<br />
dans la main, et me contemplait avec attendrissement, tandis que lentement il baissait et relevait ses<br />
paupières <strong>de</strong> lis, comme le flux et le reflux <strong>de</strong> la mer. Il voulut bien répondre à ma question audacieuse,<br />
et voici comme il le fit: “Ne fais pas attention à moi. De même que les vapeurs <strong>de</strong>s fleuves<br />
rampent le long <strong>de</strong>s flancs <strong>de</strong> la colline, et, une fois arrivées au sommet, s’élancent dans<br />
l’atmosphère, en formant <strong>de</strong>s nuages; <strong>de</strong> même, tes inquiétu<strong>de</strong>s sur mon compte se sont insensiblement<br />
accrues, sans motif raisonnable, et forment au-<strong>de</strong>ssus <strong>de</strong> ton imagination, le corps trompeur<br />
d’un mirage désolé. Je t’assure qu’il n’y a pas <strong>de</strong> feu dans mes yeux, quoique j’y ressente la même<br />
impression que si mon crâne était plongé dans un casque <strong>de</strong> charbons ar<strong>de</strong>nts. Comment veux-tu<br />
que les chairs <strong>de</strong> mon innocence bouillent dans la cuve, puisque je n’entends que <strong>de</strong>s cris très faibles<br />
et confus qui, pour moi, ne sont que les gémissements du vent qui passe au-<strong>de</strong>ssus <strong>de</strong> nos têtes.<br />
Il est impossible qu’un scorpion ait fixé sa rési<strong>de</strong>nce et ses pinces aiguës au fond <strong>de</strong> mon orbite<br />
hachée; je crois plutôt que ce sont <strong>de</strong>s tenailles vigoureuses qui broient les nerfs optiques. Cependant,<br />
je suis d’avis, avec toi, que le sang, qui remplit la cuve, a été extrait <strong>de</strong> mes veines par un<br />
bourreau invisible, pendant le sommeil <strong>de</strong> la <strong>de</strong>rnière nuit. Je t’ai attendu longtemps, fils aimé <strong>de</strong><br />
l’océan; et mes bras assoupis ont engagé un vain combat avec Celui qui s’était introduit dans le<br />
vestibule <strong>de</strong> ma maison... Oui, je sens que mon âme est ca<strong>de</strong>nassée dans le verrou <strong>de</strong> mon corps, et<br />
qu’elle ne peut se dégager, pour fuir loin <strong>de</strong>s rivages que frappe la mer humaine, et n’être plus témoin<br />
du spectacle <strong>de</strong> la meute livi<strong>de</strong> <strong>de</strong>s malheurs, poursuivant sans relâche, à travers les fondrières<br />
et les gouffres <strong>de</strong> l’abattement immense, les isards humains. Mais, je ne me plaindrai pas. J’ai reçu<br />
la vie comme une blessure, et j’ai défendu au suici<strong>de</strong> <strong>de</strong> guérir la cicatrice. Je veux que le Créateur<br />
en contemple, à chaque heure <strong>de</strong> son éternité, la crevasse béante. C’est le châtiment que je lui inflige.<br />
Nos courses ralentissent la vitesse <strong>de</strong> leurs pieds d’airain; leurs corps tremblent, comme le<br />
chasseur surpris par un troupeau <strong>de</strong> pécaris. Il ne faut pas qu’ils se mettent à écouter ce que nous<br />
disons. À force d’attention, leur intelligence grandirait, et ils pourraient peut-être nous comprendre.<br />
Malheur à eux; car, ils souffriraient davantage! En effet, ne pense qu’aux marcassins <strong>de</strong> l’humanité:<br />
le <strong>de</strong>gré d’intelligence qui les sépare <strong>de</strong>s autres êtres <strong>de</strong> la création ne semble-t-il pas ne leur être<br />
accordé qu’au prix irrémédiable <strong>de</strong> souffrances incalculables. Imite ton exemple, et que ton éperon<br />
d’argent s’enfonce dans les flancs <strong>de</strong> ton coursier...” Nos chevaux galopaient le long du rivage,<br />
comme s’ils fuyaient l’oeil humain.<br />
*<br />
Voici la folle qui passe en dansant, tandis qu’elle se rappelle vaguement quelque chose. <strong>Les</strong><br />
enfants la poursuivent à coups <strong>de</strong> pierre, comme si c’était un merle. Elle brandit un bâton et fait<br />
mine <strong>de</strong> les poursuivre, puis reprend sa course. Elle a laissé un soulier en chemin, et ne s’en aperçoit<br />
pas. De longues pattes d’araignée circulent sur sa nuque; ce ne sont autre chose que ses cheveux.<br />
Son visage ne ressemble plus au visage humain, et elle lance <strong>de</strong>s éclats <strong>de</strong> rire comme<br />
l’hyène. Elle laisse échapper <strong>de</strong>s lambeaux <strong>de</strong> phrases dans lesquels, en les recousant, très peu trouveraient<br />
une signification claire. Sa robe, percée en plus d’un endroit, exécute <strong>de</strong>s mouvements saccadés<br />
autour <strong>de</strong>s jambes osseuses et pleines <strong>de</strong> boue. Elle va <strong>de</strong>vant soi, comme la feuille du peuplier,<br />
emportée, elle, sa jeunesse, ses illusions et son bonheur passé, qu’elle revoit à travers les
umes d’une intelligence détruite, par le tourbillon <strong>de</strong>s facultés inconscientes. Elle a perdu sa grâce<br />
et sa beauté primitives; sa démarche est ignoble, et son haleine respire l’eau-<strong>de</strong>-vie. Si les hommes<br />
étaient heureux sur cette terre, c’est alors qu’il faudrait s’étonner. La folle ne fait aucun reproche,<br />
elle est trop fière pour se plaindre, et mourra, sans avoir révélé son secret à ceux qui s’intéressent à<br />
elle, mais auxquels elle a défendu <strong>de</strong> ne jamais lui adresser la parole. <strong>Les</strong> enfants la poursuivent, à<br />
coups <strong>de</strong> pierre, comme si c’était un merle. Elle a laissé tomber <strong>de</strong> son sein un rouleau <strong>de</strong> papier.<br />
Un inconnu le ramasse, s’enferme chez lui toute la nuit, et lit le manuscrit, qui contenait ce qui suit:<br />
“Après bien <strong>de</strong>s années stériles, la Provi<strong>de</strong>nce m’envoya une fille. Pendant trois jours, je<br />
m’agenouillai dans les églises, et ne cessai <strong>de</strong> remercier le grand nom <strong>de</strong> Celui qui avait enfin exaucé<br />
mes voeux. Je nourrissais <strong>de</strong> mon propre lait celle qui était plus que ma vie, et que je voyais<br />
grandir rapi<strong>de</strong>ment, douée <strong>de</strong> toutes les qualités <strong>de</strong> l’âme et du corps. Elle me disait: “Je voudrais<br />
avoir une petite soeur pour m’amuser avec elle; recomman<strong>de</strong> au bon Dieu <strong>de</strong> m’en envoyer une; et,<br />
pour le récompenser, j’entrelacerai, pour lui, une guirlan<strong>de</strong> <strong>de</strong> violettes, <strong>de</strong> menthes et <strong>de</strong> géraniums.”<br />
Pour toute réponse, je l’enlevais sur mon sein et l’embrassais avec amour. Elle savait déjà<br />
s’intéresser aux animaux, et me <strong>de</strong>mandait pourquoi l’hiron<strong>de</strong>lle se contente <strong>de</strong> raser <strong>de</strong> l’aile les<br />
chaumières humaines, sans oser y rentrer. Mais, moi, je mettais un doigt sur ma bouche, comme<br />
pour lui dire <strong>de</strong> gar<strong>de</strong>r le silence sur cette grave question, dont je ne voulais pas encore lui faire<br />
comprendre les éléments, afin <strong>de</strong> ne pas frapper, par une sensation excessive, son imagination enfantine;<br />
et, je m’empressais <strong>de</strong> détourner la conversation <strong>de</strong> ce sujet, pénible à traiter pour tout être<br />
appartenant à la race qui a étendu une domination injuste sur les autres animaux <strong>de</strong> la création.<br />
Quand elle me parlait <strong>de</strong>s tombes du cimetière, en me disant qu’on respirait dans cette atmosphère<br />
les agréables parfums <strong>de</strong>s cyprès et <strong>de</strong>s immortelles, je me gardai <strong>de</strong> la contredire; mais, je lui disais<br />
que c’était la ville <strong>de</strong>s oiseaux, que, là, ils chantaient <strong>de</strong>puis l’aurore jusqu’au crépuscule du soir, et<br />
que les tombes étaient leurs nids, où ils couchaient la nuit avec leur famille, en soulevant le marbre.<br />
Tous les mignons vêtements qui la couvraient, c’est moi qui les avais cousus, ainsi que les <strong>de</strong>ntelles,<br />
aux mille arabesques, que je réservais pour le dimanche. L’hiver, elle avait sa place légitime<br />
autour <strong>de</strong> la gran<strong>de</strong> cheminée; car elle se croyait une personne sérieuse, et, pendant l’été, la prairie<br />
reconnaissait la suave pression <strong>de</strong> ses pas, quand elle s’aventurait, avec son filet <strong>de</strong> soie, attaché au<br />
bout d’un jonc, après les colibris, pleins d’indépendance, et les papillons, aux zigzags agaçants.<br />
“Que fais-tu, petite vagabon<strong>de</strong>, quand la soupe t’attend <strong>de</strong>puis une heure, avec la cuillère qui<br />
s’impatiente?” Mais, elle s’écriait, en me sautant au cou, qu’elle n’y reviendrait plus. Le len<strong>de</strong>main,<br />
quand elle s’échappait <strong>de</strong> nouveau, à travers les marguerites et les résédas; parmi les rayons du soleil<br />
et le vol tournoyant <strong>de</strong>s insectes éphémères; ne connaissant que la coupe prismatique <strong>de</strong> la vie,<br />
pas encore le fiel; heureuse d’être plus gran<strong>de</strong> que la mésange; se moquant <strong>de</strong> la fauvette, qui ne<br />
chante pas si bien que le rossignol; tirant sournoisement la langue au vilain corbeau, qui la regardait<br />
paternellement; et gracieuse comme un jeune chat. Je ne <strong>de</strong>vais pas longtemps jouir <strong>de</strong> sa présence;<br />
le temps s’approchait, où elle <strong>de</strong>vait, d’une manière inattendue, faire ses adieux aux enchantements<br />
<strong>de</strong> la vie, abandonnant pour toujours la compagnie <strong>de</strong>s tourterelles, <strong>de</strong>s gélinottes et <strong>de</strong>s verdiers,<br />
les babillements <strong>de</strong> la tulipe et <strong>de</strong> l’anémone, les conseils <strong>de</strong>s herbes du marécage, l’esprit incisif<br />
<strong>de</strong>s grenouilles, et la fraîcheur <strong>de</strong>s ruisseaux. On me raconta ce qui s’était passé; car, moi, je ne fus<br />
pas présente à l’événement qui eut pour conséquence la mort <strong>de</strong> ma fille. Si je l’avais été, j’aurais<br />
défendu cet ange au prix <strong>de</strong> mon sang... <strong>Maldoror</strong> passait avec son bouledogue; il voit une jeune<br />
fille qui dort à l’ombre d’un platane, et il la prit d’abord pour une rose. On ne peut dire qui s’éleva<br />
le plus tôt dans son esprit, ou la vue <strong>de</strong> cette enfant, ou la résolution qui en fut la suite. Il se déshabille<br />
rapi<strong>de</strong>ment, comme un homme qui sait ce qu’il va faire. Nu comme une pierre, il s’est jeté sur<br />
le corps <strong>de</strong> la jeune fille, et lui a levé la robe pour commettre un attentat à la pu<strong>de</strong>ur... à la clarté du<br />
soleil! Il ne se gênera pas, allez!... N’insistons pas sur cette action impure. L’esprit mécontent, il se<br />
rhabille avec précipitation, jette un regard <strong>de</strong> pru<strong>de</strong>nce sur la route poudreuse, où personne ne chemine,<br />
et ordonne au bouledogue d’étrangler, avec le mouvement <strong>de</strong>s ses mâchoires, la jeune fille<br />
ensanglantée. Il indique au chien <strong>de</strong> la montagne la place où respire et hurle la victime souffrante, et<br />
se retire à l’écart, pour ne pas être témoin <strong>de</strong> la rentrée <strong>de</strong>s <strong>de</strong>nts pointues dans les veines roses.<br />
L’accomplissement <strong>de</strong> cet ordre put paraître sévère au bouledogue. Il crut qu’on lui <strong>de</strong>manda ce qui
avait été déjà fait, et se contenta, ce loup, au mufle monstrueux, <strong>de</strong> violer à son tour la virginité <strong>de</strong><br />
cette enfant délicate. De son ventre déchiré, le sang coule à nouveau le long <strong>de</strong> ses jambes, à travers<br />
la prairie. Ses gémissements se joignent aux pleurs <strong>de</strong> l’animal. La jeune fille lui présente la croix<br />
d’or qui ornait son cou, afin qu’il l’épargne; elle n’avait pas osé la présenter aux yeux farouches <strong>de</strong><br />
celui qui, d’abord, avait eu la pensée <strong>de</strong> profiter <strong>de</strong> la faiblesse <strong>de</strong> cet âge. Mais le chien n’ignorait<br />
pas que, s’il désobéissait à son maître, un couteau lancé <strong>de</strong> <strong>de</strong>ssous une manche, ouvrirait brusquement<br />
ses entrailles, sans crier gare. <strong>Maldoror</strong> (comme ce nom répugne à prononcer!) entendait les<br />
agonies <strong>de</strong> la douleur, et s’étonnait que la victime eût la vie si dure, pour ne pas être encore morte.<br />
Il s’approche <strong>de</strong> l’autel sacrificatoire, et voit la conduite <strong>de</strong> son bouledogue, livré à <strong>de</strong> bas penchants,<br />
et qui élevait sa tête au-<strong>de</strong>ssus <strong>de</strong> la jeune fille, comme un naufragé élève la sienne, au<strong>de</strong>ssus<br />
<strong>de</strong>s vagues en courroux. Il lui donne un coup <strong>de</strong> pied et lui fend un oeil. Le bouledogue, en<br />
colère, s’enfuit dans la campagne, entraînant après lui, pendant un espace <strong>de</strong> route qui est toujours<br />
trop long, pour si court qu’il fût, le corps <strong>de</strong> la jeune fille suspendue, qui n’a été dégagé que grâce<br />
aux mouvements saccadés <strong>de</strong> la fuite; mais, il craint d’attaquer son maître, qui ne le reverra plus.<br />
Celui-ci tire <strong>de</strong> sa poche un canif américain, composé <strong>de</strong> dix à douze lames qui servent à divers<br />
usages. Il ouvre les pattes anguleuses <strong>de</strong> cette hydre d’acier; et, muni d’un pareil scalpel, voyant<br />
que le gazon n’avait pas encore disparu sous la couleur <strong>de</strong> tant <strong>de</strong> sang versé, s’apprête, sans pâlir, à<br />
fouiller le vagin <strong>de</strong> la malheureuse enfant. De ce trou élargi, il retire successivement les organes<br />
intérieurs; les boyaux, les poumons, le foie et enfin le coeur lui-même sont arrachés <strong>de</strong> leurs fon<strong>de</strong>ments<br />
et entraînés à la lumière du jour, par l’ouverture épouvantable. Le sacrificateur s’aperçoit<br />
que la jeune fille, poulet vidé, est morte <strong>de</strong>puis longtemps; il cesse la persévérance croissante <strong>de</strong> ses<br />
ravages, et laisse le cadavre rendormir à l’ombre du platane. On ramassa le canif, abandonné à<br />
quelques pas. Un berger, témoin du crime, dont on n’avait pas découvert l’auteur, ne le raconta que<br />
longtemps après, quand il se fut assuré que le criminel avait gagné en sûreté les frontières, et qu’il<br />
n’avait plus à redouter la vengeance certaine proférée contre lui, en cas <strong>de</strong> révélation. Je plaignis<br />
l’insensé qui avait commis ce forfait, que le législateur n’avait pas prévu, et qui n’avait pas eu <strong>de</strong><br />
précé<strong>de</strong>nts. Je le plaignis, parce qu’il est probable qu’il n’avait pas gardé l’usage <strong>de</strong> la raison, quand<br />
il mania le poignard à la lame quatre fois triple, labourant <strong>de</strong> fond en comble. Je le plaignis, parce<br />
que, s’il n’était pas fou, sa conduite honteuse <strong>de</strong>vait couver une haine bien gran<strong>de</strong> contre ses semblables,<br />
pour s’acharner ainsi sur les chairs et les artères d’un enfant inoffensif, qui fut ma fille.<br />
J’assistai à l’enterrement <strong>de</strong> ces décombres humains, avec une résignation muette; et chaque jour je<br />
viens prier sur une tombe.” À la fin <strong>de</strong> cette lecture, l’inconnu ne peut plus gar<strong>de</strong>r ses forces, et<br />
brûle le manuscrit. Il avait oublié ce souvenir <strong>de</strong> sa jeunesse (l’habitu<strong>de</strong> émousse la mémoire!); et<br />
après vingt ans d’absence, il revenait dans ce pays fatal. Il n’achètera pas <strong>de</strong> bouledogue!... Il ne<br />
conversera pas avec les bergers!... Il n’ira pas dormir à l’ombre <strong>de</strong>s platanes!... <strong>Les</strong> enfants la poursuivent<br />
à coups <strong>de</strong> pierre, comme si c’était un merle.<br />
*<br />
Tremdall a touché la main pour la <strong>de</strong>rnière fois, à celui qui s’absente volontairement, toujours<br />
fuyant <strong>de</strong>vant lui, toujours l’image <strong>de</strong> l’homme le poursuivant. Le juif errant se dit que, si le<br />
sceptre <strong>de</strong> la terre appartenait à la race <strong>de</strong>s crocodiles, il ne fuirait pas ainsi. Tremdall, <strong>de</strong>bout sur la<br />
vallée, a mis une main <strong>de</strong>vant ses yeux, pour concentrer les rayons solaires, tandis que l’autre palpe<br />
le sein <strong>de</strong> l’espace, avec le bras horizontal et immobile. Penché en avant, statue <strong>de</strong> l’amitié, il regar<strong>de</strong><br />
avec <strong>de</strong>s yeux, mystérieux comme la mer, grimper, sur la pente <strong>de</strong> la côte, les guêtres du<br />
voyageur, aidé <strong>de</strong> son bâton ferré. La terre semble manquer à ses pieds, et quand même il le voudrait,<br />
il ne pourrait retenir ses larmes et ses sentiments:<br />
“Il est loin; je vois sa silhouette cheminer sur un étroit sentier. Où s’en va-t-il, <strong>de</strong> ce pas pesant?<br />
Il ne le sait pas lui-même... Cependant, je suis persuadé que je ne dors pas: qu’est-ce qui<br />
s’approche, et va à la rencontre <strong>de</strong> <strong>Maldoror</strong>? Comme il est grand, le dragon... plus qu’un chêne!<br />
On dirait que ses ailes blanchâtres, nouées par <strong>de</strong> fortes attaches, ont <strong>de</strong>s nerfs d’acier, tant elles<br />
fen<strong>de</strong>nt l’air avec aisance. Son corps commence par un buste <strong>de</strong> tigre, et se termine par une longue
queue <strong>de</strong> serpent. Je n’étais pas habitué à voir ces choses. Qu’a-t-il donc sur le front? J’y vois écrit,<br />
dans une langue symbolique, un mot que je ne puis déchiffrer. D’un <strong>de</strong>rnier coup d’aile, il s’est<br />
transporté auprès <strong>de</strong> celui dont je connais le timbre <strong>de</strong> voix. Il lui a dit: “Je t’attendais, et toi aussi.<br />
L’heure est arrivée; me voilà. Lis, sur mon front, mon nom écrit en signes hiéroglyphiques.“ Mais<br />
lui, à peine a-t-il vu venir l’ennemi, s’est changé en aigle immense, et se prépare au combat, en faisant<br />
claquer <strong>de</strong> contentement son bec recourbé, voulant dire par là qu’il se charge, à lui seul, <strong>de</strong><br />
manger la partie postérieure du dragon. <strong>Les</strong> voilà qui tracent <strong>de</strong>s cercles dont la concentricité diminue,<br />
espionnant leurs moyens réciproques, avant <strong>de</strong> combattre; ils font bien. Le dragon me paraît<br />
plus fort; je voudrais qu’il remportât la victoire sur l’aigle. Je vais éprouver <strong>de</strong> gran<strong>de</strong>s émotions, à<br />
ce spectacle où une partie <strong>de</strong> mon être est engagée. Puissant dragon, je t’exciterai <strong>de</strong> mes cris, s’il<br />
est nécessaire, car, il est <strong>de</strong> l’intérêt <strong>de</strong> l’aigle qu’il soit vaincu. Qu’attendaient-ils pour s’attaquer?<br />
Je suis dans <strong>de</strong>s transes mortelles. Voyons, dragon, commence, toi, le premier, l’attaque. Tu viens<br />
<strong>de</strong> lui donner un coup <strong>de</strong> griffe sec: ce n’est pas trop mal. Je t’assure que l’aigle l’aura senti; le vent<br />
emporte la beauté <strong>de</strong> ses plumes, tachées <strong>de</strong> sang. Ah! l’aigle t’arrache un oeil avec son bec, et, toi,<br />
tu ne lui avais arraché que la peau; il fallait faire attention à cela; bravo, prends ta revanche, et<br />
casse-lui une aile; il n’y a pas à dire, les <strong>de</strong>nts <strong>de</strong> tigre sont très bonnes. Si tu pouvais t’approcher <strong>de</strong><br />
l’aigle, pendant qu’il tournoie dans l’espace, lancé en bas vers la campagne! Je le remarque, cet<br />
aigle t’inspire <strong>de</strong> la retenue, même quand il tombe. Il est par terre, il ne pourra pas se relever.<br />
L’aspect <strong>de</strong> toutes ces blessures béantes m’enivre. Vole à fleur <strong>de</strong> terre autour <strong>de</strong> lui, et, avec les<br />
coups <strong>de</strong> ta queue écaillée <strong>de</strong> serpent, achève-le, si tu peux. Courage, beau dragon; enfonce-lui tes<br />
griffes vigoureuses, et que le sang se mêle au sang, pour former <strong>de</strong>s ruisseaux où il n’y ait pas<br />
d’eau. C’est facile à dire, mais non à faire. L’aigle vient <strong>de</strong> combiner un nouveau plan stratégique<br />
<strong>de</strong> défense, occasionné par les chances malencontreuses <strong>de</strong> cette lutte mémorable; il est pru<strong>de</strong>nt. Il<br />
s’est assis soli<strong>de</strong>ment, dans une position inébranlable, sur l’aile restante, sur ses <strong>de</strong>ux cuisses, et sur<br />
sa queue, qui lui servait auparavant <strong>de</strong> gouvernail. Il défie <strong>de</strong>s efforts plus extraordinaires que ceux<br />
qu’on lui a opposés jusqu’ici. Tantôt, il tourne aussi vite que le tigre, et n’a pas l’air <strong>de</strong> se fatiguer;<br />
tantôt, il se couche sur le dos, avec ses <strong>de</strong>ux fortes pattes en l’air, et, avec sang-froid, regar<strong>de</strong> ironiquement<br />
son adversaire. Il faudra, à bout <strong>de</strong> compte, que je sache qui sera le vainqueur; le combat<br />
ne peut pas s’éterniser. Je songe aux conséquences qu’il en résultera! L’aigle est terrible, et fait <strong>de</strong>s<br />
sauts énormes qui ébranlent la terre, comme s’il allait prendre son vol; cependant, il sait que cela lui<br />
est impossible. Le dragon ne s’y fie pas; il croit qu’à chaque instant l’aigle va l’attaquer par le côté<br />
où il manque l’oeil... Malheureux que je suis! C’est ce qui arrive. Comment le dragon s’est-il laissé<br />
prendre à la poitrine? Il a beau user <strong>de</strong> la ruse et <strong>de</strong> la force; je m’aperçois que l’aigle collé à lui par<br />
tous ses membres, comme une sangsue, enfonce <strong>de</strong> plus en plus son bec, malgré <strong>de</strong> nouvelles blessures<br />
qu’il reçoit, jusqu’à la racine du cou, dans le ventre du dragon. On ne lui voit que le corps. Il<br />
paraît être à l’aise; il ne se presse pas d’en sortir. Il cherche sans doute quelque chose, tandis que le<br />
dragon, à la tête <strong>de</strong> tigre, pousse <strong>de</strong>s beuglements qui réveillent les forêts. Voilà l’aigle, qui sort <strong>de</strong><br />
cette caverne. Aigle, comme tu es horrible! Tu es plus rouge qu’une mare <strong>de</strong> sang! Quoique tu tiennes<br />
dans ton bec nerveux un coeur palpitant, tu es si couvert <strong>de</strong> blessures, que tu peux à peine te<br />
soutenir sur tes pattes emplumées; et que tu chancelles, sans <strong>de</strong>sserrer le bec, à côté du dragon qui<br />
meurt dans d’effroyables agonies. La victoire a été difficile; n’importe, tu l’as remportée: il faut, au<br />
moins, dire la vérité... Tu agis d’après les règles <strong>de</strong> la raison, en te dépouillant <strong>de</strong> la forme d’aigle,<br />
pendant que tu t’éloignes du cadavre du dragon. Ainsi donc, <strong>Maldoror</strong>, tu as été vainqueur! Ainsi<br />
donc, <strong>Maldoror</strong>, tu as vaincu l’Espérance! Désormais, le désespoir se nourrira <strong>de</strong> ta substance la<br />
plus pure! Désormais, tu rentres à pas délibérés, dans la carrière du mal! Malgré que je sois, pour<br />
ainsi dire, blasé sur la souffrance le <strong>de</strong>rnier coup que tu as porté au dragon n’a pas manqué <strong>de</strong> se<br />
faire sentir en moi. Juge toi-même si je souffre! Mais tu me fais peur. Voyez, voyez, dans le lointain,<br />
cet homme qui s’enfuit. Sur lui, terre excellente, la malédiction a poussé son feuillage touffu; il<br />
est maudit et il maudit. Où portes-tu tes sandales? Où t’en vas-tu, hésitant, comme un somnambule,<br />
au-<strong>de</strong>ssus d’un toit? Que la <strong>de</strong>stinée perverse s’accomplisse! <strong>Maldoror</strong>, adieu! Adieu, jusqu’à<br />
l’éternité, où nous ne nous retrouverons pas ensemble!”
*<br />
C’était une journée <strong>de</strong> printemps. <strong>Les</strong> oiseaux répandaient leurs cantiques en gazouillements,<br />
et les humains, rendus à leurs différents <strong>de</strong>voirs, se baignaient dans la sainteté <strong>de</strong> la fatigue.<br />
Tout travaillait à sa <strong>de</strong>stinée: les arbres, les planètes, les squales. Tout, excepté le Créateur! Il était<br />
étendu sur la route, les habits déchirés. Sa lèvre inférieure pendait comme un câble somnifère; ses<br />
<strong>de</strong>nts n’étaient pas lavées, et la poussière se mêlait aux on<strong>de</strong>s blon<strong>de</strong>s <strong>de</strong> ses cheveux. Engourdi par<br />
un assoupissement pesant, broyé contre les cailloux, son corps faisait <strong>de</strong>s efforts inutiles pour se<br />
relever. Ses forces l’avaient abandonné, et il gisait, là, faible comme le ver <strong>de</strong> terre, impassible<br />
comme l’écorce. Des flots <strong>de</strong> vin remplissaient les ornières, creusées par les soubresauts nerveux <strong>de</strong><br />
ses épaules. L’abrutissement, au groin <strong>de</strong> porc, le couvrait <strong>de</strong> ses ailes protectrices, et lui jetait un<br />
regard amoureux. Ses jambes, aux muscles détendus, balayaient le sol, comme <strong>de</strong>ux mâts aveugles.<br />
Le sang coulait <strong>de</strong> ses narines: dans sa chute, sa figure avait frappé contre un poteau... Il était soûl!<br />
Horriblement soûl! Soûl comme une punaise qui a mâché pendant la nuit trois tonneaux <strong>de</strong> sang! Il<br />
remplissait l’écho <strong>de</strong> paroles incohérentes, que je me gar<strong>de</strong>rai <strong>de</strong> répéter ici; si l’ivrogne suprême ne<br />
se respecte pas, moi, je dois respecter les hommes. Saviez-vous que le Créateur... se soûlât! Pitié<br />
pour cette lèvre, souillée dans les coupes <strong>de</strong> l’orgie! Le hérisson, qui passait, lui enfonça ses pointes<br />
dans le dos, et dit: “Ça, pour toi. Le soleil est à la moitié <strong>de</strong> sa course: travaille, fainéant, et ne<br />
mange pas le pain <strong>de</strong>s autres. Attends un peu, et tu vas voir, si j’appelle le kakatoès, au bec crochu.”<br />
Le pivert et la chouette, qui passaient, lui enfoncèrent le bec entier dans le ventre, et dirent: “Ça,<br />
pour toi. Que viens-tu faire sur cette terre? Est-ce pour offrir cette lugubre comédie aux animaux?<br />
Mais, ni la taupe, ni le casoar, ni le flamant ne t’imiteront, je te le jure.” L’âne, qui passait, lui donna<br />
un coup <strong>de</strong> pied sur la tempe, et dit: “Ça, pour toi. Que t’avais-je fait pour me donner <strong>de</strong>s oreilles<br />
si longues? Il n’y a pas jusqu’au grillon qui ne me méprise.” Le crapaud, qui passait, lança un jet <strong>de</strong><br />
bave sur son front, et dit: “Ça, pour toi. Si tu ne m’avais fait un oeil si gros, et que je t’eusse aperçu<br />
dans l’état où je te vois, j’aurais chastement caché la beauté <strong>de</strong> tes membres sous une pluie <strong>de</strong> renoncules,<br />
<strong>de</strong> myosotis et <strong>de</strong> camélias, afin que nul ne te vît.” Le lion, qui passait, inclina sa face<br />
royale, et dit: “Pour moi, je le respecte, quoique sa splen<strong>de</strong>ur nous paraisse pour le moment éclipsée.<br />
Vous autres, qui faites les orgueilleux, et n’êtes que <strong>de</strong>s lâches, puisque vous l’avez attaqué<br />
quand il dormait, seriez-vous contents, si, mis à sa place, vous supportiez, <strong>de</strong> la part <strong>de</strong>s passants,<br />
les injures que vous ne lui avez pas épargnées?” L’homme, qui passait, s’arrêta <strong>de</strong>vant le Créateur<br />
méconnu; et, aux applaudissements du morpion et <strong>de</strong> la vipère, fienta, pendant trois jours, sur son<br />
visage auguste! Malheur à l’homme, à cause <strong>de</strong> cette injure; car, il n’a pas respecté l’ennemi, étendu<br />
dans le mélange <strong>de</strong> boue, <strong>de</strong> sang et <strong>de</strong> vin; sans défense et presque inanimé!... Alors, le Dieu<br />
souverain, réveillé, enfin, par toutes ces insultes mesquines, se releva comme il put; en chancelant,<br />
alla s’asseoir sur une pierre, les bras pendants, comme les <strong>de</strong>ux testicules du poitrinaire; et jeta un<br />
regard vitreux, sans flamme, sur la nature entière, qui lui appartenait. O humains, vous êtes les enfants<br />
terribles; mais, je vous en supplie, épargnons cette gran<strong>de</strong> existence, qui n’a pas encore fini <strong>de</strong><br />
cuver la liqueur immon<strong>de</strong>, et, n’ayant pas conservé assez <strong>de</strong> force pour se tenir droite, est retombée,<br />
lour<strong>de</strong>ment, sur cette roche, où elle s’est assise, comme un voyageur. Faites attention à ce mendiant<br />
qui passe; il a vu que le <strong>de</strong>rviche tendait un bras affamé, et, sans savoir à qui il faisait l’aumône, il a<br />
jeté un morceau <strong>de</strong> pain dans cette main qui implore la miséricor<strong>de</strong>. Le Créateur lui a exprimé sa<br />
reconnaissance par un mouvement <strong>de</strong> tête. Oh! vous ne saurez jamais comme <strong>de</strong> tenir constamment<br />
les rênes <strong>de</strong> l’univers <strong>de</strong>vient une chose difficile! Le sang monte quelquefois à la tête, quand on<br />
s’applique à tirer du néant une <strong>de</strong>rnière comète, avec une nouvelle race d’esprits. L’intelligence,<br />
trop remuée <strong>de</strong> fond en comble, se retire comme un vaincu, et peut tomber, une fois dans la vie,<br />
dans les égarements dont vous avez été témoins!<br />
*<br />
Une lanterne rouge, drapeau du vice, suspendue à l’extrémité d’une tringle, balançait sa carcasse<br />
au fouet <strong>de</strong>s quatre vents, au-<strong>de</strong>ssus d’une porte massive et vermoulue. Un corridor sale, qui
sentait la cuisse humaine, donnait sur un préau, où cherchaient leur pâture <strong>de</strong>s coqs et <strong>de</strong>s poules,<br />
plus maigres que leurs ailes. Sur la muraille qui servait d’enceinte au préau, et située du côté <strong>de</strong><br />
l’ouest, étaient situées d’étroites ouvertures, fermées par un guichet grillé. La mousse recouvrait ce<br />
corps <strong>de</strong> logis, qui, sans doute, avait été un couvent et servait, à l’heure actuelle, avec le reste du<br />
bâtiment, comme <strong>de</strong>meure <strong>de</strong> toutes ces femmes qui montraient chaque jour, à ceux qui entraient,<br />
l’intérieur <strong>de</strong> leur vagin, en échange d’un peu d’or. J’étais sur un pont, dont les piles plongeaient<br />
dans l’eau fangeuse d’un fossé <strong>de</strong> ceinture. De sa surface élevée, je contemplais dans cette campagne<br />
cette construction penchée sur sa vieillesse et les moindres détails <strong>de</strong> son architecture intérieure.<br />
Quelquefois, la grille d’un guichet s’élevait sur elle-même en grinçant, comme par<br />
l’impulsion ascendante d’une main qui violentait la nature du fer: un homme présentait sa tête à<br />
l’ouverture dégagée à moitié, avançait ses épaules, sur lesquelles tombait le plâtre écaillé, faisait<br />
suivre, dans cette extraction laborieuse, son corps couvert <strong>de</strong> toiles d’araignées. Mettant ses mains,<br />
ainsi qu’une couronne, sur les immondices <strong>de</strong> toutes sortes qui pressaient le sol <strong>de</strong> leur poids, tandis<br />
qu’il avait encore la jambe engagée dans les torsions <strong>de</strong> la grille, il reprenait ainsi sa posture naturelle,<br />
allait tremper ses mains dans un baquet boiteux, dont l’eau savonnée avait vu s’élever, tomber<br />
<strong>de</strong>s générations entières, et s’éloignait ensuite, le plus vite possible, <strong>de</strong> ces ruelles faubouriennes,<br />
pour aller respirer l’air pur vers le centre <strong>de</strong> la ville. Lorsque le client était sorti, une femme toute<br />
nue se portait au <strong>de</strong>hors, <strong>de</strong> la même manière, et se dirigeait vers le même baquet. Alors, les coqs et<br />
les poules accouraient en foule <strong>de</strong>s divers points du préau, attirés par l’o<strong>de</strong>ur séminale, la renversaient<br />
par terre, malgré ses efforts vigoureux, trépignaient la surface <strong>de</strong> son corps comme un fumier<br />
et déchiquetaient, à coups <strong>de</strong> bec, jusqu’à ce qu’il sortît du sang, les lèvres flasques <strong>de</strong> son vagin<br />
gonflé. <strong>Les</strong> poules et les coqs, avec leur gosier rassasié, retournaient gratter l’herbe du préau; la<br />
femme, <strong>de</strong>venue propre, se relevait, tremblante, couverte <strong>de</strong> blessures, comme lorsqu’on s’éveille<br />
après un cauchemar. Elle laissait tomber le torchon qu’elle avait apporté pour essuyer ses jambes;<br />
n’ayant plus besoin du baquet commun, elle retournait dans sa tanière, comme elle en était sortie,<br />
pour attendre une autre pratique. À ce spectacle, moi, aussi, je voulus pénétrer dans cette maison!<br />
J’allais <strong>de</strong>scendre du pont, quand je vis, sur l’entablement d’un pilier, cette inscription, en caractères<br />
hébreux: “Vous, qui passez sur ce pont, n’y allez pas. Le crime y séjourne avec le vice; un jour,<br />
ses amis attendirent en vain un jeune homme qui avait franchi la porte fatale.” La curiosité<br />
l’emporta sur la crainte; au bout <strong>de</strong> quelques instants, j’arrivai <strong>de</strong>vant un guichet, dont la grille possédait<br />
<strong>de</strong> soli<strong>de</strong>s barreaux, qui s’entre-croisaient étroitement. Je voulus regar<strong>de</strong>r dans l’intérieur, à<br />
travers ce tamis épais. D’abord, je ne pus rien voir; mais, je ne tardai pas à distinguer les objets qui<br />
étaient dans la chambre obscure, grâce aux rayons du soleil qui diminuait sa lumière et allait bientôt<br />
disparaître à l’horizon. La première et la seule chose qui frappa ma vue fut un bâton blond, composé<br />
<strong>de</strong> cornets, s’enfonçant les uns dans les autres. Ce bâton se mouvait! Il marchait dans la chambre!<br />
Ses secousses étaient si fortes, que le plancher chancelait; avec ses <strong>de</strong>ux bouts, il faisait <strong>de</strong>s brèches<br />
énormes dans la muraille et paraissait un bélier qu’on ébranle contre la porte d’une ville assiégée.<br />
Ses efforts étaient inutiles; les murs étaient construits avec <strong>de</strong> la pierre <strong>de</strong> taille, et, quand il choquait<br />
la paroi, je le voyais se recourber en lame d’acier et rebondir comme une balle élastique. Ce<br />
bâton n’était donc pas fait en bois! Je remarquai, ensuite, qu’il se roulait et se déroulait avec facilité<br />
comme une anguille. Quoique haut comme un homme, il ne se tenait pas droit. Quelquefois, il<br />
l’essayait, et montrait un <strong>de</strong> ses bouts, <strong>de</strong>vant le grillage du guichet. Il faisait <strong>de</strong>s bonds impétueux,<br />
retombait à terre et ne pouvait défoncer l’obstacle. Je me mis à le regar<strong>de</strong>r <strong>de</strong> plus en plus attentivement<br />
et je vis que c’était un cheveu! Après une gran<strong>de</strong> lutte, avec la matière qui l’entourait<br />
comme une prison, il alla s’appuyer sur le lit qui était dans cette chambre, la racine reposant sur un<br />
tapis et la pointe adossée au chevet. Après quelques instants <strong>de</strong> silence, pendant lesquels j’entendis<br />
<strong>de</strong>s sanglots entrecoupés, il éleva la voix et parla ainsi: “Mon maître m’a oublié dans cette chambre;<br />
il ne vient pas me chercher. Il s’est levé <strong>de</strong> ce lit, où je suis appuyé, il a peigné sa chevelure parfumée<br />
et n’a pas songé qu’auparavant j’étais tombé à terre. Cependant, s’il m’avait ramassé, je<br />
n’aurais pas trouvé étonnant cet acte <strong>de</strong> simple justice. Il m’abandonne, dans cette chambre claquemurée,<br />
après s’être enveloppé dans les bras d’une femme. Et quelle femme! <strong>Les</strong> draps sont encore<br />
moites <strong>de</strong> leur contact attiédi et portent, dans leur désordre, l’empreinte d’une nuit passée dans
l’amour...” Et je me <strong>de</strong>mandais qui pouvait être son maître! Et mon oeil se recollait à la grille avec<br />
plus d’énergie!... “Pendant que la nature entière sommeillait dans sa chasteté, lui, il s’est accouplé<br />
avec une femme dégradée, dans <strong>de</strong>s embrassements lascifs et impurs. Il s’est abaissé jusqu’à laisser<br />
approcher, <strong>de</strong> sa face auguste, <strong>de</strong>s joues méprisables par leur impu<strong>de</strong>nce habituelle, flétries dans<br />
leur sève. Il ne rougissait pas, mais, moi, je rougissais pour lui. Il est certain qu’il se sentait heureux<br />
<strong>de</strong> dormir avec une telle épouse d’une nuit. La femme, étonnée <strong>de</strong> l’aspect majestueux <strong>de</strong> cet hôte,<br />
semblait éprouver <strong>de</strong>s voluptés incomparables, lui embrassait le cou avec frénésie.” Et je me <strong>de</strong>mandais<br />
qui pouvait être son maître! Et mon oeil se recollait à la grille avec plus d’énergie!... “Moi,<br />
pendant ce temps, je sentais <strong>de</strong>s pustules envenimées qui croissaient plus nombreuses, en raison <strong>de</strong><br />
son ar<strong>de</strong>ur inaccoutumée pour les jouissances <strong>de</strong> la chair, entourer ma racine <strong>de</strong> leur fiel mortel,<br />
absorber, avec leurs ventouses, la substance génératrice <strong>de</strong> ma vie. Plus ils s’oubliaient, dans leurs<br />
mouvements insensés, plus je sentais mes forces décroître. Au moment où les désirs corporels atteignaient<br />
au paroxysme <strong>de</strong> la fureur, je sentis que ma racine s’affaissait sur elle-même, comme un<br />
soldat blessé par une balle. Le flambeau <strong>de</strong> la vie s’est éteint en moi, je me détachai, <strong>de</strong> sa tête illustre,<br />
comme une branche morte; je tombai à terre, sans courage, sans force, sans vitalité; mais, avec<br />
une profon<strong>de</strong> pitié pour celui auquel j’appartenais: mais, avec une éternelle douleur pour son égarement<br />
volontaire!...” Et je me <strong>de</strong>mandais qui pouvait être son maître! Et mon oeil se recollait à la<br />
grille avec plus d’énergie!... “S’il avait, au moins, entouré <strong>de</strong> son âme le sein innocent d’une vierge.<br />
Elle aurait été plus digne <strong>de</strong> lui et la dégradation aurait été moins gran<strong>de</strong>. Il embrasse, avec ses lèvres,<br />
ce front couvert <strong>de</strong> boue, sur lequel les hommes ont marché avec le talon, plein <strong>de</strong> poussière!...<br />
Il aspire, avec <strong>de</strong>s narines effrontées, les émanations <strong>de</strong> ces <strong>de</strong>ux aisselles humi<strong>de</strong>s!... J’ai<br />
vu la membrane <strong>de</strong>s <strong>de</strong>rnières se contracter <strong>de</strong> honte, pendant que, <strong>de</strong> leur côté, les narines se refusaient<br />
à cette respiration infâme. Mais lui, ni elle, ne faisaient aucune attention aux avertissements<br />
solennels <strong>de</strong>s aisselles, à la répulsion morne et blême <strong>de</strong>s narines. Elle levait davantage ses bras, et<br />
lui, avec une poussée plus forte, enfonçait son visage dans leur creux. J’étais obligé d’être le spectateur<br />
<strong>de</strong> ce déhanchement inouï, d’assister à l’alliage forcé <strong>de</strong> ces <strong>de</strong>ux êtres, dont un abîme incommensurable<br />
séparait les natures diverses...” Et je me <strong>de</strong>mandais qui pouvait être son maître! Et mon<br />
oeil se recollait à la grille avec plus d’énergie!... “Quand il fut rassasié <strong>de</strong> respirer cette femme, il<br />
lui pardonna et préféra faire souffrir un être <strong>de</strong> son sexe. Il appela, dans la cellule voisine, un jeune<br />
homme qui était venu dans cette maison pour passer quelques moments d’insouciance avec une <strong>de</strong><br />
ces femmes, et lui enjoignit <strong>de</strong> venir se placer à un pas <strong>de</strong> ses yeux. Il y avait longtemps que je gisais<br />
sur le sol. N’ayant pas la force <strong>de</strong> me lever sur ma racine brûlante, je ne pus voir ce qu’ils firent.<br />
Ce que je sais, c’est qu’à peine le jeune homme fut à portée <strong>de</strong> sa main, que <strong>de</strong>s lambeaux <strong>de</strong><br />
chair tombèrent au pied du lit et vinrent se placer à mes côtés. Ils me racontaient tout bas que les<br />
griffes <strong>de</strong> mon maître les avaient détachés <strong>de</strong>s épaules <strong>de</strong> l’adolescent. Celui-ci, au bout <strong>de</strong> quelques<br />
heures, pendant lesquelles il avait lutté contre une force plus gran<strong>de</strong>, se leva du lit et se retira<br />
majestueusement. Il était littéralement écorché <strong>de</strong>s pieds jusqu’à la tête; il traînait, à travers les dalles<br />
<strong>de</strong> la chambre, sa peau retournée. Il se disait que son caractère était plein <strong>de</strong> bonté; qu’il aimait à<br />
croire ses semblables bons aussi; que pour cela il avait acquiescé au souhait <strong>de</strong> l’étranger distingué<br />
qui l’avait appelé auprès <strong>de</strong> lui, mais que, jamais, au grand jamais, il ne se serait attendu à être torturé<br />
par un bourreau. Par un pareil bourreau, ajoutait-il après une pause. Enfin, il se dirigea vers le<br />
guichet, qui se fendit avec pitié jusqu’au nivellement du sol, en présence <strong>de</strong> ce corps dépourvu<br />
d’épi<strong>de</strong>rme. Sans abandonner sa peau, qui pouvait encore lui servir, ne serait-ce que comme manteau,<br />
il essaya <strong>de</strong> disparaître <strong>de</strong> ce coupe-gorge; une fois éloigné <strong>de</strong> la chambre, je ne pus voir s’il<br />
avait eu la force <strong>de</strong> regagner la porte <strong>de</strong> sortie. Oh! Comme les poules et les coqs s’éloignaient avec<br />
respect, malgré leur faim, <strong>de</strong> cette longue traînée <strong>de</strong> sang, sur la terre imbibée!” Et je me <strong>de</strong>mandais<br />
qui pouvait être son maître! Et mes yeux se recollaient à la grille avec plus d’énergie!... “Alors,<br />
celui qui aurait dû penser davantage à sa dignité et à sa justice, se releva, péniblement, sur son<br />
cou<strong>de</strong> fatigué. Seul, sombre, dégoûté et hi<strong>de</strong>ux!... Il s’habilla lentement. <strong>Les</strong> nonnes, ensevelies<br />
<strong>de</strong>puis <strong>de</strong>s siècles dans les catacombes du couvent, après avoir été réveillées en sursaut par les<br />
bruits <strong>de</strong> cette nuit horrible, qui s’entre-choquaient entre eux dans une cellule située au-<strong>de</strong>ssus <strong>de</strong>s<br />
caveaux, se prirent par la main, et vinrent former une ron<strong>de</strong> funèbre au-<strong>de</strong>ssus <strong>de</strong> lui. Pendant qu’il
echerchait les décombres <strong>de</strong> son ancienne splen<strong>de</strong>ur; qu’il lavait ses mains avec du crachat en les<br />
essuyant ensuite sur ses cheveux (il valait mieux les laver avec du crachat, que <strong>de</strong> ne pas les laver<br />
du tout, après le temps d’une nuit entière passée dans le vice et le crime), elles entonnèrent les prières<br />
lamentables pour les morts, quand quelqu’un est <strong>de</strong>scendu dans la tombe. En effet, le jeune<br />
homme ne <strong>de</strong>vait pas survivre à ce supplice, exercé sur lui par une main divine, et ses agonies se<br />
terminèrent pendant le chant <strong>de</strong>s nonnes...” Je me rappelait l’inscription du pilier; je compris ce<br />
qu’était <strong>de</strong>venu le rêveur pubère que ses amis attendaient encore chaque jour <strong>de</strong>puis le moment <strong>de</strong><br />
sa disparition... Et je me <strong>de</strong>mandais qui pouvait être son maître! Et mes yeux se recollaient à la<br />
grille avec plus d’énergie!... “<strong>Les</strong> murailles s’écartèrent pour le laisser passer; les nonnes, le voyant<br />
prendre son essor, dans les airs, avec <strong>de</strong>s ailes qu’il avait cachées jusque-là dans sa robe<br />
d’émerau<strong>de</strong>, se replacèrent en silence <strong>de</strong>ssous le couvercle <strong>de</strong> la tombe. Il est parti dans sa <strong>de</strong>meure<br />
céleste, en me laissant ici; cela n’est pas juste. <strong>Les</strong> autres cheveux sont restés sur sa tête; et, moi, je<br />
gis, dans cette chambre lugubre, sur le parquet couvert <strong>de</strong> sang caillé, <strong>de</strong> lambeaux <strong>de</strong> vian<strong>de</strong> sèche;<br />
cette chambre est <strong>de</strong>venue damnée, <strong>de</strong>puis qu’il s’y est introduit; personne n’y entre; cependant, j’y<br />
suis enfermé. C’en est donc fait! Je ne verrai plus les légions <strong>de</strong>s anges marcher en phalanges épaisses,<br />
ni les astres se promener dans les jardins <strong>de</strong> l’harmonie. Eh bien, soit... je saurai supporter mon<br />
malheur avec résignation. Mais, je ne manquerai pas <strong>de</strong> dire aux hommes ce qui s’est passé dans<br />
cette cellule. Je leur donnerai la permission <strong>de</strong> rejeter leur dignité, comme un vêtement inutile,<br />
puisqu’ils ont l’exemple <strong>de</strong> mon maître; je leur conseillerai <strong>de</strong> sucer la verge du crime, puisqu’un<br />
autre l’a déjà fait...” Le cheveu se tut... Et je me <strong>de</strong>mandais qui pouvait être son maître! Et mes<br />
yeux se recollaient à la grille avec plus d’énergie!... Aussitôt le tonnerre éclata; une lueur phosphorique<br />
pénétra dans la chambre. Je reculai, malgré moi, par je ne sais quel instinct d’avertissement;<br />
quoique je fusse éloigné du guichet, j’entendis une autre voix, mais, celle-ci, rampante et douce, <strong>de</strong><br />
crainte <strong>de</strong> se faire entendre: “Ne fais pas <strong>de</strong> pareils bonds! Tais-toi...tais-toi... si quelqu’un<br />
t’entendait! je te replacerai parmi les autres cheveux; mais, laisse d’abord le soleil se coucher à<br />
l’horizon, afin que la nuit recouvre tes pas...je ne t’ai pas oublié; mais, on t’aurait vu sortir, et<br />
j’aurais été compromis. Oh! si tu savais comme j’ai souffert <strong>de</strong>puis ce moment! Revenu au ciel, mes<br />
archanges m’ont entouré avec curiosité; ils n’ont pas voulu me <strong>de</strong>man<strong>de</strong>r le motif <strong>de</strong> mon absence.<br />
Eux, qui n’avaient jamais osé élever leur vue sur moi, jetaient, s’efforçant <strong>de</strong> <strong>de</strong>viner l’énigme, <strong>de</strong>s<br />
regards stupéfaits sur ma face abattue, quoiqu’ils n’aperçussent pas le fond <strong>de</strong> ce mystère, et se<br />
communiquaient tout bas <strong>de</strong>s pensées qui redoutaient en moi quelque changement inaccoutumé. Ils<br />
pleuraient <strong>de</strong>s larmes silencieuses; ils sentaient vaguement que je n’étais plus le même, <strong>de</strong>venu inférieur<br />
à mon i<strong>de</strong>ntité. Ils auraient voulu connaître quelle funeste résolution m’avait fait franchir les<br />
frontières du ciel, pour venir m’abattre sur la terre, et goûter <strong>de</strong>s voluptés éphémères, qu’euxmêmes<br />
méprisent profondément. Ils remarquèrent sur mon front une goutte <strong>de</strong> sperme, une goutte<br />
<strong>de</strong> sang. La première avait jailli <strong>de</strong>s cuisses <strong>de</strong> la courtisane! La <strong>de</strong>uxième s’était élancée <strong>de</strong>s cuisses<br />
du martyr! Stigmates odieux! Rosaces inébranlables! Mes archanges ont retrouvé, pendus aux<br />
halliers <strong>de</strong> l’espace, les débris flamboyants <strong>de</strong> ma tunique d’opale, qui flottaient sur les peuples<br />
béants. Ils n’ont pas pu la reconstruire, et mon corps reste nu <strong>de</strong>vant leur innocence; châtiment mémorable<br />
<strong>de</strong> la vertu abandonnée. Vois les sillons qui se sont tracé un lit sur mes joues décolorées:<br />
c’est la goutte <strong>de</strong> sperme et la goutte <strong>de</strong> sang, qui filtrent lentement le long <strong>de</strong> mes ri<strong>de</strong>s sèches.<br />
Arrivées à la lèvre supérieure, elles font un effort immense, et pénètrent dans le sanctuaire <strong>de</strong> ma<br />
bouche, attirées, comme un aimant, par le gosier irrésistible. Elles m’étouffent, ces <strong>de</strong>ux gouttes<br />
implacables. Moi, jusqu’ici, je m’étais cru le Tout-Puissant; mais, non; je dois baisser le cou <strong>de</strong>vant<br />
le remords qui me crie: “Tu n’es qu’un misérable!” Ne fais pas <strong>de</strong> pareils bonds! Tais-toi... taistoi...si<br />
quelqu’un t’entendait! je te replacerai parmi les autres cheveux; mais, laisse d’abord le soleil<br />
se coucher à l’horizon, afin que la nuit couvre tes pas... J’ai vu Satan, le grand ennemi, redresser les<br />
enchevêtrements osseux <strong>de</strong> la charpente, au-<strong>de</strong>ssus <strong>de</strong> son engourdissement <strong>de</strong> larve, et, <strong>de</strong>bout,<br />
triomphant, sublime, haranguer ses troupes rassemblées; comme je le mérite, me tourner en dérision.<br />
Il a dit qu’il s’étonnait beaucoup que son orgueilleux rival, pris en flagrant délit par le succès,<br />
enfin réalisé, d’un espionnage perpétuel, pût ainsi s’abaisser jusqu’à baiser la robe <strong>de</strong> la déchéance<br />
humaine, par un voyage <strong>de</strong> long cours à travers les récifs <strong>de</strong> l’éther, et faire périr, dans les souffran-
ces, un membre <strong>de</strong> l’humanité. Il a dit que ce jeune homme, broyé dans l’engrenage <strong>de</strong> mes supplices<br />
raffinés, aurait peut-être pu <strong>de</strong>venir une intelligence <strong>de</strong> génie; consoler les hommes, sur cette<br />
terre, par <strong>de</strong>s chants admirables <strong>de</strong> poésie, <strong>de</strong> courage, contre les coups <strong>de</strong> l’infortune. Il a dit que<br />
les nonnes du couvent-lupanar ne retrouvent plus leur sommeil; rô<strong>de</strong>nt dans le préau, gesticulant<br />
comme <strong>de</strong>s automates, écrasant avec le pied les renoncules et les lilas; <strong>de</strong>venues folles<br />
d’indignation, mais, non assez, pour ne pas se rappeler la cause qui engendra cette maladie, dans<br />
leur cerveau... (<strong>Les</strong> voici qui s’avancent, revêtues <strong>de</strong> leur linceul blanc; elles ne se parlent pas; elles<br />
se tiennent par la main. Leurs cheveux tombent en désordre sur leurs épaules nues; un bouquet <strong>de</strong><br />
fleurs noires est penché sur leur sein. Nonnes, retournez dans vos caveaux; la nuit n’est pas encore<br />
complètement arrivée; ce n’est que le crépuscule du soir... O cheveu, tu le vois toi-même; <strong>de</strong> tous<br />
les côtés, je suis assailli par le sentiment déchaîné <strong>de</strong> ma dépravation!) Il a dit que le Créateur, qui<br />
se vante d’être la Provi<strong>de</strong>nce <strong>de</strong> tout ce qui existe, s’est conduit avec beaucoup <strong>de</strong> légèreté, pour ne<br />
pas dire plus, en offrant un pareil spectacle aux mon<strong>de</strong>s étoilés; car, il a affirmé clairement le <strong>de</strong>ssein<br />
qu’il avait d’aller rapporter dans les planètes orbiculaires comment je maintiens, par mon propre<br />
exemple, la vertu et la bonté dans la vastitu<strong>de</strong> <strong>de</strong> mes royaumes. Il a dit que la gran<strong>de</strong> estime,<br />
qu’il avait pour un ennemi si noble, s’était envolée <strong>de</strong> son imagination, et qu’il préférait porter la<br />
main sur le sein d’une jeune fille, quoique cela soit un acte <strong>de</strong> méchanceté exécrable, que <strong>de</strong> cracher<br />
sur ma figure, recouverte <strong>de</strong> trois couches <strong>de</strong> sang et <strong>de</strong> sperme mêlés, afin <strong>de</strong> ne pas salir son crachat<br />
baveux. Il a dit qu’il se croyait, à juste titre, supérieur à moi, non par le vice, mais par la vertu<br />
et la pu<strong>de</strong>ur; non par le crime, mais par la justice. Il a dit qu’il fallait m’attacher à une claie, à cause<br />
<strong>de</strong> mes fautes innombrables; me faire brûler à petit feu dans un brasier ar<strong>de</strong>nt, pour me jeter ensuite<br />
dans la mer, si toutefois la mer voudrait me recevoir. Que puisque je me vantais d’être juste, moi,<br />
qui l’avais condamné aux peines éternelles pour une révolte légère qui n’avait pas eu <strong>de</strong> suites graves,<br />
je <strong>de</strong>vais donc faire justice sévère sur moi-même, et juger impartialement ma conscience, chargée<br />
d’iniquités... Ne fais pas <strong>de</strong> pareils bonds! Tais-toi... tais-toi... si quelqu’un t’entendait! je te<br />
replacerai parmi les autres cheveux; mais, laisse d’abord le soleil se coucher à l’horizon, afin que la<br />
nuit couvre tes pas.” Il s’arrêta un instant; quoique je ne le visse point, je compris, par ce temps<br />
d’arrêt nécessaire, que la houle <strong>de</strong> l’émotion soulevait sa poitrine, comme un cyclone giratoire soulève<br />
une famille <strong>de</strong> baleines. Poitrine divine, souillée, un jour, par l’amer contact <strong>de</strong>s tétons d’une<br />
femme sans pu<strong>de</strong>ur! Âme royale, livrée, dans un moment d’oubli, au crabe <strong>de</strong> la débauche, au<br />
poulpe <strong>de</strong> la faiblesse <strong>de</strong> caractère, au requin <strong>de</strong> l’abjection individuelle, au boa <strong>de</strong> la morale absente,<br />
et au colimaçon monstrueux <strong>de</strong> l’idiotisme! Le cheveu et son maître s’embrassèrent étroitement,<br />
comme <strong>de</strong>ux amis qui se revoient après une longue absence. Le Créateur continua, accusé<br />
reparaissant <strong>de</strong>vant son propre tribunal: “Et les hommes, que penseront-ils <strong>de</strong> moi, dont ils avaient<br />
une opinion si élevée, quand ils apprendront les errements <strong>de</strong> ma conduite, la marche hésitante <strong>de</strong><br />
ma sandale, dans les labyrinthes boueux <strong>de</strong> la matière, et la direction <strong>de</strong> ma route ténébreuse à travers<br />
les eaux stagnantes et les humi<strong>de</strong>s joncs <strong>de</strong> la mare où, recouvert <strong>de</strong> brouillards, bleuit et mugit<br />
le crime, à la patte sombre!... Je m’aperçois qu’il faut que je travaille beaucoup à ma réhabilitation,<br />
dans l’avenir, afin <strong>de</strong> conquérir leur estimé. Je suis le Grand-Tout; et cependant, par un côté, je<br />
reste inférieur aux hommes, que j’ai créés avec un peu <strong>de</strong> sable! Raconte-leur un mensonge audacieux,<br />
et dis leur que je ne suis jamais sorti du ciel, constamment enfermé, avec les soucis du trône,<br />
entre les marbres, les statues et les mosaïques <strong>de</strong> mes palais. Je me suis présenté <strong>de</strong>vant les célestes<br />
fils <strong>de</strong> l’humanité; je leur ai dit: “Chassez le mal <strong>de</strong> vos chaumières, et laissez entrer au foyer le<br />
manteau du bien. Celui qui portera la main sur un <strong>de</strong> ses semblables, en lui faisant au sein une blessure<br />
mortelle, avec le fer homici<strong>de</strong>, qu’il n’espère point les effets <strong>de</strong> ma miséricor<strong>de</strong>, et qu’il redoute<br />
les balances <strong>de</strong> la justice. Il ira cacher sa tristesse dans les bois; mais, le bruissement <strong>de</strong>s<br />
feuilles à travers les clairières, chantera à ses oreilles la balla<strong>de</strong> du remords; et il s’enfuira <strong>de</strong> ces<br />
parages, piqué à la hanche par le buisson, le houx et le chardon bleu, ses pas rapi<strong>de</strong>s entrelacés par<br />
la souplesse <strong>de</strong>s lianes et les morsures <strong>de</strong>s scorpions. Il se dirigera vers les galets <strong>de</strong> la plage; mais,<br />
la marée montante, avec ses embruns et son approche dangereuse, lui raconteront qu’ils n’ignorent<br />
pas son passé; et il précipitera sa course aveugle vers le couronnement <strong>de</strong> la falaise, tandis que les<br />
vents stri<strong>de</strong>nts d’équinoxe, en s’enfonçant dans les grottes naturelles du golfe et les carrières prati-
quées sous la muraille <strong>de</strong>s roches retentissants, beugleront comme les troupeaux immenses <strong>de</strong>s buffles<br />
<strong>de</strong>s pampas. <strong>Les</strong> phares <strong>de</strong> la côte le poursuivront, jusqu’aux limites du septentrion, <strong>de</strong> leurs<br />
reflets sarcastiques, et les feux follets <strong>de</strong>s maremmes, simples vapeurs en combustion, dans leurs<br />
danses fantastiques, feront frissonner les poils <strong>de</strong> ses pores, et verdir l’iris <strong>de</strong> ses yeux. Que la pu<strong>de</strong>ur<br />
se plaise dans vos cabanes, et soit en sûreté à l’ombre <strong>de</strong> vos champs. C’est ainsi que vos fils<br />
<strong>de</strong>viendront beaux, et s’inclineront <strong>de</strong>vant leurs parents avec reconnaissance; sinon, malingres, et<br />
rabougris comme le parchemin <strong>de</strong>s bibliothèques, ils s’avanceront à grands pas, conduits par la révolte,<br />
contre le jour <strong>de</strong> leur naissance et le clitoris <strong>de</strong> leur mère impure.” Comment les hommes<br />
voudront-ils obéir à ces lois sévères, si le législateur lui-même se refuse le premier à s’y astreindre?...<br />
Et ma honte est immense comme l’éternité!” J’entendis le cheveu qui lui pardonnait, avec<br />
humilité, sa séquestration, puisque son maître avait agi par pru<strong>de</strong>nce et non par légèreté; et le pâle<br />
<strong>de</strong>rnier rayon <strong>de</strong> soleil qui éclairait mes paupières se retira <strong>de</strong>s ravins <strong>de</strong> la montagne. Tourné vers<br />
lui, je le vis se replier ainsi qu’un linceul... Ne fais pas <strong>de</strong> pareils bonds! Tais-toi... tais-toi... si<br />
quelqu’un t’entendait! Il te replacera parmi les autres cheveux. Et, maintenant que le soleil est couché<br />
à l’horizon, vieillard cynique et cheveux doux, rampez, tous les <strong>de</strong>ux, vers l’éloignement du<br />
lupanar, pendant que la nuit, étendant son ombre sur le couvent, couvre l’allongement <strong>de</strong> vos pas<br />
furtifs dans la plaine... Alors, le pou, sortant subitement <strong>de</strong> <strong>de</strong>rrière un promontoire, me dit, en hérissant<br />
ses griffes: “Que penses-tu <strong>de</strong> cela?” Mais, moi, je ne voulus pas lui répliquer. Je me retirai,<br />
et j’arrivai sur le pont. J’effaçai l’inscription primordiale, je la remplaçai par celle-ci: “Il est douloureux<br />
<strong>de</strong> gar<strong>de</strong>r, comme un poignard, un tel secret dans son coeur; mais, je jure <strong>de</strong> ne jamais révéler<br />
ce dont j’ai été témoin, quand je pénétrai, pour la première fois, dans ce donjon terrible.” Je jetai,<br />
par <strong>de</strong>ssus le parapet, le canif qui m’avait servi à graver les lettres; et, faisant quelques rapi<strong>de</strong>s réflexions<br />
sur le caractère du Créateur en enfance, qui <strong>de</strong>vait encore, hélas! pendant bien <strong>de</strong> temps,<br />
faire souffrir l’humanité (l’éternité est longue), soit par les cruautés exercées, soit par le spectacle<br />
ignoble <strong>de</strong>s chancres qu’occasionne un grand vice, je fermai les yeux, comme un homme ivre, à la<br />
pensée d’avoir un tel être pour ennemi, et je repris, avec tristesse, mon chemin, à travers les dédales<br />
<strong>de</strong>s rues.<br />
Fin du troisième chant<br />
Chant quatrième<br />
C’est un homme ou une pierre ou un arbre qui va commencer le quatrième chant. Quand le<br />
pied glisse sur une grenouille, l’on sent une sensation <strong>de</strong> dégoût; mais, quand on effleure, à peine, le<br />
corps humain avec la main, la peau <strong>de</strong>s doigts se fend, comme les écailles d’un bloc <strong>de</strong> mica qu’on<br />
brise à coup <strong>de</strong> marteau; et, <strong>de</strong> même que le coeur d’un requin, mort <strong>de</strong>puis une heure, palpite encore,<br />
sur le pont, avec une vitalité tenace, ainsi nos entrailles se remuent <strong>de</strong> fond en comble, longtemps<br />
après l’attouchement. Tant l’homme inspire <strong>de</strong> l’horreur à son propre semblable! Peut-être<br />
que, lorsque j’avance cela, je me trompe; mais, peut-être qu’aussi je dis vrai. Je connais, je conçois<br />
une maladie plus terrible que les yeux gonflés par les longues méditations sur le caractère étrange<br />
<strong>de</strong> l’homme: mais, je la cherche encore... et je n’ai pas pu la trouver! Je ne me crois pas moins intelligent<br />
qu’un autre, et, cependant, qui oserait affirmer que j’ai réussi dans mes investigations? Quel<br />
mensonge sortirait <strong>de</strong> sa bouche! Le temple antique <strong>de</strong> Den<strong>de</strong>rah est situé à une heure et <strong>de</strong>mie <strong>de</strong><br />
la rive gauche du Nil. Aujourd’hui, <strong>de</strong>s phalanges innombrables <strong>de</strong> guêpes se sont emparées <strong>de</strong>s<br />
rigoles et <strong>de</strong>s corniches. Elles voltigent autour <strong>de</strong>s colonnes, comme les on<strong>de</strong>s épaisses d’une chevelure<br />
noire. Seuls habitants du froid portique, ils gar<strong>de</strong>nt l’entrée <strong>de</strong>s vestibules, comme un droit<br />
héréditaire. Je compare le bourdonnement <strong>de</strong> leurs ailes métalliques, au choc incessant <strong>de</strong>s glaçons,<br />
précipités les uns contre les autres, pendant la débâcle <strong>de</strong>s mers polaires. Mais, si je considère la
conduite <strong>de</strong> celui auquel la provi<strong>de</strong>nce donna le trône sur cette terre, les trois ailerons <strong>de</strong> ma douleur<br />
font entendre un plus grand murmure! Quand une comète, pendant la nuit, apparaît subitement<br />
dans une région du ciel, après quatre-vingts ans d’absence, elle montre aux habitants terrestres et<br />
aux grillons sa queue brillante et vaporeuse. Sans doute, elle n’a pas conscience <strong>de</strong> ce long voyage;<br />
il n’en est pas ainsi <strong>de</strong> moi: accoudé sur le chevet <strong>de</strong> mon lit, pendant que les <strong>de</strong>ntelures d’un horizon<br />
ari<strong>de</strong> et morne s’élèvent en vigueur sur le fond <strong>de</strong> mon âme, je m’absorbe dans les rêves <strong>de</strong> la<br />
compassion et je rougis pour l’homme! Coupé en <strong>de</strong>ux par la bise, le matelot, après avoir fait son<br />
quart <strong>de</strong> nuit, s’empresse <strong>de</strong> regagner son hamac: pourquoi cette consolation ne m’est-elle pas offerte?<br />
L’idée que je suis tombé, volontairement, aussi bas que mes semblables, et que j’ai le droit<br />
moins qu’un autre <strong>de</strong> prononcer <strong>de</strong>s plaintes, sur notre sort, qui reste enchaîné à la croûte durcie<br />
d’une planète, et sur l’essence <strong>de</strong> notre âme perverse, me pénètre comme un clou <strong>de</strong> forge. On a vu<br />
<strong>de</strong>s explosions <strong>de</strong> feu grisou anéantir <strong>de</strong>s familles entières; mais, elles connurent l’agonie peu <strong>de</strong><br />
temps, parce que la mort est presque subite, au milieu <strong>de</strong>s décombres et <strong>de</strong>s gaz délétères: moi...<br />
j’existe toujours comme le basalte! Au milieu, comme au commencement <strong>de</strong> la vie, les anges se<br />
ressemblent à eux-mêmes: n’y a-t-il pas longtemps que je ne me ressemble plus! L’homme et moi,<br />
claquemurés dans les limites <strong>de</strong> notre intelligence, comme souvent un lac dans une ceinture d’îles<br />
<strong>de</strong> corail, au lieu d’unir nos forces respectives pour nous défendre contre le hasard et l’infortune,<br />
nous nous écartons, avec le tremblement <strong>de</strong> la haine, en prenant <strong>de</strong>ux routes opposées, comme si<br />
nous nous étions réciproquement blessés avec la pointe d’une dague! On dirait que l’un comprend<br />
le mépris qu’il inspire à l’autre; poussés par le mobile d’une dignité relative, nous nous empressons<br />
<strong>de</strong> ne pas induire en erreur notre adversaire; chacun reste <strong>de</strong> son côté et n’ignore pas que la paix<br />
proclamée serait impossible à conserver. Eh bien soit! que ma guerre contre l’homme s’éternise,<br />
puisque chacun reconnaît dans l’autre sa propre dégradation... puisque les <strong>de</strong>ux sont ennemis mortels.<br />
Que je doive remporter une victoire désastreuse ou succomber, le combat sera beau: moi, seul,<br />
contre l’humanité. Je ne me servirai pas d’armes construites avec le bois ou le fer; je repousserai du<br />
pied les couches <strong>de</strong> minéraux extraites <strong>de</strong> la terre: la sonorité puissante et séraphique <strong>de</strong> la harpe<br />
<strong>de</strong>viendra, sous mes doigts, un talisman redoutable. Dans plus d’une embusca<strong>de</strong>, l’homme, ce singe<br />
sublime, a déjà percé ma poitrine <strong>de</strong> sa lance <strong>de</strong> porphyre: un soldat ne montre pas ses blessures,<br />
pour si glorieuses qu’elles soient. Cette guerre terrible jettera la douleur dans les <strong>de</strong>ux partis: <strong>de</strong>ux<br />
amis qui cherchent obstinément à se détruire, quel drame!<br />
*<br />
Deux piliers, qu’il n’était pas difficile et encore impossible <strong>de</strong> prendre pour <strong>de</strong>s baobabs,<br />
s’apercevaient dans la vallée, plus grands que <strong>de</strong>ux épingles. En effet, c’étaient <strong>de</strong>ux tours énormes.<br />
Et, quoique <strong>de</strong>ux baobabs, au premier coup d’oeil, ne ressemblent pas à <strong>de</strong>ux épingles, ni même à<br />
<strong>de</strong>ux tours, cependant, en employant habilement les ficelles <strong>de</strong> la pru<strong>de</strong>nce, on peut affirmer, sans<br />
crainte d’avoir tort (car, si cette affirmation était accompagnée d’une seule parcelle <strong>de</strong> crainte, ce ne<br />
serait plus une affirmation; quoiqu’un même nom exprime ces <strong>de</strong>ux phénomènes <strong>de</strong> l’âme qui présentent<br />
<strong>de</strong>s caractères assez tranchés pour ne pas être confondus légèrement) qu’un baobab ne diffère<br />
pas tellement d’un pilier, que la comparaison soit défendue entre ces formes architecturales...<br />
ou géométriques... ou l’une et l’autre... ou ni l’une ni l’autre... ou plutôt formes élevées et massives.<br />
Je viens <strong>de</strong> le trouver, je n’ai pas la prétention <strong>de</strong> dire le contraire, les épithètes propres aux substantifs<br />
pilier et baobab: que l’on sache bien que ce n’est pas, sans une joie mêlée d’orgueil, que j’en<br />
fais la remarque à ceux qui, après avoir relevé leurs paupières, ont pris la très louable résolution <strong>de</strong><br />
parcourir ces pages, pendant que la bougie brûle, si c’est la nuit, pendant que le soleil éclaire, si<br />
c’est encore le jour. Et encore, quand même une puissance supérieure nous ordonnerait, dans les<br />
termes le plus précis, <strong>de</strong> rejeter, dans les abîmes du chaos, la comparaison judicieuse que chacun a<br />
certainement pu savourer avec impunité, même alors, et surtout alors, que l’on ne per<strong>de</strong> pas <strong>de</strong> vue<br />
cet axiome principal, les habitu<strong>de</strong>s contractées par les ans, les livres, les contacts <strong>de</strong> ses semblables,<br />
et le caractère inhérent à chacun, qui se développe dans une efflorescence rapi<strong>de</strong>, imposeraient, à<br />
l’esprit humain, l’irréparable stigmate <strong>de</strong> la récidive, dans l’emploi criminel (criminel, en se plaçant
momentanément et spontanément au point <strong>de</strong> vue <strong>de</strong> la puissance supérieure) d’une figure <strong>de</strong> rhétorique<br />
que plusieurs méprisent, mais que beaucoup encensent. Si le lecteur trouve cette phrase trop<br />
longue, qu’il accepte mes excuses; mais, qu’il ne s’atten<strong>de</strong> pas <strong>de</strong> ma part à <strong>de</strong>s bassesses. Je puis<br />
avouer mes fautes; mais, non, les rendre plus graves par ma lâcheté. Mes raisonnements se choqueront<br />
quelquefois contre les grelots <strong>de</strong> la folie et l’apparence sérieuse <strong>de</strong> ce qui n’est en somme que<br />
grotesque (quoique, d’après certains philosophes, il soit assez difficile <strong>de</strong> distinguer le bouffon du<br />
mélancolique, la vie elle-même étant un drame comique ou une comédie dramatique); cependant, il<br />
est permis à chacun <strong>de</strong> tuer <strong>de</strong>s mouches et même <strong>de</strong>s rhinocéros, afin <strong>de</strong> se reposer <strong>de</strong> temps en<br />
temps d’un travail trop escarpé. Pour tuer <strong>de</strong>s mouches, voici la manière la plus expéditive, quoique<br />
ce ne soit pas la meilleure: on les écrase entre les <strong>de</strong>ux premiers doigts <strong>de</strong> la main. La plupart <strong>de</strong>s<br />
écrivains qui ont traité <strong>de</strong> sujet à fond ont calculé, avec beaucoup <strong>de</strong> vraisemblance, qu’il est préférable,<br />
dans plusieurs cas, <strong>de</strong> leur couper la tête. Si quelqu’un me reproche <strong>de</strong> parler d’épingles,<br />
comme d’un sujet radicalement frivole, qu’il remarque, sans parti pris, que les plus grands effets ont<br />
été souvent produits par les plus petites causes. Et, pour ne pas m’éloigner davantage du cadre <strong>de</strong><br />
cette feuille <strong>de</strong> papier, ne voit-on pas que le laborieux morceau <strong>de</strong> littérature que je suis à composer,<br />
<strong>de</strong>puis le commencement <strong>de</strong> cette strophe, serait peut-être moins goûté, s’il prenait son point<br />
d’appui dans une question épineuse <strong>de</strong> chimie ou <strong>de</strong> pathologie interne? Au reste, tous les goûts<br />
sont dans la nature; et, quand au commencement j’ai comparé les piliers aux épingles avec tant <strong>de</strong><br />
justesse (certes, je ne croyais pas qu’on viendrait, un jour, me le reprocher), je me suis basé sur les<br />
lois <strong>de</strong> l’optique, qui ont établi que, plus le rayon visuel est éloigné d’un objet, plus l’image se reflète<br />
à diminution dans la rétine.<br />
C’est ainsi que ce que l’inclination <strong>de</strong> notre esprit à la farce prend pour un misérable coup<br />
d’esprit, n’est, la plupart du temps, dans la pensée <strong>de</strong> l’auteur, qu’une vérité importante, proclamée<br />
avec majesté! Oh! ce philosophe insensé qui éclata <strong>de</strong> rire, en voyant un âne manger une figue! Je<br />
n’invente rien: les livres antiques ont raconté, avec les plus amples détails, ce volontaire et honteux<br />
dépouillement <strong>de</strong> la noblesse humaine. Moi, je ne sais pas rire. Je n’ai jamais pu rire, quoique plusieurs<br />
fois j’aie essayé <strong>de</strong> le faire. C’est très difficile d’apprendre à rire. Ou, plutôt, je crois qu’un<br />
sentiment <strong>de</strong> répugnance à cette monstruosité forme une marque essentielle <strong>de</strong> mon caractère. Eh<br />
bien, j’ai été témoin <strong>de</strong> quelque chose <strong>de</strong> plus fort: j’ai vu une figue manger un âne! Et, cependant,<br />
je n’ai pas ri; franchement, aucune partie buccale n’a remué. Le besoin <strong>de</strong> pleurer s’empara <strong>de</strong> moi<br />
si fortement, que mes yeux laissèrent tomber une larme. “Nature! nature! m’écriai-je en sanglotant,<br />
l’épervier déchire le moineau, la figue mange l’âne et le ténia dévore l’homme!” Sans prendre la<br />
résolution d’aller plus loin, je me <strong>de</strong>man<strong>de</strong> moi-même si j’ai parlé <strong>de</strong> la manière dont on tue les<br />
mouches. Oui, n’est-ce pas? Il n’en est pas moins vrai que je n’avais pas parlée <strong>de</strong> la <strong>de</strong>struction <strong>de</strong>s<br />
rhinocéros! Si certains amis me prétendaient le contraire, je ne les écouterais pas, et je me rappellerais<br />
que la louange et la flatterie sont <strong>de</strong>ux gran<strong>de</strong>s pierres d’achoppement. Cependant, afin <strong>de</strong><br />
contenter ma conscience autant que possible, je ne puis m’empêcher <strong>de</strong> faire remarquer que cette<br />
dissertation sur le rhinocéros m’entraînerait hors <strong>de</strong> la patience et du sang-froid, et, <strong>de</strong> son côté,<br />
découragerait probablement (ayons, même, la hardiesse <strong>de</strong> dire certainement) les générations présentes.<br />
N’avoir pas parlé du rhinocéros après la mouche! Au moins, pour cette excuse passable,<br />
aurai-je dû mentionner avec promptitu<strong>de</strong> (et je ne l’ai pas fait!) cette omission non préméditée, qui<br />
n’étonnera pas ceux qui ont étudié à fond les contradictions réelles et inexplicables qui habitent les<br />
lobes du cerveau humain. Rien n’est indigne pour une intelligence gran<strong>de</strong> et simple: le moindre<br />
phénomène <strong>de</strong> la nature, s’il y a mystère en lui, <strong>de</strong>viendra, pour le sage, inépuisable matière à réflexion.<br />
Si quelqu’un voit un âne manger une figue ou une figue manger un âne (ces <strong>de</strong>ux circonstances<br />
ne se présentent pas souvent, à moins que ce ne soit en poésie), soyez certain qu’après avoir<br />
réfléchi <strong>de</strong>ux ou trois minutes, pour savoir quelle conduite prendre, il abandonnera le sentier <strong>de</strong> la<br />
vertu et se mettra à rire comme un coq! Encore, n’est-il pas exactement prouvé que les coqs ouvrent<br />
exprès leur bec pour imiter l’homme et faire une grimace tourmentée. J’appelle grimace dans les<br />
oiseaux ce qui porte le même nom dans l’humanité! Le coq ne sort pas <strong>de</strong> sa nature, moins par incapacité,<br />
que par orgueil. Apprenez-leur à lire, ils se révoltent. Ce n’est pas un perroquet, qui<br />
s’extasierait ainsi <strong>de</strong>vant sa faiblesse, ignorante et impardonnable! Oh! avilissement exécrable!
comme on ressemble à une chèvre quand ont rit! Le calme du front a disparu pour faire face à <strong>de</strong>ux<br />
énormes yeux <strong>de</strong> poissons qui (n’est-ce pas déplorable?)... qui... qui se mettent à briller comme <strong>de</strong>s<br />
phares! Souvent, il m’arrivera d’énoncer, avec solennité, les propositions les plus bouffonnes... je<br />
ne trouve pas que cela <strong>de</strong>vienne un motif péremptoirement suffisant pour élargir la bouche! Je ne<br />
puis m’empêcher <strong>de</strong> rire, me répondrez-vous; j’accepte cette explication absur<strong>de</strong>, mais alors, que ce<br />
soit un rire mélancolique. Riez, mais pleurez en même temps. Si vous ne voulez pleurer par les<br />
yeux, pleurez par la bouche. Est-ce encore impossible, urinez; mais, j’avertis qu’un liqui<strong>de</strong> quelconque<br />
est ici nécessaire, pour atténuer la sécheresse que porte, dans ses flancs, le rire, aux traits<br />
fendus en arrière. Quant à moi, je ne me laisserai pas décontenancer par les gloussements cocasses<br />
et les beuglements originaux <strong>de</strong> ceux qui trouvent toujours quelque chose à redire dans un caractère<br />
qui ne ressemble pas au leur, parce qu’il est une <strong>de</strong>s innombrables modifications intellectuelles que<br />
Dieu, sans sortir d’un type primordial, créa pour gouverner les charpentes osseuses. Jusqu’à nos<br />
temps, la poésie fit une route fausse; s’élevant jusqu’au ciel ou rampant jusqu’à terre, elle a méconnu<br />
les principes <strong>de</strong> son existence, et a été, non sans raison, constamment bafouée par les honnêtes<br />
gens. Elle n’a pas été mo<strong>de</strong>ste... qualité la plus belle qui doive exister dans un être imparfait! Moi,<br />
je veux montrer mes qualités; mais, je ne suis pas assez hypocrite pour cacher mes vices! Le rire, le<br />
mal, l’orgueil, la folie, paraîtront, tour à tour, entre la sensibilité et l’amour <strong>de</strong> la justice, et serviront<br />
d’exemple à la stupéfaction humaine: chacun s’y reconnaîtra, non pas tel qu’il <strong>de</strong>vrait être, mais tel<br />
qu’il est. Et, peut-être que ce simple idéal, conçu par mon imagination, surpassera, cependant, tout<br />
ce que la poésie a trouvé jusqu’ici <strong>de</strong> plus grandiose et <strong>de</strong> plus sacré. Car, si je laisse mes vices<br />
transpirer dans ces pages, on ne croira que mieux aux vertus que j’y fais resplendir, et, dont je placerai<br />
l’auréole si haut, que les plus grands génies <strong>de</strong> l’avenir témoigneront, pour moi, une sincère<br />
reconnaissance. Ainsi, donc, l’hypocrisie sera chassée carrément <strong>de</strong> ma <strong>de</strong>meure. Il y aura, dans<br />
mes chants, une preuve imposante <strong>de</strong> puissance, pour mépriser ainsi les opinions reçues. Il chante<br />
pour lui seul, et non pas pour ses semblables. Il ne place pas la mesure <strong>de</strong> son inspiration dans la<br />
balance humaine. Libre comme la tempête, il est venu échouer, un jour, sur les plages indomptables<br />
<strong>de</strong> sa terrible volonté! Il ne craint rien, si ce n’est lui-même! Dans ses combats surnaturels, il attaquera<br />
l’homme et le Créateur, avec avantage, comme quand l’espadon enfonce son épée dans le<br />
ventre <strong>de</strong> la baleine: qu’il soit maudit, par ses enfants et par ma main décharnée, celui qui persiste à<br />
ne pas comprendre les kanguroos implacables du rire et les poux audacieux <strong>de</strong> la caricature!... Deux<br />
tours énormes s’apercevaient dans la vallée; je l’ai dit au commencement. En les multipliant par<br />
<strong>de</strong>ux, le produit était quatre... mais je distinguai pas très bien la nécessité <strong>de</strong> cette opération arithmétique.<br />
Je continuai ma route, avec la fièvre au visage, et je m’écriai sans cesse: “Non... non...je<br />
ne distingue pas très bien la nécessité <strong>de</strong> cette opération d’arithmétique!” J’avais entendu <strong>de</strong>s craquements<br />
<strong>de</strong> chaînes, et <strong>de</strong>s gémissements douloureux. Que personne ne trouve possible, quand il<br />
passera dans cet endroit, <strong>de</strong> multiplier les tours par <strong>de</strong>ux, afin que le produit soit quatre! Quelquesuns<br />
soupçonnent que j’aime l’humanité comme si j’étais sa propre mère, et que je l’eusse portée,<br />
neuf mois, dans mes flancs parfumés; c’est pourquoi, je ne repasse plus dans la vallée où s’élèvent<br />
les <strong>de</strong>ux unités du multiplican<strong>de</strong>!<br />
*<br />
Une potence s’élevait sur le sol; à un mètre <strong>de</strong> celui-ci, était suspendu par les cheveux un<br />
homme, dont les bras étaient attachés par <strong>de</strong>rrière. Ses jambes avaient été laissées libres, pour accroître<br />
ses tortures, et lui faire désirer davantage n’importe quoi <strong>de</strong> contraire à l’enlacement <strong>de</strong> ses<br />
bras. La peau du front était tellement tendue par le poids <strong>de</strong> la pendaison, que son visage, condamné<br />
par la circonstance à l’absence <strong>de</strong> l’expression naturelle, ressemblait à la concrétion pierreuse d’une<br />
stalactite. Depuis trois jours, il subissait ce supplice. Il s’écriait: “Qui me dénouera les bras? qui me<br />
dénouera les cheveux? Je me disloque dans <strong>de</strong>s mouvements qui ne font que séparer davantage <strong>de</strong><br />
ma tête la racine <strong>de</strong>s cheveux; la soir et la faim ne sont pas la cause principale qui m’empêchent <strong>de</strong><br />
dormir. Il est impossible que mon existence enfonce son prolongement au <strong>de</strong>là <strong>de</strong>s bornes d’une<br />
heure. Quelqu’un pour m’ouvrir la gorge, avec un caillou acéré!” Chaque mot était précédé, suivi
<strong>de</strong> hurlements intenses. Je m’élançai du buisson <strong>de</strong>rrière lequel j’étais abrité, et je me dirigeai vers<br />
le pantin ou morceau <strong>de</strong> lard attaché au plafond. Mais, voici que, du côté opposé, arrivèrent en dansant<br />
<strong>de</strong>ux femmes ivres. L’une tenait un sac, et <strong>de</strong>ux fouets, aux cor<strong>de</strong>s <strong>de</strong> plomb, l’autre, un baril<br />
plein <strong>de</strong> goudron et <strong>de</strong>ux pinceaux. <strong>Les</strong> cheveux grisonnants <strong>de</strong> la plus vieille flottaient au vent,<br />
comme les lambeaux d’une voile déchirée, et les chevilles <strong>de</strong> l’autre claquaient entre elles, comme<br />
les coups <strong>de</strong> queue d’un thon sur la dunette d’un vaisseau. Leurs yeux brillaient d’une flamme si<br />
noire et si forte, que je ne crus pas d’abord que ces <strong>de</strong>ux femmes appartinssent à mon espèce. Elles<br />
riaient avec un aplomb tellement égoïste, et leurs traits inspiraient tant <strong>de</strong> répugnance, que je ne<br />
doutai pas un seul instant que je n’eusse <strong>de</strong>vant les yeux les <strong>de</strong>ux spécimens les plus hi<strong>de</strong>ux <strong>de</strong> la<br />
race humaine. Je me recachai <strong>de</strong>rrière le buisson, et je me tins tout coi, comme l’acantophorus serraticornis,<br />
qui ne montre que la tête en <strong>de</strong>hors <strong>de</strong> son nid. Elles approchaient avec la vitesse <strong>de</strong> la<br />
marée; appliquant l’oreille sur le sol, le son, distinctement perçu, m’apportait l’ébranlement lyrique<br />
<strong>de</strong> leur marche. Lorsque les <strong>de</strong>ux femelles d’orang-outang furent arrivées sous la potence, elles reniflèrent<br />
l’air pendant quelques secon<strong>de</strong>s; elles montrèrent, par leurs gestes saugrenus, la quantité<br />
vraiment remarquable <strong>de</strong> stupéfaction qui résulta <strong>de</strong> leur expérience, quand elles s’aperçurent que<br />
rien n’était changé dans ces lieux: le dénoûment <strong>de</strong> la mort, conforme à leurs voeux, n’était pas survenu.<br />
Elles n’avaient pas daigné lever la tête, pour savoir si la morta<strong>de</strong>lle était encore à la même<br />
place. L’une dit: “Est-ce possible que tu sois encore respirant? Tu as la vie dure, mon mari bienaimé.”<br />
Comme quand <strong>de</strong>ux chantres, dans une cathédrale, entonnent alternativement les versets<br />
d’un psaume, la <strong>de</strong>uxième répondit: “Tu ne veux donc pas mourir, ô mon gracieux fils? Dis-moi<br />
donc comment tu as fait (sûrement c’est par quelque maléfice) pour épouvanter les vautours? En<br />
effet, ta carcasse est <strong>de</strong>venue si maigre! Le zéphyr la balance comme une lanterne.” Chacune prit un<br />
pinceau et goudronna le corps du pendu... chacune prit un fouet et leva les bras... J’admirais (il était<br />
absolument impossible <strong>de</strong> ne pas faire comme moi) avec quelle exactitu<strong>de</strong> énergique les lames <strong>de</strong><br />
métal, au lieu <strong>de</strong> glisser à la surface, comme quand on se bat contre un nègre et qu’on fait <strong>de</strong>s efforts<br />
inutiles, propres au cauchemar, pour l’empoigner aux cheveux, s’appliquaient, grâce au goudron,<br />
jusqu’à l’extérieur <strong>de</strong>s chairs, marquées par <strong>de</strong>s sillons aussi creux que l’empêchement <strong>de</strong>s os<br />
pouvait raisonnablement le permettre. Je me suis préservé <strong>de</strong> la tentation <strong>de</strong> trouver <strong>de</strong> la volupté<br />
dans ce spectacle excessivement curieux, mais moins profondément comique que ce qu’on n’était<br />
en droit <strong>de</strong> l’attendre. Et, cependant, malgré les bonnes résolutions prises d’avance, comment ne pas<br />
reconnaître la force <strong>de</strong> ces femmes, les muscles <strong>de</strong> leur bras? Leur adresse, qui consistait à frapper<br />
sur les parties les plus sensibles, comme le visage et le bas-ventre, ne sera mentionnée par moi, que<br />
si j’aspire à l’ambition <strong>de</strong> raconter la totale vérité! Moins que, appliquant mes lèvres, l’une contre<br />
l’autre, surtout dans la direction horizontale (mais, chacun n’ignore pas que c’est la manière la plus<br />
ordinaire d’engendrer cette pression), je ne préfère gar<strong>de</strong>r un silence gonflé <strong>de</strong> larmes et <strong>de</strong> mystères,<br />
dont la manifestation pénible sera impuissante à cacher, non seulement aussi bien, mais encore<br />
mieux que mes paroles (car, je ne crois pas me tromper, quoiqu’il ne faille pas certainement nier en<br />
principe, sous peine <strong>de</strong> manquer aux règles les plus élémentaires <strong>de</strong> l’habileté, les possibilités hypothétiques<br />
d’erreur) les résultats funestes occasionnés par la fureur qui met en oeuvre les métacarpes<br />
secs et les articulations robustes: quand même on ne se mettrait pas au point <strong>de</strong> vue <strong>de</strong> l’observateur<br />
impartial et du moraliste expérimenté (il est presque assez important que j’apprenne que je<br />
n’admets pas, au moins entièrement, cette restriction plus ou moins fallacieuse), le doute, à cet<br />
égard, n’aurait pas la faculté détendre ses racines; car, je ne le suppose pas, pour l’instant, entre les<br />
mains d’une puissance surnaturelle, et périrait immanquablement, pas subitement peut-être, faute<br />
d’une sève remplissant les conditions simultanées <strong>de</strong> nutrition et d’absence <strong>de</strong> matières vénéneuses.<br />
Il est entendu, sinon ne me lisez pas, que je ne mets en scène que la timi<strong>de</strong> personnalité <strong>de</strong> mon<br />
opinion: loin <strong>de</strong> moi, cependant, la pensée <strong>de</strong> renoncer à <strong>de</strong>s droits qui sont incontestables! Certes,<br />
mon intention n’est pas <strong>de</strong> combattre cette affirmation, où brille le critérium <strong>de</strong> la certitu<strong>de</strong>, qu’il est<br />
un moyen plus simple <strong>de</strong> s’entendre; il consisterait, je le traduis avec quelques mots seulement,<br />
mais, qui en valent plus <strong>de</strong> mille, à ne pas discuter: il est plus difficile à mettre en pratique que ne le<br />
veut bien penser généralement le commun <strong>de</strong>s mortels. Discuter est le mot grammatical, et beaucoup<br />
<strong>de</strong> personnes trouveront qu’il ne faudrait pas contredire, sans un volumineux dossier <strong>de</strong> preu-
ves, ce que je viens <strong>de</strong> coucher sur le papier; mais, la chose diffère notablement, s’il est permis<br />
d’accor<strong>de</strong>r à son propre instinct qu’il emploie une rare sagacité au service <strong>de</strong> sa circonspection,<br />
quand il formule <strong>de</strong>s jugements qui paraîtraient autrement, soyez-en persuadé, d’une hardiesse qui<br />
longe les rivages <strong>de</strong> la fanfaronna<strong>de</strong>. Pour clore ce petit inci<strong>de</strong>nt, qui s’est lui-même dépouillé <strong>de</strong> sa<br />
gangue par une légèreté aussi irrémédiablement déplorable que fatalement pleine d’intérêt, à la<br />
condition qu’il ait ausculté ses souvenirs les plus récents), il est bon, si l’on possè<strong>de</strong> <strong>de</strong>s facultés en<br />
équilibre parfait, ou mieux, si la balance <strong>de</strong> l’idiotisme ne l’emporte pas <strong>de</strong> beaucoup sur le plateau<br />
dans lequel reposent les nobles et magnifiques attributs <strong>de</strong> la raison, c’est-à-dire, afin d’être plus<br />
clair (car, jusqu’ici je n’ai été que concis, ce que même plusieurs n’admettront pas, à cause <strong>de</strong> mes<br />
longueurs, qui ne sont qu’imaginaires, puisqu’elles remplissent leur but, <strong>de</strong> traquer, avec le scalpel<br />
<strong>de</strong> l’analyse, les fugitives apparitions <strong>de</strong> la vérité, jusqu’en leurs <strong>de</strong>rniers retranchements), si<br />
l’intelligence prédomine suffisamment sur les défauts sous le poids <strong>de</strong>squels l’ont étouffée en partie<br />
l’habitu<strong>de</strong>, la nature et l’éducation, il est bon, répété-je pour la <strong>de</strong>uxième et <strong>de</strong>rnière fois, car, à<br />
force <strong>de</strong> répéter, on finirait, le plus souvent ce n’est pas faux, par ne plus s’entendre, <strong>de</strong> revenir la<br />
queue basse, (si, même, il est vrai que j’aie une queue) au sujet dramatique cimenté dans cette strophe.<br />
Il est utile <strong>de</strong> boire un verre d’eau, avant d’entreprendre la suite <strong>de</strong> mon travail. Je préfère en<br />
boire <strong>de</strong>ux, plutôt que <strong>de</strong> m’en passer. Ainsi, dans une chasse contre un nègre marron, à travers la<br />
forêt, à un moment convenu, chaque membre <strong>de</strong> la troupe suspend son fusil aux lianes, et l’on se<br />
réunit en commun à l’ombre d’un massif, pour étancher la soif et apaiser la faim. Mais, la halte ne<br />
dure que quelques secon<strong>de</strong>s, la poursuite st reprise avec acharnement et le hallali ne tar<strong>de</strong> pas à résonner.<br />
Et, <strong>de</strong> même que l’oxygène est reconnaissable à la propriété qu’il possè<strong>de</strong>, sans orgueil, <strong>de</strong><br />
rallumer une allumette présentant quelques points en ignition, ainsi, l’on reconnaîtra<br />
l’accomplissement <strong>de</strong> mon <strong>de</strong>voir à l’empressement que je montre à revenir à la question. Lorsque<br />
les femelles se virent dans l’impossibilité <strong>de</strong> retenir le fouet, que la fatigue laissa tomber <strong>de</strong> leurs<br />
mains, elles mirent judicieusement fin au travail gymnastique qu’elles avaient entrepris pendant<br />
près <strong>de</strong> <strong>de</strong>ux heures, et se retirèrent, avec une joie qui n’était pas dépourvue <strong>de</strong> menaces pour<br />
l’avenir. Je me dirigeai vers celui qui m’appelait au secours, avec un oeil glacial (car, la perte <strong>de</strong><br />
son sang était si gran<strong>de</strong>, que la faiblesse l’empêchait <strong>de</strong> parler, et que mon opinion était, quoique je<br />
ne fusse pas mé<strong>de</strong>cin, que l’hémorragie s’était déclarée au visage et au bas-ventre), et je coupai ses<br />
cheveux avec une paire <strong>de</strong> ciseaux, après avoir dégagé ses bras. Il me raconta que sa mère l’avait,<br />
un soir, appelé dans sa chambre, et lui avait ordonné <strong>de</strong> se déshabiller, pour passer la nuit avec elle<br />
dans un lit, et que, sans attendre aucune réponse, la maternité s’était dépouillée <strong>de</strong> tous ses vêtements,<br />
en entrecroisant, <strong>de</strong>vant lui, les gestes les plus impudiques. Qu’alors il s’était retiré. En outre,<br />
par ses refus perpétuels, il s’était attiré la colère <strong>de</strong> sa femme, qui s’était bercée <strong>de</strong> l’espoir<br />
d’une récompense, si elle eût pu réussir à engager son mari à ce qu’il prêtât son corps aux passions<br />
<strong>de</strong> la vieille. Elles résolurent, par un complot, <strong>de</strong> le suspendre à une potence, préparée d’avance,<br />
dans quelque parage non fréquenté, et <strong>de</strong> le laisser périr insensiblement, exposé à toutes les misères<br />
et à tous les dangers. Ce n’était pas sans <strong>de</strong> très mûres et <strong>de</strong> nombreuses réflexions, pleines <strong>de</strong> difficultés<br />
presque insurmontables, qu’elles étaient enfin parvenues à gui<strong>de</strong>r leur choix sur le supplice<br />
raffiné qui n’avait trouvé la disparition <strong>de</strong> son terme que dans le secours inespéré <strong>de</strong> mon intervention.<br />
<strong>Les</strong> marques les plus vives <strong>de</strong> la reconnaissance soulignaient chaque expression, et ne donnaient<br />
pas à ses confi<strong>de</strong>nces leur moindre valeur. Je le portai dans la chaumière la plus voisine; car,<br />
il venait <strong>de</strong> s’évanouir, et je ne quittai les laboureurs que lorsque je leur eus laissé ma bourse, pour<br />
donner <strong>de</strong>s soins au blessé, et que je leur eusse fait promettre qu’ils prodigueraient au malheureux,<br />
comme à leur propre fils, les marques d’une sympathie persévérante. À mon tour, je leur racontai<br />
l’événement et je m’approchai <strong>de</strong> la porte, pour remettre le pied sur le sentier; mais, voilà qu’après<br />
avoir fait une centaine <strong>de</strong> mètres, je revins machinalement sur mes pas, j’entrai <strong>de</strong> nouveau dans la<br />
chaumière, et, m’adressant à leurs propriétaires naïfs, je m’écriai: “Non, non...ne croyez pas que<br />
cela m’étonne!” Cette fois-ci, je m’éloignai définitivement; mais, la plante <strong>de</strong>s pieds ne pouvait pas<br />
se poser d’une manière sûre: un autre aurait pu ne pas s’en apercevoir! Le loup ne passe plus sous la<br />
potence qu’élevèrent, un jour <strong>de</strong> printemps, les mains entrelacées d’une épouse et d’une mère,<br />
comme quand il faisait prendre, à son imagination charmée, le chemin d’un repas illusoire. Quand il
voit, à l’horizon, cette chevelure noire, balancée par le vent, il n’encourage pas sa force d’inertie, et<br />
prend la fuite avec une vitesse incomparable! Faut-il voir, dans ce phénomène psychologique, une<br />
intelligence supérieure à l’ordinaire instinct <strong>de</strong>s mammifères? Sans rien certifier et même sans rien<br />
prévoir, il me semble que l’animal a compris ce que c’est que le crime! Comment ne le comprendrait-il<br />
pas, quand <strong>de</strong>s êtres humains, eux-mêmes, ont rejeté, jusqu’à ce point in<strong>de</strong>scriptible,<br />
l’empire <strong>de</strong> la raison, pour ne laisser subsister, à la place <strong>de</strong> cette reine détrônée, qu’une vengeance<br />
farouche!<br />
*<br />
Je suis sale. <strong>Les</strong> poux me rongent. <strong>Les</strong> pourceaux, quand ils me regar<strong>de</strong>nt, vomissent. <strong>Les</strong><br />
croûtes et les escarres <strong>de</strong> la lèpre ont écaillé ma peau, couverte <strong>de</strong> pus jaunâtre. Je ne connais pas<br />
l’eau <strong>de</strong>s fleuves, ni la rosée <strong>de</strong>s nuages. Sur ma nuque, comme un fumier, pousse un énorme champignon,<br />
aux pédoncules ombellifères. Assis sur un meuble informe, je n’ai pas bougé mes membres<br />
<strong>de</strong>puis quatre siècles. Mes pieds ont pris racine dans le sol et composent, jusqu’à mon ventre, une<br />
sorte <strong>de</strong> végétation vivace, remplie d’ignobles parasites, qui ne dérive pas encore <strong>de</strong> la plante, et qui<br />
n’est plus <strong>de</strong> la chair. Cependant mon coeur bat. Mais comment battrait-il, si la pourriture et les<br />
exhalaisons <strong>de</strong> mon cadavre (je n’ose pas dire corps) ne le nourrissaient abondamment? Sous mon<br />
aisselle gauche, une famille <strong>de</strong> crapauds a pris rési<strong>de</strong>nce, et, quand l’un d’eux remue, il me fait <strong>de</strong>s<br />
chatouilles. Prenez gar<strong>de</strong> qu’il ne s’en échappe un, et ne vienne gratter, avec sa bouche, le <strong>de</strong>dans<br />
<strong>de</strong> votre oreille: il serait ensuite capable d’entre dans votre cerveau. Sous mon aisselle droite, il y a<br />
un caméléon qui leur fait une chasse perpétuelle, afin <strong>de</strong> ne pas mourir <strong>de</strong> faim: il faut que chacun<br />
vivre. Mais, quand un parti déjoue complètement les ruses <strong>de</strong> l’autre, ils ne trouvent rien <strong>de</strong> mieux<br />
que <strong>de</strong> ne pas se gêner, et sucent la graisse délicate qui couvre mes côtes: j’y suis habitué. Une vipère<br />
méchante a dévoré ma verge et a pris sa place: elle m’a rendu eunuque, cette infâme. Oh! si<br />
j’avais pu me défendre avec mes bras paralysés; mais, je crois plutôt qu’ils se sont changés en bûches.<br />
Quoi qu’il en soit, il importe <strong>de</strong> constater que le sang ne vient plus y promener sa rougeur.<br />
Deux petits hérissons, qui ne croissent plus, ont jeté à un chien, qui n’a pas refusé, l’intérieur <strong>de</strong><br />
mes testicules: l’épi<strong>de</strong>rme, soigneusement lavé, ils ont logé <strong>de</strong>dans. L’anus a été intercepté par un<br />
crabe; encouragé par mon inertie, il gar<strong>de</strong> l’entrée avec ses pinces, et me fait beaucoup <strong>de</strong> mal!<br />
Deux méduses ont franchi les mers, immédiatement alléchées par un espoir qui ne fut pas trompé.<br />
Elles ont regardé avec attention les <strong>de</strong>ux parties charnues qui forment le <strong>de</strong>rrière humain, et, se<br />
cramponnant à leur galbe convexe, elles les ont tellement écrasées par une pression constante, que<br />
les <strong>de</strong>ux morceaux <strong>de</strong> chair ont disparu, tandis qu’il est resté <strong>de</strong>ux monstres, sortis du royaume <strong>de</strong> la<br />
viscosité, égaux par la couleur, la forme et la férocité. Ne parlez pas <strong>de</strong> ma colonne vertébrale, puisque<br />
c’est un glaive. Oui, oui... je n’y faisais pas attention... votre <strong>de</strong>man<strong>de</strong> est juste. Vous désirez<br />
savoir, n’est-ce pas, comment il se trouve implanté verticalement dans mes reins? Moi-même, je ne<br />
me le rappelle pas très clairement; cependant, si je me déci<strong>de</strong> à prendre pour un souvenir ce qui<br />
n’est peut-être qu’un rêve, sachez que l’homme, quand il a su que j’avais fait voeu <strong>de</strong> vivre avec la<br />
maladie et l’immobilité jusqu’à ce que j’eusse vaincu le Créateur, marcha, <strong>de</strong>rrière moi, sur la<br />
pointe <strong>de</strong>s pieds, mais, non pas si doucement, que je ne l’entendisse. Je ne perçus plus rien, pendant<br />
un instant qui ne fut pas long. Ce poignard aigu s’enfonça, jusqu’au manche, entre les <strong>de</strong>ux épaules<br />
du taureau <strong>de</strong> fêtes, et son ossature frissonna, comme un tremblement <strong>de</strong> terre. La lame adhère si<br />
fortement au corps, que personne, jusqu’ici, n’a pu l’extraire. <strong>Les</strong> athlètes, les mécaniciens, les philosophes,<br />
les mé<strong>de</strong>cins ont essayé, tour à tour, les moyens les plus divers. Ils ne savent pas que le<br />
mal qu’a fait l’homme ne peut plus se défaire! J’ai pardonné à la profon<strong>de</strong>ur <strong>de</strong> leur ignorance native,<br />
et je les ai salués <strong>de</strong>s paupières <strong>de</strong> mes yeux. Voyageur, quand tu passeras près <strong>de</strong> moi, ne<br />
m’adresse pas, je t’en supplie, le moindre mot <strong>de</strong> consolation: tu affaiblirais mon courage. Laissemoi<br />
réchauffer ma ténacité à la flamme du martyre volontaire. Va-t’en... que je ne t’inspire aucune<br />
pitié. La haine est plus bizarre que tu ne le penses; sa conduite est inexplicable, comme l’apparence<br />
brisée d’un bâton enfoncé dans l’eau. Tel que tu me vois, je puis encore faire <strong>de</strong>s excursions jusqu’aux<br />
murailles du ciel, à la tête d’une légion d’assassins, et revenir prendre cette posture, pour
méditer, <strong>de</strong> nouveau, sur les nobles projets <strong>de</strong> la vengeance. Adieu, je ne te retar<strong>de</strong>rai pas davantage;<br />
et, pour t’instruire à te préserver, réfléchis au sort fatal qui m’a conduit à la révolte, quand<br />
peut-être j’étais né bon! Tu raconteras à ton fils ce que tu as vu; et, le prenant par la main, fais-lui<br />
admirer la beauté <strong>de</strong>s étoiles et les merveilles <strong>de</strong> l’univers, le nid du rouge-gorge et les temples du<br />
Seigneur. Tu seras étonné <strong>de</strong> le voir si docile aux conseils <strong>de</strong> la paternité, et tu le récompenseras par<br />
un sourire. Mais, quand il apprendra qu’il n’est pas observé, jette les yeux sur lui, et tu le verras<br />
cracher sa bave sur la vertu; il t’a trompé, celui qui est <strong>de</strong>scendu <strong>de</strong> la race humaine, mais il ne te<br />
trompera plus: tu sauras désormais ce qu’il <strong>de</strong>viendra. O père infortuné, prépare, pour accompagner<br />
les pas <strong>de</strong> ta vieillesse, l’échafaud ineffaçable qui tranchera la tête d’un criminel précoce, et la douleur<br />
qui te montrera le chemin qui conduit à la tombe.<br />
*<br />
Sur le mur <strong>de</strong> ma chambre, quelle ombre <strong>de</strong>ssine, avec une puissance incomparable, la fantasmagorique<br />
projection <strong>de</strong> sa silhouette racornie? Quand je place sur mon coeur cette interrogation<br />
délirante et muette, c’est moins pour la majesté <strong>de</strong> la forme, que pour le tableau <strong>de</strong> la réalité, que la<br />
sobriété du style se conduit <strong>de</strong> la sorte. Qui que tu sois, défends-toi; car, je vais diriger vers toi la<br />
fron<strong>de</strong> d’une terrible accusation: ces yeux ne t’appartiennent pas...où les as-tu pris? Un jour, je vis<br />
passer <strong>de</strong>vant moi une femme blon<strong>de</strong>; elle les avait pareils aux tiens: tu les lui as arrachés. Je vois<br />
que tu veux faire croire à ta beauté; mais, personne ne s’y trompe; et moi, moins qu’un autre. Je te<br />
le dis, afin que tu ne me prennes pas pour un sot. Toute une série d’oiseaux rapaces, amateurs <strong>de</strong> la<br />
vian<strong>de</strong> d’autrui et défenseurs <strong>de</strong> l’utilité <strong>de</strong> la poursuite, beaux comme <strong>de</strong>s squelettes qui effeuillent<br />
<strong>de</strong>s panoccos <strong>de</strong> l’Arkansas, voltigent autour <strong>de</strong> ton front, comme <strong>de</strong>s serviteurs soumis et agréés.<br />
Mais est-ce un front? Il n’est pas difficile <strong>de</strong> mettre beaucoup d’hésitation à le croire. Il est si bas,<br />
qu’il est impossible <strong>de</strong> vérifier les preuves, numériquement exiguës, <strong>de</strong> son existence équivoque.<br />
Peut-être que tu n’as pas <strong>de</strong> front, toi, qui promènes, sur la muraille, comme le symbole mal réfléchi<br />
d’une danse fantastique, le fiévreux ballottement <strong>de</strong> tes vertèbres lombaires. Qui donc alors t’a scalpé?<br />
si c’est un être humain, parce que tu l’as enfermé, pendant vingt ans, dans une prison, et qui<br />
s’est échappé pour préparer une vengeance digne <strong>de</strong> ses représailles, il a fait comme il le <strong>de</strong>vait, et<br />
je l’applaudis; seulement, il y a un seulement, il ne fut pas assez sévère. Maintenant, tu ressembles à<br />
un Peau-Rouge prisonnier, du moins (notons-le préalablement) par le manque expressif <strong>de</strong> chevelure.<br />
Non pas qu’elle ne puisse repousser, puisque les physiologistes ont découvert que même les<br />
cerveaux enlevés reparaissent à la longue, chez les animaux; mais, ma pensée s’arrêtant à une simple<br />
constatation, qui n’est pas dépourvue, d’après le peu que j’en aperçois, d’une volupté énorme,<br />
ne va pas, même dans ses conséquences les plus hardies, jusqu’aux frontières d’un voeu pour ta<br />
guérison, et reste, au contraire, fondée, par la mise en oeuvre <strong>de</strong> sa neutralité plus que suspecte, à<br />
regar<strong>de</strong>r (ou du moins à souhaiter) comme le présage <strong>de</strong> malheurs plus grands, ce qui ne peut être<br />
pour toi qu’une privation momentanée <strong>de</strong> la peau qui recouvre le <strong>de</strong>ssus <strong>de</strong> ta tête. J’espère que tu<br />
m’as compris. Et même, si le hasard te permettait, par un miracle absur<strong>de</strong>, mais non pas, quelquefois,<br />
raisonnable, <strong>de</strong> retrouver cette peau précieuse qu’a gardée la religieuse vigilance <strong>de</strong> ton ennemi,<br />
comme le souvenir enivrant <strong>de</strong> sa victoire, il est presque extrêmement possible que, quand<br />
même on n’aurait étudié la loi <strong>de</strong>s probabilités que sous le rapport <strong>de</strong>s mathématiques (or, on sait<br />
que l’analogie transporte facilement l’application <strong>de</strong> cette loi dans les autres domaines <strong>de</strong><br />
l’intelligence), ta crainte légitime, mais, un peu exagérée, d’un refroidissement partiel ou total, ne<br />
refuserait pas l’occasion importante, et même unique, qui se présenterait d’une manière si opportune,<br />
quoique brusque, <strong>de</strong> préserver les diverses parties <strong>de</strong> ta cervelle du contact <strong>de</strong> l’atmosphère,<br />
surtout pendant l’hiver, par une coiffure qui, à bon droit, t’appartient, puisqu’elle est naturelle, et<br />
qu’il te serait permis, en outre (il serait incompréhensible que tu le niasses), <strong>de</strong> gar<strong>de</strong>r constamment<br />
sur la tête, sans courir les risques, toujours désagréables, d’enfreindre les règles les plus simples<br />
d’une convenance élémentaire. N’est-il pas vrai que tu m’écoutes avec attention? Si tu m’écoutes<br />
davantage, ta tristesse sera loin <strong>de</strong> se détacher <strong>de</strong> l’intérieur <strong>de</strong> tes narines rouges. Mais, comme je<br />
suis très impartial, et que je ne te déteste pas autant que je le <strong>de</strong>vrais (si je me trompe, dis-le moi),
tu prêtes, malgré toi, l’oreille à mes discours, comme poussé par une force supérieure. Je ne suis pas<br />
si méchant que toi: voilà pourquoi ton génie s’incline <strong>de</strong> lui-même <strong>de</strong>vant le mien... En effet, je ne<br />
suis pas si méchant que toi! Tu viens <strong>de</strong> jeter un regard sur la cité bâtie sur le flanc <strong>de</strong> cette montagne.<br />
Et maintenant, que vois-je... Tous les habitants sont morts! J’ai <strong>de</strong> l’orgueil comme un autre, et<br />
c’est un vice <strong>de</strong> plus, que d’en avoir peut-être davantage. Eh bien, écoute... écoute, si l’aveu d’un<br />
homme, qui se rappelle avoir vécu un <strong>de</strong>mi-siècle sous la forme <strong>de</strong> requin dans les courants sousmarins<br />
qui longent les côtes <strong>de</strong> l’Afrique, t’intéresse assez vivement pour lui prêter ton attention,<br />
sinon avec amertume, du moins sans la faute irréparable <strong>de</strong> montrer le dégoût que je t’inspire. Je ne<br />
jetterai pas à tes pieds le masque <strong>de</strong> la vertu, pour paraître à tes yeux tel que je suis; car, je ne l’ai<br />
jamais porté (si, toutefois, c’est là une excuse); et, dès les premiers instants, si tu remarques mes<br />
traits avec attention, tu me reconnaîtras comme ton disciple respectueux dans la perversité, mais,<br />
non pas, comme ton rival redoutable. Puisque je ne te dispute pas la palme du mal, je ne crois pas<br />
qu’un autre le fasse: il <strong>de</strong>vrait s’égaler auparavant à moi, ce qui n’est pas facile... Écoute, à moins<br />
que tu ne sois la faible con<strong>de</strong>nsation d’un brouillard (tu caches ton corps quelque part, et je ne puis<br />
le rencontre): un matin, que je vis une petite fille qui se penchait sur un lac, pour cueillir un lotus<br />
rose, elle affermit ses pas, avec une expérience précoce; elle se penchait vers les eaux, quand ses<br />
yeux rencontrèrent mon regard (il est vrai que, <strong>de</strong> mon côté, ce n’était pas sans préméditation).<br />
Aussitôt, elle chancela comme le tourbillon qu’engendre la marée autour d’un roc, ses jambes fléchirent,<br />
et, chose merveilleuse à voir, phénomène qui s’accomplit avec autant <strong>de</strong> véracité que je<br />
cause avec toi, elle tomba jusqu’au fond du lac: conséquence étrange, elle ne cueillit plus aucune<br />
nymphéacée. Que fait-elle au <strong>de</strong>ssous?... je ne m’en suis pas informé. Sans doute, sa volonté, qui<br />
s’est rangée sous le drapeau <strong>de</strong> la délivrance, livre <strong>de</strong>s combats acharnés contre la pourriture! Mais<br />
toi, ô mon maître, sous ton regard, les habitants <strong>de</strong>s cités sont subitement détruits, comme un tertre<br />
<strong>de</strong> fourmis qu’écrase le talon <strong>de</strong> l’éléphant. Ne viens-je pas d’être témoin d’un exemple démonstrateur?<br />
Vois... la montagne n’est plus joyeuse... elle reste isolée comme un vieillard. C’est vrai, les<br />
maisons existent; mais ce n’est pas un paradoxe d’affirmer, à voix basse, que tu ne pourrais en dire<br />
autant <strong>de</strong> ceux qui n’y existent plus. Déjà, les émanations <strong>de</strong>s cadavres viennent jusqu’à moi. Ne les<br />
sens-tu pas? Regar<strong>de</strong> ces oiseaux <strong>de</strong> proie, qui atten<strong>de</strong>nt que nous nous éloignions, pour commencer<br />
ce repas géant; il en vient un nuage perpétuel <strong>de</strong>s quatre coins <strong>de</strong> l’horizon. Hélas! ils étaient déjà<br />
venus, puisque je vis leurs ailes rapaces tracer, au-<strong>de</strong>ssus <strong>de</strong> toi, le monument <strong>de</strong>s spirales, comme<br />
pour t’exciter <strong>de</strong> hâter le crime. Ton odorat ne reçoit-il donc pas le moindre effluve? L’imposteur<br />
n’est pas autre chose... Tes nerfs olfactifs sont enfin ébranlés par la perception d’atomes aromatiques:<br />
ceux-ci s’élèvent <strong>de</strong> la cité anéantie, quoique je n’aie pas besoin <strong>de</strong> te l’apprendre... Je voudrais<br />
embrasser tes pieds, mais mes bras n’entrelacent qu’une transparente vapeur. Cherchons ce<br />
corps introuvable, que cependant mes yeux aperçoivent: il mérite, <strong>de</strong> ma part, les marques les plus<br />
nombreuses d’une admiration sincère. Le fantôme se moque <strong>de</strong> moi: il m’ai<strong>de</strong> à chercher mon propre<br />
corps. Si je lui fais signe <strong>de</strong> rester à sa place, voilà qu’il me renvoie le même signe... Le secret<br />
est découvert; mais, ce n’est pas, je le dis avec franchise, à ma plus gran<strong>de</strong> satisfaction. Tout est<br />
expliqué, les grands comme les plus petits détails; ceux-ci sont indifférents à remettre <strong>de</strong>vant<br />
l’esprit, comme, par exemple, l’arrachement <strong>de</strong>s yeux à la femme blon<strong>de</strong>: cela n’est presque rien!...<br />
Ne me rappelais-je donc pas que, moi, aussi, j’avais été scalpé, quoique ce ne fût que pendant cinq<br />
ans (le nombre exact du temps m’avait failli) que j’avais enfermé un être humain dans une prison,<br />
pour être témoin du spectacle <strong>de</strong> ses souffrances, parce qu’il m’avait refusé, à juste titre, une amitié<br />
qui ne s’accor<strong>de</strong> pas à <strong>de</strong>s êtres comme moi? Puisque je fais semblant d’ignorer que mon regard<br />
peut donner la mort, même aux planètes qui tournent dans l’espace, il n’aura pas tort, celui qui prétendra<br />
que je ne possè<strong>de</strong> pas la faculté <strong>de</strong>s souvenirs. Ce qui me reste à faire, c’est <strong>de</strong> briser cette<br />
glace, en éclats, à l’ai<strong>de</strong> d’une pierre... Ce n’est pas la première fois que le cauchemar <strong>de</strong> la perte<br />
momentanée <strong>de</strong> la mémoire établit sa <strong>de</strong>meure dans mon imagination, quand, par les inflexibles lois<br />
<strong>de</strong> l’optique, il m’arrive d’être placé <strong>de</strong>vant la méconnaissance <strong>de</strong> ma propre image!<br />
*
Je m’étais endormi sur la falaise. Celui qui, pendant un jour, a poursuivi l’autruche à travers<br />
le désert, sans pouvoir l’atteindre, n’a pas eu le temps <strong>de</strong> prendre <strong>de</strong> la nourriture et <strong>de</strong> fermer les<br />
yeux. Si c’est lui qui me lit, il est capable <strong>de</strong> <strong>de</strong>viner, à la rigueur, quel sommeil s’appesantit sur<br />
moi. Mais, quand la tempête a poussé verticalement un vaisseau, avec la paume <strong>de</strong> sa main, jusqu’au<br />
fond <strong>de</strong> la mer; si, sur le ra<strong>de</strong>au, il ne reste plus <strong>de</strong> tout l’équipage qu’un seul homme, rompu<br />
par les fatigues et les privations <strong>de</strong> toute espèce; si la lame le ballotte, comme une épave, pendant<br />
<strong>de</strong>s heures plus prolongées que la vie d’homme; et, si, une frégate, qui sillonne plus tard ces parages<br />
<strong>de</strong> désolation d’une carène fendue, aperçoit le malheureux qui promène sur l’océan sa carcasse décharnée,<br />
et lui porte un secours qui a failli être tardif, je crois que ce naufragé <strong>de</strong>vinera mieux encore<br />
à quel <strong>de</strong>gré fut porté l’assoupissement <strong>de</strong> mes sens. Le magnétisme et le chloroforme, quand<br />
ils s’en donnent la peine, savent quelquefois engendrer pareillement <strong>de</strong> ces catalepsies léthargiques.<br />
Elles n’ont aucune ressemblance avec la mort: ce serait un grand mensonge <strong>de</strong> le dire. Mais arrivons<br />
tout <strong>de</strong> suite au rêve, afin que les impatients, affamés <strong>de</strong> ces sortes <strong>de</strong> lectures, ne se mettent<br />
pas à rugir, comme un banc <strong>de</strong> cachalots macrocéphales qui se battent entre eux pour une femelle<br />
enceinte. Je rêvais que j’étais entré dans le corps d’un pourceau, qu’il ne m’était pas facile d’en<br />
sortir, et que je vautrais mes poils dans les marécages les plus fangeux. Était-ce comme une récompense?<br />
Objet <strong>de</strong> mes voeux, je n’appartenais plus à l’humanité! Pour moi, j’entendis l’interprétation<br />
ainsi, et j’en éprouvai une joie plus que profon<strong>de</strong>. Cependant, je recherchais activement quel acte <strong>de</strong><br />
vertu j’avais accompli pour mériter, <strong>de</strong> la part <strong>de</strong> la Provi<strong>de</strong>nce, cette insigne faveur. Maintenant<br />
que j’ai repassé dans ma mémoire les diverses phases <strong>de</strong> cet aplatissement épouvantable contre le<br />
ventre du granit, pendant lequel la marée, sans que je m’en aperçusse, passa, <strong>de</strong>ux fois, sur ce mélange<br />
irréductible <strong>de</strong> matière morte et <strong>de</strong> matière vivante, il n’est peut-être pas sans utilité <strong>de</strong> proclamer<br />
que cette dégradation n’était probablement qu’une punition, réalisée sur moi par la justice<br />
divine. Mais, qui connaît ses besoins intimes ou la cause <strong>de</strong> ses joies pestilentielles? La métamorphose<br />
ne parut jamais à mes yeux que comme le haut et magnanime retentissement d’un bonheur<br />
parfait, que j’attendais <strong>de</strong>puis longtemps. Il était enfin venu, le jour où je fus un pourceau!<br />
J’essayais mes <strong>de</strong>nts sur l’écorce <strong>de</strong>s arbres; mon groin, je le contemplais avec délice. Il ne restait<br />
plus la moindre parcelle <strong>de</strong> divinité: je sus élever mon âme jusqu’à l’excessive hauteur <strong>de</strong> cette volupté<br />
ineffable. Écoutez-moi donc, et ne rougissez pas, inépuisables caricatures du beau, qui prenez<br />
au sérieux le braiement risible <strong>de</strong> votre âme, souverainement méprisable; et qui ne comprenez pas<br />
pourquoi le Tout-Puissant, dans un rare moment <strong>de</strong> bouffonnerie excellente, qui, certainement, ne<br />
dépasse pas les gran<strong>de</strong>s lois générales du grotesque, prit, un jour, le mirifique plaisir <strong>de</strong> faire habiter<br />
une planète par <strong>de</strong>s êtres singuliers et microscopiques, qu’on appelle humains, et dont la matière<br />
ressemble à celle du corail vermeil. Certes, vous avez raison <strong>de</strong> rougir, os et graisse, mais écoutezmoi.<br />
Je n’invoque pas votre intelligence, vous la feriez rejeter du sang par l’horreur qu’elle vous<br />
témoigne: oubliez-la, et soyez conséquents avec vous-mêmes... Là, plus <strong>de</strong> contrainte. Quand je<br />
voulais tuer, je tuais; cela, même, m’arrivait souvent, et personne ne m’en empêchait. <strong>Les</strong> lois humaines<br />
me poursuivaient encore <strong>de</strong> leur vengeance, quoique je n’attaquasse pas la race que j’avais<br />
abandonnée si tranquillement; mais ma conscience ne me faisait aucun reproche. Pendant la journée,<br />
je me battais avec mes nouveaux semblables, et le sol était parsemé <strong>de</strong> nombreuses couches <strong>de</strong><br />
sang caillé. J’étais le plus fort, et je remportais toutes les victoires. Des blessures cuisantes couvraient<br />
mon corps; je faisais semblant <strong>de</strong> ne pas m’en apercevoir. <strong>Les</strong> animaux terrestres<br />
s’éloignaient <strong>de</strong> moi, et je restais seul dans ma resplendissante gran<strong>de</strong>ur. Quel ne fut pas mon étonnement,<br />
quand, après avoir traversé un fleuve à la nage, pour m’éloigner <strong>de</strong>s contrées que ma rage<br />
avait dépeuplées, et gagner d’autres campagnes pour y planter mes coutumes <strong>de</strong> meurtre et <strong>de</strong> carnage,<br />
j’essayai <strong>de</strong> marcher sur cette rive fleurie. Mes pieds étaient paralysés; aucun mouvement ne<br />
venait trahir la vérité <strong>de</strong> cette immobilité forcée. Au milieu d’efforts surnaturels, pour continuer<br />
mon chemin, ce fut alors que je me réveillai, et que je sentis que je re<strong>de</strong>venais homme. La Provi<strong>de</strong>nce<br />
me faisait ainsi comprendre, d’une manière qui n’est pas inexplicable, qu’elle ne voulait pas<br />
que, même en rêve, mes projets sublimes s’accomplissent. Revenir à ma forme primitive fut pour<br />
moi une douleur si gran<strong>de</strong>, que, pendant les nuits, j’en pleure encore. Mes draps sont constamment<br />
mouillés, comme s’ils avaient été passé dans l’eau, et, chaque jour, je les fais changer. Si vous ne le
croyez pas, venez me voir; vous contrôlerez, par votre propre expérience, la vérité même <strong>de</strong> mon<br />
assertion. Combien <strong>de</strong> fois, <strong>de</strong>puis cette nuit passée à la belle étoile, sur une falaise, ne me suis-je<br />
pas mêlé à <strong>de</strong>s troupeaux <strong>de</strong> pourceaux, pour reprendre, comme un droit, ma métamorphose détruite!<br />
Il est temps <strong>de</strong> quitter ces souvenirs glorieux, qui ne laissent, après leur suite, que la pâle<br />
voie lactée <strong>de</strong>s regrets éternels.<br />
*<br />
Il n’est pas impossible d’être témoin d’une déviation anormale dans le fonctionnement latent<br />
ou visible <strong>de</strong>s lois <strong>de</strong> la nature. Effectivement, si chacun se donne la peine ingénieuse d’interroger<br />
les diverses phases <strong>de</strong> son existence (sans en oublier une seule, car c’était peut-être celle-là qui était<br />
<strong>de</strong>stinées à fournir la preuve <strong>de</strong> ce que j’avance), il ne se souviendra pas, sans un certain étonnement,<br />
qui serait comique en d’autres circonstances, que, tel jour, pour parler premièrement <strong>de</strong> choses<br />
objectives, il fut témoin <strong>de</strong> quelque phénomène qui semblait dépasser et dépassait positivement<br />
les notions connues fournies par l’observation et l’expérience, comme, par exemple, les pluies <strong>de</strong><br />
crapauds, dont le magique spectacle dut ne pas être d’abord compris par les savants. Et que, tel autre<br />
jour, pour parler en <strong>de</strong>uxième et <strong>de</strong>rnier lieu <strong>de</strong> choses subjectives, son âme présenta au regard<br />
investigateur <strong>de</strong> la psychologie, je ne vais pas jusqu’à dire une aberration <strong>de</strong> la raison (qui, cependant,<br />
n’en serait pas moins curieuse; au contraire, elle le serait davantage), mais, du moins, pour ne<br />
pas faire le difficile auprès <strong>de</strong> certaines personnes froi<strong>de</strong>s, qui ne me pardonneraient jamais les élucubrations<br />
flagrantes <strong>de</strong> mon exagération, un état inaccoutumé, assez souvent très grave, qui marque<br />
que la limite accordée par le bon sens à l’imagination est quelquefois, malgré le pacte éphémère<br />
conclu entre ces <strong>de</strong>ux puissances, malheureusement dépassée par la pression énergique <strong>de</strong> la volonté,<br />
mais, la plupart du temps aussi, par l’absence <strong>de</strong> sa collaboration effective: donnons à l’appui<br />
quelques exemples, dont il n’est pas difficile d’apprécier l’opportunité; si, toutefois, l’on prend pour<br />
compagne une attentive modération. J’en présente <strong>de</strong>ux: les emportements <strong>de</strong> la colère et les maladies<br />
<strong>de</strong> l’orgueil. J’avertis celui qui me lit qu’il ne se fasse pas une idée vague, et, à plus forte raison<br />
fausse, <strong>de</strong>s beautés <strong>de</strong> littérature que j’effeuille, dans le développement excessivement rapi<strong>de</strong> <strong>de</strong><br />
mes phrases. Hélas! je voudrais dérouler mes raisonnements et mes comparaisons lentement et avec<br />
beaucoup <strong>de</strong> magnificence (mais qui dispose <strong>de</strong> son temps?), pour que chacun comprenne davantage,<br />
sinon mon épouvante, du moins ma stupéfaction, quand, un soir d’été, comme le soleil semblait<br />
s’abaisser à l’horizon, je vis nager, sur la mer, avec <strong>de</strong> larges pattes <strong>de</strong> canard à la place <strong>de</strong>s<br />
extrémités <strong>de</strong>s jambes et <strong>de</strong>s bras, porteur d’une nageoire dorsale, proportionnellement aussi longue<br />
et effilée que celle <strong>de</strong>s dauphins, un être humain, aux muscles vigoureux, et que <strong>de</strong>s bancs nombreux<br />
<strong>de</strong> poissons (je vis, dans ce cortège, entre autres habitants <strong>de</strong>s eaux, la torpille, l’anarnak<br />
groëlandais et le scorpène horrible) suivaient avec les marques très ostensibles <strong>de</strong> la plus gran<strong>de</strong><br />
admiration. Quelquefois il plongeait, et son corps visqueux reparaissait presque aussitôt, à <strong>de</strong>ux<br />
cents mètres <strong>de</strong> distance. <strong>Les</strong> marsouins, qui n’ont pas volé, d’après mon opinion, la réputation <strong>de</strong><br />
bons nageurs, pouvaient à peine suivre <strong>de</strong> loin cet amphibie <strong>de</strong> nouvelle espèce. Je ne crois pas que<br />
le lecteur ait lieu <strong>de</strong> se repentir, s’il prête à ma narration, moins le nuisible obstacle d’une crédulité<br />
stupi<strong>de</strong>, que le suprême service d’une confiance profon<strong>de</strong>, qui discute légalement, avec une secrète<br />
sympathie, les mystères poétiques, trop peu nombreux, à son propre avis, que je me charge <strong>de</strong> lui<br />
révéler, quand, chaque fois, l’occasion s’en présente, comme elle s’est aujourd’hui inopinément<br />
présentée, intimement pénétrée <strong>de</strong>s toniques senteurs <strong>de</strong>s plantes aquatiques, que la bise rafraîchissante<br />
transporte dans cette strophe, qui contient un monstre, qui s’est approprié les marques distinctives<br />
<strong>de</strong> la famille <strong>de</strong>s palmipè<strong>de</strong>s. Qui parle ici d’appropriation? Que l’on sache bien que l’homme,<br />
par sa nature multiple et complexe, n’ignore pas les moyens d’en élargir encore les frontières; il vit<br />
dans l’eau, comme l’hippocampe; à travers les couches supérieures <strong>de</strong> l’air, comme l’orfraie; et<br />
sous la terre, comme la taupe, le cloporte et la sublimité du vermisseau. Tel est dans sa forme, plus<br />
ou moins concise (mais plus, que moins), l’exact critérium <strong>de</strong> la consolation extrêmement fortifiante<br />
que je m’efforçais <strong>de</strong> faire naître dans mon esprit, quand je songeais que l’être humain que<br />
j’apercevais à une gran<strong>de</strong> distance nager <strong>de</strong>s quatre membres, à la surface <strong>de</strong>s vagues, comme ja-
mais cormoran le plus superbe ne le fit, n’avait, peut-être, acquis le nouveau changement <strong>de</strong>s extrémités<br />
<strong>de</strong> ses bras et <strong>de</strong> ses jambes, que comme l’expiatoire châtiment <strong>de</strong> quelque crime inconnu.<br />
Il n’était pas nécessaire que je me tourmentasse la tête, pour fabriquer d’avance les mélancoliques<br />
pilules <strong>de</strong> la pitié; car, je ne savais pas que cet homme, dont les bras frappaient alternativement<br />
l’on<strong>de</strong> amère, tandis que ses jambes, avec une force pareille à celle que possè<strong>de</strong>nt les défenses en<br />
spirale du narval, engendraient le recul <strong>de</strong>s couches aquatiques, ne s’était pas plus volontairement<br />
approprié ces extraordinaires formes, qu’elles ne lui avaient été imposées comme supplice. D’après<br />
ce que j’appris plus tard, voici la simple vérité: la prolongation <strong>de</strong> l’existence, dans cet élément<br />
flui<strong>de</strong>, avait insensiblement amené, dans l’être humain qui s’était lui-même exilé <strong>de</strong>s continents<br />
rocailleux, les changements importants, mais, non pas essentiels, que j’avais remarqués, dans<br />
l’objet qu’un regard passablement confus m’avait fait prendre, dès les moments primordiaux <strong>de</strong> son<br />
apparition (par une inqualifiable légèreté, dont les écarts engendrent le sentiment si pénible que<br />
comprendront facilement les psychologistes et les amants <strong>de</strong> la pru<strong>de</strong>nce) pour un poisson, à forme<br />
étrange, non encore décrit dans les classifications <strong>de</strong>s naturalistes; mais, peut-être, dans leurs ouvrages<br />
posthumes, quoique je n’eusse pas l’excusable prétention <strong>de</strong> pencher vers cette <strong>de</strong>rnière supposition,<br />
imaginée dans <strong>de</strong> trop hypothétiques conditions. En effet, cet amphibie (puisque amphibie<br />
il y a, sans qu’on puisse affirmer le contraire) n’était visible que pour moi seul, abstraction faite <strong>de</strong>s<br />
poissons et <strong>de</strong>s cétacés; car, je m’aperçus que quelques paysans, qui s’étaient arrêtés à contempler<br />
mon visage, troublé par ce phénomène surnaturel, et qui cherchaient inutilement à s’expliquer<br />
pourquoi mes yeux étaient constamment fixés, avec une persévérance qui paraissait invincible, et<br />
qui ne l’était pas en réalité, sur un endroit <strong>de</strong> la mer où ils ne distinguaient, eux, qu’une quantité<br />
appréciable et limitée <strong>de</strong> bancs <strong>de</strong> poissons <strong>de</strong> toutes les espèces, distendaient l’ouverture <strong>de</strong> leur<br />
bouche grandiose, peut-être autant qu’une baleine. “Cela les faisait sourire, mais non, comme à moi,<br />
pâlir, disaient-ils dans leur pittoresque langage; et ils n’étaient pas assez bêtes pour ne pas remarquer<br />
que, précisément, je ne regardais pas les évolutions champêtres <strong>de</strong>s poissons, mais que ma vue<br />
se portait, <strong>de</strong> beaucoup plus, en avant.” De telle manière que, quant à ce qui me concerne, tournant<br />
machinalement les yeux du côté <strong>de</strong> l’envergure remarquable <strong>de</strong> ces puissantes bouches, je me disais,<br />
en moi-même, qu’à moins qu’on ne trouvât dans la totalité <strong>de</strong> l’univers un pélican, grand<br />
comme une montagne ou au moins comme un promontoire (admirez, je vous prie, la finesse <strong>de</strong> la<br />
restriction qui ne perd aucun pouce <strong>de</strong> terrain), aucun bec d’oiseau <strong>de</strong> proie ou <strong>de</strong> mâchoire<br />
d’animal sauvage ne serait jamais capable <strong>de</strong> surpasser, ni même d’égaler, chacun <strong>de</strong> ces cratères<br />
béants, mais trop lugubres. Et, cependant, quoique je réserve une bonne part au sympathique emploi<br />
<strong>de</strong> la métaphore (cette figure <strong>de</strong> rhétorique rend beaucoup plus <strong>de</strong> services aux aspirations humaines<br />
vers l’infini que ne s’efforcent <strong>de</strong> se le figurer ordinairement ceux qui sont imbus <strong>de</strong> préjugés ou<br />
d’idées fausses, ce qui est la même chose), il n’en est pas moins vrai que la bouche risible <strong>de</strong> ces<br />
paysans reste encore assez large pour avaler trois cachalots. Raccourcissons davantage notre pensée,<br />
soyons sérieux, et contentons-nous <strong>de</strong> trois petits éléphants qui viennent à peine <strong>de</strong> naître.<br />
D’une seule brassée, l’amphibie laissait après lui un kilomètre <strong>de</strong> sillon écumeux. Pendant le très<br />
court moment où, le bras tendu en avant reste suspendu dans l’air, avant qu’il s’enfonce <strong>de</strong> nouveau,<br />
ses doigts écartés, réunis à l’ai<strong>de</strong> d’un repli <strong>de</strong> la peau, à forme <strong>de</strong> membrane, semblaient<br />
s’élancer vers les hauteurs <strong>de</strong> l’espace, et prendre les étoiles. Debout sur le roc, je me servis <strong>de</strong> mes<br />
mains comme d’un porte-voix, et je m’écriai, pendant que les crabes et les écrevisses s’enfuyaient<br />
vers les l’obscurité <strong>de</strong>s plus secrètes crevasses; “O toi, dont la natation l’emporte sur le vol <strong>de</strong>s longues<br />
ailes <strong>de</strong> la frégate, si tu comprends encore la signification <strong>de</strong>s grands éclats <strong>de</strong> voix que,<br />
comme fidèle interprétation <strong>de</strong> sa pensée intime, lance avec force l’humanité, daigne t’arrêter, un<br />
instant, dans ta marche rapi<strong>de</strong>, et, raconte-moi sommairement les phases <strong>de</strong> ta véridique histoire.<br />
Mais, je t’avertis que tu n’as pas besoin <strong>de</strong> m’adresser la parole, si ton <strong>de</strong>ssein audacieux est <strong>de</strong><br />
faire naître en moi l’amitié et la vénération que je sentis pour toi, dès que je te vis, pour la première<br />
fois, accomplissant, avec ta grâce et la force du requin, ton pèlerinage indomptable et rectiligne.”<br />
Un soupir, qui me glaça les os, et qui fit chanceler le roc sur lequel je reposai la plante <strong>de</strong> mes pieds<br />
(à moins que ce fût moi-même qui chancelai, par la ru<strong>de</strong> pénétration <strong>de</strong>s on<strong>de</strong>s sonores, qui portaient<br />
à mon oreille un tel cri <strong>de</strong> désespoir) s’entendit jusqu’aux entrailles <strong>de</strong> la terre: les poissons
plongèrent sous les vagues, avec le bruit <strong>de</strong> l’avalanche. L’amphibie n’osa pas trop s’avancer jusqu’au<br />
rivage; mais, dès qu’il se fut assuré que sa voix parvenait assez distinctement jusqu’à mon<br />
tympan, il réduisit le mouvement <strong>de</strong> ses membres palmés, <strong>de</strong> manière à soutenir son buste, couvert<br />
<strong>de</strong> goémons, au-<strong>de</strong>ssus <strong>de</strong>s flots mugissants. Je le vis incliner son front, comme pour invoquer, par<br />
un ordre solennel, la meute errante <strong>de</strong>s souvenirs. Je n’osais pas l’interrompre dans cette occupation,<br />
saintement archéologique: plongé dans le passé, il ressemblait à un écueil. Il prit enfin la parole<br />
en ces termes: “Le scolopendre ne manque pas d’ennemis; la beauté fantastique <strong>de</strong> ses pattes<br />
innombrables, au lieu <strong>de</strong> lui attirer la sympathie <strong>de</strong>s animaux, n’est, peut-être, pour eux, que le<br />
puissant stimulant d’une jalouse irritation. Et, je ne serais pas étonné d’apprendre que cet insecte est<br />
en butte aux haines les plus intenses. Je te cacherai le lieu <strong>de</strong> ma naissance, qui n’importe pas à mon<br />
récit: mais, la honte qui rejaillirait sur ma famille importe à mon <strong>de</strong>voir. Mon père et ma mère (que<br />
Dieu leur pardonne!), après un an d’attente, virent le ciel exaucer leurs voeux: <strong>de</strong>ux jumeaux, mon<br />
frère et moi, parurent à la lumière. Raison <strong>de</strong> plus pour s’aimer. Il n’en fut pas ainsi que je parle.<br />
Parce que j’étais le plus beau <strong>de</strong>s <strong>de</strong>ux et le plus intelligent, mon frère me prit en haine, et ne se<br />
donna pas la peine <strong>de</strong> cacher ses sentiments: c’est pourquoi, mon père et ma mère firent rejaillir sur<br />
moi la plus gran<strong>de</strong> partie <strong>de</strong> leur amour, tandis que, par mon amitié sincère et constante, j’efforçai<br />
d’apaiser une âme, qui n’avait pas le droit <strong>de</strong> se révolter, contre celui qui avait été tiré <strong>de</strong> la même<br />
chair. Alors, mon frère ne connut plus <strong>de</strong> bornes à sa fureur, et me perdit, dans le coeur <strong>de</strong> nos parents<br />
communs, par les calomnies les plus invraisemblables. J’ai vécu, pendant quinze ans, dans un<br />
cachot, avec <strong>de</strong>s larves et <strong>de</strong> l’eau fangeuse pour toute nourriture. Je ne te raconterai pas en détail<br />
les tourments inouïs que j’ai éprouvés dans cette longue séquestration injuste. Quelquefois, dans un<br />
moment <strong>de</strong> la journée, un <strong>de</strong>s trois bourreaux, à tour <strong>de</strong> rôle, entrait brusquement, chargé <strong>de</strong> pinces,<br />
<strong>de</strong> tenailles, et <strong>de</strong> divers instruments <strong>de</strong> supplice. <strong>Les</strong> cris que m’arrachaient les tortures les laissaient<br />
inébranlables; la perte abondante <strong>de</strong> mon sang les faisait sourire. O mon frère, je t’ai pardonné,<br />
toi la cause première <strong>de</strong> tous mes maux! Se peut-il qu’une rage aveugle ne puisse enfin <strong>de</strong>ssiller<br />
ses propres yeux. J’ai fait beaucoup <strong>de</strong> réflexions, dans ma prison éternelle. Quelle <strong>de</strong>vint ma haine<br />
générale contre l’humanité, tu le <strong>de</strong>vines. L’étiolement progressif, la solitu<strong>de</strong> du corps et <strong>de</strong> l’âme<br />
ne m’avaient pas fait perdre encore toute ma raison, au point <strong>de</strong> gar<strong>de</strong>r du ressentiment contre ceux<br />
que je n’avais cessé d’aimer: triple carcan dont j’étais l’esclave. Je parvins, par la ruse, à recouvrer<br />
ma liberté! Dégoûté <strong>de</strong>s habitants du continent, qui, quoiqu’ils s’intitulassent mes semblables, ne<br />
paraissaient pas jusqu’ici me ressembler en rien (s’ils trouvaient que je leur ressemblasse, pourquoi<br />
me faisaient-ils du mal?), je dirigeai ma course vers les galets <strong>de</strong> la plage, fermement résolu à me<br />
donner la mort, si la mer <strong>de</strong>vait m’offrir les réminiscences antérieures d’une existence fatalement<br />
vécue. En croiras-tu tes propres yeux? Depuis le jour que je m’enfuis <strong>de</strong> la maison paternelle, je ne<br />
me plains pas autant que tu le penses d’habiter la mer et ses grottes <strong>de</strong> cristal. La Provi<strong>de</strong>nce,<br />
comme tu le vois, m’a donné en partie l’organisation du cygne. Je vis en paix avec les poissons, et<br />
ils me procurent la nourriture dont j’ai besoin, comme si j’étais leur monarque. Je vais pousser un<br />
sifflement particulier, pourvu que cela ne te contrarie pas, et tu vas voir comme ils vont reparaître.”<br />
Il arriva comme il le prédit. Il reprit sa royale natation, entouré <strong>de</strong> son cortège <strong>de</strong> sujets. Et, quoiqu’au<br />
bout <strong>de</strong> quelques secon<strong>de</strong>s, il eût complètement disparu à mes yeux, avec une longue-vue, je<br />
pus encore le distinguer, aux <strong>de</strong>rnières limites <strong>de</strong> l’horizon. Il nageait, d’une main, et, <strong>de</strong> l’autre,<br />
essuyait ses yeux, qu’avait injectés <strong>de</strong> sang la contrainte terrible <strong>de</strong> s’être approché <strong>de</strong> la terre<br />
ferme. Il avait agi ainsi pour me faire plaisir. Je rejetai l’instrument révélateur contre l’escarpement<br />
à pic; il bondit <strong>de</strong> roche en roche, et ses fragments épars, ce sont les vagues qui le reçurent: tels furent<br />
la <strong>de</strong>rnière démonstration et le suprême adieu, par lesquels je m’inclinai, comme dans un rêve,<br />
<strong>de</strong>vant une noble et infortunée intelligence! Cependant, tout était réel dans ce qui s’était passé, pendant<br />
ce soir d’été.<br />
*<br />
Chaque nuit, plongeant l’envergure <strong>de</strong> mes ailes dans ma mémoire agonisante, j’évoquais le<br />
souvenir <strong>de</strong> Falmer... chaque nuit. Ses cheveux blonds, sa figure ovale, ses traits majestueux étaient
encore empreints dans mon imagination... in<strong>de</strong>structiblement... surtout ses cheveux blonds. Éloignez,<br />
éloignez donc cette tête sans chevelure, polie comme la carapace <strong>de</strong> la tortue. Il avait quatorze<br />
ans, et je n’avais qu’un an <strong>de</strong> plus. Que cette lugubre voix se taise. Pourquoi vient-elle me dénoncer?<br />
Mais c’est moi-même qui parle. Me servant <strong>de</strong> ma propre langue pour émettre ma pensée, je<br />
m’aperçois que mes lèvres remuent, et que c’est moi-même qui parle. Et, c’est moi-même qui, racontant<br />
une histoire <strong>de</strong> ma jeunesse, et sentant le remords pénétrer dans mon coeur... c’est moimême,<br />
à moins que je ne me trompe... c’est moi-même qui parle. Je n’avais qu’un an <strong>de</strong> plus. Quel<br />
est donc celui auquel je fais allusion. C’est un ami que je possédais dans les temps passés, je crois.<br />
Oui, oui, j’ai déjà dit comment il s’appelle... Je ne veux pas épeler <strong>de</strong> nouveau ces six lettres, non,<br />
non. Il n’est pas utile non plus <strong>de</strong> répéter que j’avais un an <strong>de</strong> plus. Qui le sait? Répétons-le, cependant,<br />
mais avec un pénible murmure: je n’avais qu’un an <strong>de</strong> plus. Même alors, la prééminence <strong>de</strong><br />
ma force physique était plutôt un motif <strong>de</strong> soutenir, à travers le ru<strong>de</strong> sentier <strong>de</strong> la vie, celui qui<br />
s’était donné à moi, que <strong>de</strong> maltraiter un être visiblement plus faible. Or, je crois en effet qu’il était<br />
plus faible... Même alors. C’est un ami que je possédais dans les temps passés, je crois. La prééminence<br />
<strong>de</strong> ma force physique... chaque nuit... Surtout ses cheveux blonds. Il existe plus d’un être<br />
humain qui a vu <strong>de</strong>s têtes chauves: la vieillesse, la maladie, la douleur (les trois ensemble ou prises<br />
séparément) expliquent ce phénomène négatif d’une manière satisfaisante. Telle est, du moins, la<br />
réponse que me ferait un savant, si je l’interrogeais là-<strong>de</strong>ssus. La vieillesse, la maladie, la douleur.<br />
Mais je n’ignore pas (moi, aussi, je suis savant) qu’un jour, parce qu’il m’avait arrêté la main, au<br />
moment où je levais mon poignard pour percer le sein d’une femme, je le saisis par les cheveux<br />
avec un bras <strong>de</strong> fer, et le fis tournoyer en l’air avec une telle vitesse, que la chevelure me resta dans<br />
la main, et que son corps, lancé par la force centrifuge, alla cogner contre le tronc d’un chêne... Je<br />
n’ignore pas qu’un jour sa chevelure me resta dans la main. Moi, aussi, je suis savant. Oui, oui, j’ai<br />
déjà dit comment il s’appelle. Je n’ignore pas qu’un jour j’accomplis un acte infâme, tandis que son<br />
corps était lancé par la force centrifuge. Il avait quatorze ans. Quand, dans un accès d’aliénation<br />
mentale, je cours à travers les champs, en tenant, pressée sur mon coeur, une chose sanglante que je<br />
conserve <strong>de</strong>puis longtemps, comme une relique vénérée, les petits enfants qui me poursuivent... les<br />
petits enfants et les vieilles femmes qui me poursuivent à coups <strong>de</strong> pierre, poussent ces gémissements<br />
lamentables: “Voilà la chevelure <strong>de</strong> Falmer.” Éloignez, éloignez donc cette tête chauve, polie<br />
comme la carapace <strong>de</strong> la tortue... Une chose sanglante. Mais c’est moi-même qui parle. Sa figure<br />
ovale, ses traits majestueux. Or, je crois en effet qu’il était plus faible. <strong>Les</strong> vieilles femmes et les<br />
petits enfants. Or, je crois en effet... qu’est-ce que je voulais dire?... or, je crois, en effet, qu’il était<br />
plus faible. Avec un bras <strong>de</strong> fer. Ce choc, ce choc l’a-t-il tué? Ses os ont-ils été brisés contre<br />
l’arbre... irréparablement? L’a-t-il tué, ce choc engendra par la vigueur d’un athlète? A-t-il conservé<br />
la vie, quoique ses os se soient irréparablement brisés... irréparablement? Ce choc l’a-t-il tué? Je<br />
crains <strong>de</strong> savoir ce dont mes yeux fermés ne furent pas témoins. En effet... Surtout ces cheveux<br />
blonds. En effet, je m’enfuis au loin avec une conscience désormais implacable. Chaque nuit. Lorsqu’un<br />
jeune homme, qui aspire à la gloire, dans un cinquième étage, penché sur sa table <strong>de</strong> travail, à<br />
l’heure silencieuse <strong>de</strong> minuit, perçoit un bruissement qu’il ne sait à quoi attribuer, il tourne, <strong>de</strong> tous<br />
les côtés, sa tête, alourdie par la méditation et les manuscrits poudreux; mais, rien, aucun indice<br />
surpris ne lui révèle la cause <strong>de</strong> ce qu’il entend si faiblement, quoique cependant il l’enten<strong>de</strong>. Il<br />
s’aperçoit, enfin, que la fumée <strong>de</strong> sa bougie, prenant son essor vers le plafond, occasionne, à travers<br />
l’air ambiant, les vibrations presque imperceptibles d’une feuille <strong>de</strong> papier accrochée à un clou figé<br />
contre la muraille. Dans un cinquième étage. De même qu’un jeune homme, qui aspire à la gloire,<br />
entend un bruissement qu’il ne sait à quoi attribuer, ainsi j’entends une voix mélodieuse qui prononce<br />
à mon oreille: “<strong>Maldoror</strong>!” Mais, avant <strong>de</strong> mettre fin à sa méprise, il croyait entendre les ailes<br />
d’un moustique... penché sur sa table <strong>de</strong> travail. Cependant, je ne rêve pas; qu’importe que je<br />
sois étendu sur mon lit <strong>de</strong> satin. Je fais avec sang-froid la perspicace remarque que j’ai les yeux<br />
ouverts, quoiqu’il soit l’heure <strong>de</strong>s dominos roses et <strong>de</strong>s bals masqués. Jamais... oh! non, jamais!...<br />
une voix mortelle ne fit entendre ces accents séraphiques, en prononçant, avec tant <strong>de</strong> douloureuse<br />
élégance, les syllabes <strong>de</strong> mon nom! <strong>Les</strong> ailes d’un moustique... Comme sa voix est bienveillante...<br />
M’a-t-il donc pardonné? Mon corps alla cogner contre le tronc d’un chêne... “<strong>Maldoror</strong>!”
Fin du quatrième chant<br />
Chant cinquième<br />
Que le lecteur ne se fâche pas contre moi, si ma prose n’a pas le bonheur <strong>de</strong> lui plaire. Tu<br />
soutiens que mes idées sont au moins singulières. Ce que tu dis là, homme respectable, est la vérité;<br />
mais une vérité partiale. Or, quelle source abondante d’erreurs et <strong>de</strong> méprises n’est pas toute vérité<br />
partiale! <strong>Les</strong> ban<strong>de</strong>s d’étourneaux ont une manière <strong>de</strong> voler qui leur est propre, et semble soumise à<br />
une tactique uniforme et régulière, telle que serait une troupe disciplinée, obéissant avec précision à<br />
la voix d’un seul chef. C’est à la voix <strong>de</strong> l’instinct que les étourneaux obéissent, et leur instinct les<br />
porte à se rapprocher toujours du centre du peloton, tandis que la rapidité <strong>de</strong> leur vol les emporte<br />
sans cesse au-<strong>de</strong>là; en sorte que cette multitu<strong>de</strong> d’oiseaux, ainsi réunis par une tendance commune<br />
vers le même point aimanté, allant et venant sans cesse, circulant et se croisant en tous sens, forme<br />
une espèce <strong>de</strong> tourbillon fort agité, dont la masse entière, sans suivre <strong>de</strong> direction bien certaine,<br />
paraît avoir un mouvement général d’évolution sur elle-même, résultant <strong>de</strong>s mouvements particuliers<br />
<strong>de</strong> circulation propres à chacune <strong>de</strong> ses parties, et dans lequel le centre, tendant perpétuellement<br />
à se développer, mais sans cesse pressé, repoussé par l’effort contraire <strong>de</strong>s lignes environnantes<br />
qui pèsent sur lui, est constamment plus serré qu’aucune <strong>de</strong> ces lignes, lesquelles le sont ellesmêmes<br />
d’autant plus, qu’elles sont plus voisines du centre. Malgré cette singulière manière <strong>de</strong> tourbillonner,<br />
les étourneaux n’en fen<strong>de</strong>nt pas moins, avec une vitesse rare, l’air ambiant, et gagne sensiblement,<br />
à chaque secon<strong>de</strong>, un terrain précieux pour le terme <strong>de</strong> leurs fatigues et le but <strong>de</strong> leur<br />
pèlerinage. Toi, <strong>de</strong> même, ne fais pas attention à la manière bizarre dont je chante chacune <strong>de</strong> ces<br />
strophes. Mais, sois persuadé que les accents fondamentaux <strong>de</strong> la poésie n’en conservent pas moins<br />
leur intrinsèque droit sur mon intelligence. Ne généralisons pas <strong>de</strong>s faits exceptionnels, je ne <strong>de</strong>man<strong>de</strong><br />
pas mieux: cependant mon caractère est dans l’ordre <strong>de</strong>s choses possibles. Sans doute, entre<br />
les <strong>de</strong>ux termes extrêmes <strong>de</strong> la littérature, telle que tu l’entends, et <strong>de</strong> la mienne, il en est une infinité<br />
d’intermédiaires et il serait facile <strong>de</strong> multiplier les divisions; mais, il n’y aurait nulle utilité, et il y<br />
aurait le danger <strong>de</strong> donner quelque chose d’étroit et <strong>de</strong> faux à une conception éminemment philosophique,<br />
qui cesse d’être rationnelle, dès qu’elle n’est plus comprise comme elle a été imaginée,<br />
c’est-à-dire avec ampleur. Tu sais allier l’enthousiasme et le froid intérieur, observateur d’une humeur<br />
concentrée; enfin, pour moi, je te trouve parfait... Et tu ne veux pas me comprendre! Si tu n’es<br />
pas en bonne santé, suis mon conseil (c’est le meilleur que je possè<strong>de</strong> à ta disposition), et va faire<br />
une promena<strong>de</strong> dans la campagne. Triste compensation, qu’en dis-tu? Lorsque tu auras pris l’air,<br />
reviens me trouver: tes sens seront plus reposés. Ne pleure plus; je ne voulais pas te faire <strong>de</strong> la<br />
peine. N’est-il pas vrai, mon ami, que, jusqu’à un certain point, ta sympathie est acquise à mes<br />
chants? Or, qui t’empêche <strong>de</strong> franchir les autres <strong>de</strong>grés? La frontière entre ton goût et le mien est<br />
invisible; tu ne pourras jamais la saisir; preuve que cette frontière elle-même n’existe pas. Réfléchis<br />
donc qu’alors (je ne fais ici qu’effleurer la question) il ne serait pas impossible que tu eusses signé<br />
un traité d’alliance avec l’obstination, cette agréable fille du mulet, source si riche d’intolérance. Si<br />
je ne savais pas que tu n’étais pas un sot, je ne te ferais pas un semblable reproche. Il n’est pas utile<br />
pour toi que tu t’encroûtes dans la cartilagineuse carapace d’un axiome que tu crois inébranlable. Il<br />
y a d’autres axiomes aussi qui sont inébranlables, et qui marchent parallèlement avec le tien. Si tu<br />
as penchant marqué pour le caramel (admirable farce <strong>de</strong> la nature), personne ne le concevra comme<br />
un crime; mais, ceux dont l’intelligence, plus énergique et capable <strong>de</strong> plus gran<strong>de</strong>s choses, préfère<br />
le poivre et l’arsenic, ont <strong>de</strong> bonnes raisons d’agir <strong>de</strong> la sorte, sans avoir l’intention d’imposer leur<br />
pacifique domination à ceux qui tremblent <strong>de</strong> peur <strong>de</strong>vant une musaraigne ou l’expression parlante<br />
<strong>de</strong>s surfaces d’un cube. Je parle par expérience, sans venir ici jouer le rôle <strong>de</strong> provocateur. Et, <strong>de</strong>
même que les rotifères et les tardigra<strong>de</strong>s peuvent être chauffés à une température voisine <strong>de</strong><br />
l’ébullition, sans perdre nécessairement leur vitalité, il en sera <strong>de</strong> même pour toi, si tu sais<br />
t’assimiler, avec précaution, l’âcre sérosité suppurative qui se dégage avec lenteur <strong>de</strong> l’agacement<br />
que causent mes intéressantes élucubrations. Eh quoi, n’est-on pas parvenu à greffer sur le dos d’un<br />
rat vivant la queue détachée du corps d’un autre rat? Essaie donc pareillement <strong>de</strong> transporter dans<br />
ton imagination les diverses modifications <strong>de</strong> ma raison cadavérique. Mais, sois pru<strong>de</strong>nt. À l’heure<br />
que j’écris, <strong>de</strong> nouveaux frissons parcourent l’atmosphère intellectuelle: il ne s’agit que d’avoir le<br />
courage <strong>de</strong> les regar<strong>de</strong>r en face. Pourquoi fais-tu cette grimace? Et même tu l’accompagnes d’un<br />
geste que l’on ne pourrait imiter qu’après un long apprentissage. Sois persuadé que l’habitu<strong>de</strong> est<br />
nécessaire en tout; et, puisque la répulsion instinctive, qui s’était déclarée, dès les premières pages,<br />
a notablement diminué <strong>de</strong> profon<strong>de</strong>ur, en raison inverse <strong>de</strong> l’application à la lecture, comme un<br />
furoncle qu’on incise, il faut espérer, quoique ta tête soit encore mala<strong>de</strong>, que ta guérison ne tar<strong>de</strong>ra<br />
certainement pas à rentrer dans sa <strong>de</strong>rnière pério<strong>de</strong>. Pour moi, il est indubitable que tu vogues déjà<br />
en pleine convalescence; cependant, ta figure est restée bien maigre, hélas! Mais... courage!... il y a<br />
en toi un esprit peu commun, je t’aime, et je ne désespère pas <strong>de</strong> ta complète délivrance, pourvu que<br />
tu absorbes quelques substances médicamenteuses; qui ne feront que hâter la <strong>de</strong>rnière disparition du<br />
mal. Comme nourriture astringente et tonique, tu arracheras d’abord les bras <strong>de</strong> ta mère (si elle<br />
existe encore), tu les dépèceras en petits morceaux et tu les mangeras ensuite, en un seul jour, sans<br />
qu’aucun trait <strong>de</strong> ta figure ne trahisse ton émotion. Si ta mère était trop vieille, choisis un autre sujet<br />
chirurgique, plus jeune et plus frais, sur lequel la rugine aura pris, et dont les os tarsiens, quand il<br />
marche, prennent aisément un point d’appui pour faire la bascule: ta soeur, par exemple. Je ne puis<br />
m’empêcher <strong>de</strong> plaindre son sort, et je ne suis pas <strong>de</strong> ceux dans lesquels un enthousiasme très froid<br />
ne fait qu’affecter la bonté. Toi et moi, nous verserons pour elle, cette vierge aimée (mais, je n’ai<br />
pas <strong>de</strong> preuves pour établir qu’elle soit vierge), <strong>de</strong>ux larmes incoercibles, <strong>de</strong>ux larmes <strong>de</strong> plomb. Ce<br />
sera tout. La potion la plus lénitive, que je te conseille, est un bassin plein d’un pus blennorrhagique<br />
à noyaux, dans lequel on aura préalablement dissous un kyste pileux <strong>de</strong> l’ovaire, un chancre folliculaire,<br />
un prépuce enflammé, renversé en arrière du gland par une paraphimosis, et trois limaces rouges.<br />
Si tu suis mes ordonnances, ma poésie te recevra à bras ouverts, comme un pou résèque, avec<br />
ses baisers, la racine d’un cheveu.<br />
*<br />
Je voyais, <strong>de</strong>vant moi, un objet <strong>de</strong>bout sur un tertre. Je ne distinguais pas clairement sa tête;<br />
mais, déjà, je <strong>de</strong>vinais qu’elle n’était pas d’une forme ordinaire, sans, néanmoins, préciser la proportion<br />
exacte <strong>de</strong> ses contours. Je n’osais m’approcher <strong>de</strong> cette colonne immobile; et, quand même<br />
j’aurais eu à ma disposition les pattes ambulatoires <strong>de</strong> trois mille crabes (je ne parle même pas <strong>de</strong><br />
celles qui servent à la préhension et à la mastication <strong>de</strong>s aliments), je serais encore resté à la même<br />
place, si un événement, très futile par lui-même, n’eût prélevé un lourd tribut sur ma curiosité, qui<br />
faisait craquer ses digues. Un scarabée, roulant, sur le sol, avec ses mandibules et ses antennes, une<br />
boule, dont les principaux éléments étaient composés <strong>de</strong> matières excrémentielles, s’avançait d’un<br />
pas rapi<strong>de</strong>, vers le tertre désigné, s’appliquant à mettre bien en évi<strong>de</strong>nce la volonté qu’il avait <strong>de</strong><br />
prendre cette direction. Cet animal articulé n’était pas <strong>de</strong> beaucoup plus grand qu’une vache! Si<br />
l’on doute <strong>de</strong> ce que je dis, que l’on vienne à moi, et je satisferai les plus incrédules par le témoignage<br />
<strong>de</strong> bons témoins. Je le suivis <strong>de</strong> loin, ostensiblement intrigué. Que voulait-il faire <strong>de</strong> cette<br />
grosse boule noire? O lecteur, toi qui te vantes sans cesse <strong>de</strong> ta perspicacité (et non à tort), serais-tu<br />
capable <strong>de</strong> me le dire? Mais, je ne veux pas soumettre à une ru<strong>de</strong> épreuve ta passion connue pour<br />
les énigmes. Qu’il te suffise <strong>de</strong> savoir que, la plus douce punition que je puisse t’infliger, est encore<br />
<strong>de</strong> faire observer que ce mystère ne te sera révélé (il te sera révélé) que plus tard, à la fin <strong>de</strong> ta vie,<br />
quand tu entameras <strong>de</strong>s discussions philosophiques avec l’agonie sur le bord <strong>de</strong> ton chevet... et<br />
peut-être même à la fin <strong>de</strong> cette strophe. Le scarabée était arrivé au bas du tertre. J’avais emboîté<br />
mon pas sur ses traces, et j’étais encore à une gran<strong>de</strong> distance du lieu <strong>de</strong> la scène; car, <strong>de</strong> même que<br />
les stercoraires, oiseaux inquiets comme s’ils étaient toujours affamés, se plaisent dans les mers qui
aignent les <strong>de</strong>ux pôles, et n’avancent qu’acci<strong>de</strong>ntellement dans les zones tempérées, ainsi je<br />
n’étais pas tranquille, et je portais mes jambes en avant avec beaucoup <strong>de</strong> lenteur. Mais qu’était-ce<br />
donc que la substance corporelle vers laquelle j’avançais? Je savais que la famille <strong>de</strong>s pélécaninés<br />
comprend quatre genres distincts: le fou, le cormoran, la frégate. La forme grisâtre qui<br />
m’apparaissait n’était pas un fou. Le bloc plastique que j’observais n’était pas une frégate. La chair<br />
cristallisée que j’observais n’était pas un cormoran. Je le voyais maintenant, l’homme à l’encéphale<br />
dépourvu <strong>de</strong> protubérance annulaire! Je recherchais vaguement, dans les replis <strong>de</strong> ma mémoire,<br />
dans quelle contrée torri<strong>de</strong> ou glacées, j’avais déjà remarqué ce bec très long, large, convexe, en<br />
voûte, à arête marquée, onguiculée, renflée et très crochue à son extrémité; ces bords <strong>de</strong>ntelés,<br />
droits; cette mandibule inférieure, à branches séparées jusqu’auprès <strong>de</strong> la pointe; cet intervalle rempli<br />
par une peau membraneuse; cette large poche, jaune et sacciforme, occupant toute la gorge et<br />
pouvant se distendre considérablement; et ces narines très étroites, longitudinales, presque imperceptibles,<br />
creusées dans un sillon basal! Si cet être vivant, à respiration pulmonaire et simple, à<br />
corps garni <strong>de</strong> poils, avait été un oiseau entier jusqu’à la plante <strong>de</strong>s pieds, et non plus seulement<br />
jusqu’aux épaules, il ne m’aurait pas alors été si difficile <strong>de</strong> le reconnaître: chose très facile à faire,<br />
comme vous allez le voir vous-même. Seulement, cette fois, je m’en dispense; pour la clarté <strong>de</strong> ma<br />
démonstration, j’aurais besoin qu’un <strong>de</strong> ces oiseaux fût placé sur ma table <strong>de</strong> travail, quand même il<br />
ne serait qu’empaillé. Or, je ne suis pas assez riche pour m’en procurer. Suivant pas à pas une hypothèse<br />
antérieure, j’aurais <strong>de</strong> suite assigné sa véritable nature et trouvé une place, dans les cadres<br />
d’histoire naturelle, à celui dont j’admirais la noblesse dans sa pose maladive. Avec quelle satisfaction<br />
<strong>de</strong> n’être pas tout à fait ignorant sur les secrets <strong>de</strong> son double organisme, et quelle avidité d’en<br />
savoir davantage, je le contemplais dans sa métamorphose durable! Quoiqu’il ne possédât pas un<br />
visage humain, il me paraissait beau comme les <strong>de</strong>ux longs filaments tentaculiformes d’une insecte;<br />
ou plutôt, comme une inhumation précipitée; ou encore, comme la loi <strong>de</strong> la reconstitutions <strong>de</strong>s organes<br />
mutilés; et surtout, comme un liqui<strong>de</strong> éminemment putrescible! Mais, ne prêtant aucune attention<br />
à ce qui se passait aux alentours, l’étranger regardait toujours <strong>de</strong>vant lui, avec sa tête <strong>de</strong> pélican!<br />
Un autre jour, je reprendrai la fin <strong>de</strong> cette histoire. Cependant, je continuerai ma narration<br />
avec un morne empressement; car, si, <strong>de</strong> votre côté, il vous tar<strong>de</strong> où mon imagination veut en venir<br />
(plût au ciel qu’en effet, ce ne fût là que <strong>de</strong> l’imagination!), du mien, j’ai pris la résolution <strong>de</strong> terminer<br />
en une seule fois (et non <strong>de</strong>ux!) ce que j’avais à vous dire. Quoique cependant personne n’ait le<br />
droit <strong>de</strong> m’accuser <strong>de</strong> manquer <strong>de</strong> courage. Mais, quand on se trouve en présence <strong>de</strong> pareilles circonstances,<br />
plus d’un sent battre contre la paume <strong>de</strong> sa main les pulsations <strong>de</strong> son coeur. Il vient <strong>de</strong><br />
mourir, presque inconnu, dans un petit port <strong>de</strong> Bretagne, un maître caboteur, vieux marin, qui fut le<br />
héros d’une terrible histoire. Il était alors capitaine au long cours, et voyageait pour un armateur <strong>de</strong><br />
Saint-Malo. Or, après une absence <strong>de</strong> treize mois, il arriva au foyer conjugal, au moment où sa<br />
femme, encore alitée, venait <strong>de</strong> lui donner un héritier, à la reconnaissance duquel il ne se reconnaissait<br />
aucun droit. Le capitaine ne fit rien paraître <strong>de</strong> sa surprise et <strong>de</strong> sa colère; il pria froi<strong>de</strong>ment sa<br />
femme <strong>de</strong> s’habiller, et <strong>de</strong> l’accompagner à une promena<strong>de</strong>, sur les remparts <strong>de</strong> la ville. <strong>Les</strong> remparts<br />
<strong>de</strong> Saint-Malo sont élevés, et, lorsque souffle le vent du nord, les plus intrépi<strong>de</strong>s reculent. La<br />
malheureuse obéit, calme et résignée; en rentrant, elle délira. Elle expira dans la nuit. Mais, ce<br />
n’était qu’une femme. Tandis que moi, qui suis un homme, en présence d’un drame non moins<br />
grand, je ne sais si je conserverai assez d’empire sur moi-même, pour que les muscles <strong>de</strong> ma figure<br />
restassent immobiles! Dès que le scarabée fut arrivé au bas du tertre, l’homme leva son bras vers<br />
l’ouest (précisément, dans cette direction un vautour <strong>de</strong>s agneaux et un grand-duc <strong>de</strong> Virginie<br />
avaient engagé un combat dans les airs), essuya sur son bec une longue larme qui présentait un système<br />
<strong>de</strong> coloration diamantée, et dit au scarabée: “Malheureuse boule! ne l’as-tu pas fait rouler assez<br />
longtemps? Ta vengeance n’est pas encore assouvie; et, déjà, cette femme, dont tu avais attaché,<br />
avec <strong>de</strong>s colliers <strong>de</strong> perles, les jambes et les bras, <strong>de</strong> manière à réaliser un polyèdre amorphe, afin<br />
<strong>de</strong> la traîner, avec les tarses, à travers les vallées et les chemins, sur les ronces et les pierres (laissemoi<br />
m’approcher pour voir si c’est encore elle!), a vu ses os se creuser <strong>de</strong> blessures, ses membres se<br />
polir par la loi mécanique du frottement rotatoire, se confondre dans l’unité <strong>de</strong> la coagulation, et son<br />
corps présenter, au lieu <strong>de</strong>s linéaments primordiaux et <strong>de</strong>s courbes naturelles, l’apparence monotone
d’un seul tout homogène qui ne ressemble que trop, par la confusion <strong>de</strong> ses divers éléments broyés,<br />
à la masse d’un sphère! Il y a longtemps qu’elle est morte; laisse ces dépouilles à la terre, et prends<br />
gar<strong>de</strong> d’augmenter, dans d’irréparables proportions, la rage qui te consume: ce n’est plus <strong>de</strong> la justice;<br />
car, l’égoïsme, caché dans les téguments <strong>de</strong> ton front, soulève lentement, comme un fantôme,<br />
la draperie qui le recouvre.” Le vautour <strong>de</strong>s agneaux et le grand-duc <strong>de</strong> Virginie, portés insensiblement,<br />
par les péripéties <strong>de</strong> leur lutte, s’étaient rapprochés <strong>de</strong> nous. Le scarabée trembla <strong>de</strong>vant ces<br />
paroles inattendues, et, ce qui, dans une autre occasion, aurait été un mouvement insignifiant, <strong>de</strong>vint,<br />
cette fois, la marque distinctive d’une fureur qui ne connaissait plus <strong>de</strong> bornes; car, il frotta<br />
redoutablement ses cuisses postérieures contre le bord <strong>de</strong>s élytres, en faisant entendre un bruit aigu:<br />
“Qui es-tu donc, toi, être pusillanime? Il paraît que tu as oublié certains développements étranges<br />
<strong>de</strong>s temps passés; tu ne les retiens pas dans ta mémoire, mon frère. Cette femme nous a trahis, l’un<br />
après l’autre. Toi le premier, moi le second. Il me semble que cette injure ne doit pas (ne doit pas!)<br />
disparaître du souvenir si facilement. Si facilement! Toi, ta nature magnanime te permet <strong>de</strong> pardonner.<br />
Mais, sais-tu si, malgré la situation anormale <strong>de</strong>s atomes <strong>de</strong> cette femme, réduite à pâte <strong>de</strong> pétrin<br />
(il n’est pas maintenant question <strong>de</strong> savoir si l’on ne croirait pas, à la première investigation,<br />
que ce corps ait été augmenté d’une quantité notable <strong>de</strong> <strong>de</strong>nsité plutôt par l’engrenage <strong>de</strong> <strong>de</strong>ux fortes<br />
roues que par les effets <strong>de</strong> ma passion fougueuse), elle n’existe pas encore? Tais-toi, et permets<br />
que je me venge.” Il reprit son manège, et s’éloigna, la boule poussée <strong>de</strong>vant lui. Quand il se fut<br />
éloigné, le pélican s’écria: “Cette femme, par son pouvoir magique, m’a donné une tête <strong>de</strong> palmipè<strong>de</strong>,<br />
et a changé mon frère en scarabée: peut-être qu’elle mérite même <strong>de</strong> pires traitements que<br />
ceux que je viens d’énumérer.” Et moi, qui n’étais pas certain <strong>de</strong> ne pas rêver, <strong>de</strong>vinant, par ce que<br />
j’avais entendu, la nature <strong>de</strong>s relations hostiles qui unissaient, au-<strong>de</strong>ssus <strong>de</strong> moi, dans un combat<br />
sanglant, le vautour <strong>de</strong>s agneaux et le grand-duc <strong>de</strong> Virginie, je rejetai, comme un capuchon, ma<br />
tête en arrière, afin <strong>de</strong> donner, au jeu <strong>de</strong> mes poumons, l’aisance et l’élasticité susceptibles, et je<br />
leur criai, en dirigeant mes yeux vers le haut: “Vous autres, cessez votre discor<strong>de</strong>. Vous avez raison<br />
tous les <strong>de</strong>ux; car, à chacun elle avait promis son amour; par conséquent elle vous a trompés ensemble.<br />
Mais, vous n’êtes pas les seuls. En outre, elle vous dépouilla <strong>de</strong> votre forme humaine, se<br />
faisant un jeu cruel <strong>de</strong> vos plus saintes douleurs. Et, vous hésiterez à me croire! D’ailleurs elle est<br />
morte; et le scarabée lui a fait subir un châtiment d’ineffaçable empreinte, malgré la pitié du premier<br />
trahi.” À ces mots, ils mirent fin à leur querelle, et ne s’arrachèrent plus les plumes, ni les<br />
lambeaux <strong>de</strong> leur chair: ils avaient raison d’agir ainsi. Le grand-duc <strong>de</strong> Virginie, beau comme un<br />
mémoire sur la courbe que décrit un chien en courant après son maître, s’enfonça dans les crevasses<br />
d’un couvent en ruine. Le vautour <strong>de</strong>s agneaux, beau comme la loi <strong>de</strong> l’arrêt <strong>de</strong> développement <strong>de</strong><br />
la poitrine chez les adultes dont la propension à la croissance n’est pas en rapport avec la quantité<br />
<strong>de</strong> molécules que leur organisme s’assimile, se perdit dans les hautes couches <strong>de</strong> l’atmosphère. Le<br />
pélican, dont le généreux pardon m’avait causé beaucoup d’impression, parce que je ne le trouvais<br />
pas naturel, reprenant sur son tertre l’impassibilité majestueuse d’un phare, comme pour avertir les<br />
navigateurs humains <strong>de</strong> faire attention à son exemple, et <strong>de</strong> préserver leur sort <strong>de</strong> l’amour <strong>de</strong>s magiciennes<br />
sombres, regardait toujours <strong>de</strong>vant lui. Le scarabée, beau comme le tremblement <strong>de</strong>s mains<br />
dans l’alcoolisme, disparaissait à l’horizon. Quatre existences <strong>de</strong> plus que l’on pouvait rayer du<br />
livre <strong>de</strong> vie. Je m’arrachai un muscle entier dans le bras gauche, car je ne savais plus ce que je faisais,<br />
tant je me trouvais ému <strong>de</strong>vant cette quadruple infortune. Et, moi, qui croyais que c’étaient <strong>de</strong>s<br />
matières excrémentielles. Gran<strong>de</strong> bête que je suis, va.<br />
*<br />
L’anéantissement intermittent <strong>de</strong>s facultés humaines: quoi que votre pensée penchât à supposer,<br />
ce ne sont pas là <strong>de</strong>s mots. Du moins, ce ne sont pas <strong>de</strong>s mots comme les autres. Qu’il lève la<br />
main, celui qui croirait accomplir un acte juste, en priant quelque bourreau <strong>de</strong> l’écorcher vivant.<br />
Qu’il redresse la tête, avec la volupté du sourire, celui, qui, volontairement, offrirait sa poitrine aux<br />
balles <strong>de</strong> la mort. Mes yeux chercheront la marque <strong>de</strong>s cicatrices; mes dix doigts concentreront la<br />
totalité <strong>de</strong> leur attention à palper soigneusement la chair <strong>de</strong> cet excentrique; je vérifierai que les
éclaboussures <strong>de</strong> la cervelle ont rejailli sur le satin <strong>de</strong> mon front. N’est-ce pas qu’un homme, amant<br />
d’un pareil martyre, ne se trouverait pas dans l’univers entier? Je ne connais pas ce que c’est que le<br />
rire, c’est vrai, ne l’ayant jamais éprouvé par moi-même. Cependant, quelle impru<strong>de</strong>nce n’y auraitil<br />
pas à soutenir que mes lèvres ne s’élargiraient pas, s’il m’était donné <strong>de</strong> voir celui qui prétendrait<br />
que, quelque part, cet homme-là existe? Ce qu’aucun ne souhaiterait pour sa propre existence, m’a<br />
été échu par un lot inégal. Ce n’est pas que mon corps nage dans le lac <strong>de</strong> la douleur; passe alors.<br />
Mais, l’esprit se <strong>de</strong>ssèche par une réflexion con<strong>de</strong>nsée et continuellement tendue; il hurle comme<br />
les grenouilles d’un marécage, quand une troupe <strong>de</strong> flamants voraces et <strong>de</strong> hérons affamés vient<br />
s’abattre sur les joncs <strong>de</strong> ses bords. Heureux celui qui dort paisiblement dans un lit <strong>de</strong> plumes, arrachées<br />
à la poitrine <strong>de</strong> l’ei<strong>de</strong>r, sans remarquer qu’il se trahit lui-même. Voilà plus <strong>de</strong> trente ans que<br />
je n’ai pas encore dormi. Depuis l’imprononçable jour <strong>de</strong> ma naissance, j’ai voué aux planches<br />
somnifères une haine irréconciliable. C’est moi qui l’ai voulu; que nul ne soit accusé. Vite, que l’on<br />
se dépouille du soupçon avorté. Distinguez-vous, sur mon front, cette pâle couronne? Celle qui la<br />
tressa <strong>de</strong> ses doigts maigres fut la ténacité. Tant qu’un reste <strong>de</strong> sève brûlante coulera dans mes os,<br />
comme un torrent <strong>de</strong> métal fondu, je ne dormirai point. Chaque nuit, je force mon oeil livi<strong>de</strong> à fixer<br />
les étoiles, à travers les carreaux <strong>de</strong> ma fenêtre. Pour être plus sûr <strong>de</strong> moi-même, un éclat <strong>de</strong> bois<br />
sépare mes paupières gonflées. Lorsque l’aurore apparaît, elle me retrouve dans la même position,<br />
le corps appuyé verticalement, et <strong>de</strong>bout contre le plâtre <strong>de</strong> la muraille froi<strong>de</strong>. Cependant, il<br />
m’arrive quelquefois <strong>de</strong> rêver, mais sans perdre un seul instant le vivace sentiment <strong>de</strong> ma personnalité<br />
et la libre faculté <strong>de</strong> me mouvoir: sachez que le cauchemar qui se cache dans les angles phosphoriques<br />
<strong>de</strong> l’ombre, la fièvre qui palpe mon visage avec son moignon, chaque animal impur qui<br />
dresse sa griffe sanglante, eh bien, c’est ma volonté qui, pour donner un aliment stable à son activité<br />
perpétuelle, les fait tourner en rond. En effet, atome qui se venge en son extrême faiblesse, le libre<br />
arbitre ne craint pas d’affirmer, avec une autorité puissante, qu’il ne compte pas l’abrutissement<br />
parmi le nombre <strong>de</strong> ses fils: celui qui dort est moins qu’un homme châtré la veille. Quoique<br />
l’insomnie entraîne, vers les profon<strong>de</strong>urs la fosse, ces muscles qui déjà répan<strong>de</strong>nt une o<strong>de</strong>ur <strong>de</strong> cyprès,<br />
jamais la blanche catacombe <strong>de</strong> mon intelligence n’ouvrira ses sanctuaires aux yeux du Créateur.<br />
Une secrète et noble justice, vers les bras tendus <strong>de</strong> laquelle je me lance par instinct,<br />
m’ordonne <strong>de</strong> traquer sans trêve cet ignoble châtiment. Ennemi redoutable <strong>de</strong> mon âme impru<strong>de</strong>nte,<br />
à l’heure où l’on allume un falot sur la côté, je défends à mes reins infortunés <strong>de</strong> se coucher sur la<br />
rosée <strong>de</strong> gazon. Vainqueur, je repousse les embûches <strong>de</strong> l’hypocrite pavot. Il est en conséquence<br />
certain que, par cette lutte étrange, mon coeur a muré ses <strong>de</strong>sseins, affamé qui se mange lui-même.<br />
Impénétrable comme les géants, moi, j’ai vécu sans cesse avec l’envergure <strong>de</strong>s yeux béante. Au<br />
moins, il est avéré que, pendant le jour, chacun peut opposer une résistance utile contre le Grand<br />
Objet Extérieur (qui ne sais pas son nom?); car, alors, la volonté veille à sa propre défense avec un<br />
remarquable acharnement. Mais aussitôt que le voile <strong>de</strong>s vapeurs nocturnes s’étend, même sur les<br />
condamnés que l’on va pendre, oh! voir son intellect entre les sacrilèges mains d’un étranger. Un<br />
implacable scalpel en scrute les broussailles épaisses. La conscience exhale un long râle <strong>de</strong> malédiction;<br />
car, le voile <strong>de</strong> sa pu<strong>de</strong>ur reçoit <strong>de</strong> cruelles déchirures. Humiliation! Notre porte est ouverte<br />
à la curiosité farouche du Céleste Bandit. Je n’ai pas mérité ce supplice infâme, toi, le hi<strong>de</strong>ux espion<br />
<strong>de</strong> ma causalité! Si j’existe, je ne suis pas un autre. Je n’admets pas en moi cette équivoque pluralité.<br />
Je veux rési<strong>de</strong>r seul dans mon intime raisonnement. L’autonomie... ou bien qu’on me change en<br />
hippopotame. Abîme-toi sous terre, ô anonyme stigmate, et ne reparais plus <strong>de</strong>vant mon indignation<br />
hagar<strong>de</strong>. Ma subjectivité et le Créateur, c’est trop pour un cerveau. Quand la nuit obscurcit le cours<br />
<strong>de</strong>s heures, quel est celui qui n’a pas combattu contre l’influence du sommeil, dans sa couche<br />
mouillée d’une glaciale sueur? Ce lit, attirant contre son sein les facultés mourantes, n’est qu’un<br />
tombeau composé <strong>de</strong> planches <strong>de</strong> sapin équarri. La volonté se retire insensiblement, comme en présence<br />
d’une force invisible. Une poix visqueuse épaissit le cristallin <strong>de</strong>s yeux. <strong>Les</strong> paupières se recherchent<br />
comme <strong>de</strong>ux amis. Le corps n’est plus qu’un cadavre qui respire. Enfin, quatre énormes<br />
pieux clouent sur le matelas la totalité <strong>de</strong>s membres. Et remarquez, je vous prie, qu’en somme les<br />
draps ne sont que <strong>de</strong>s linceuls. Voici la cassolette où brûle l’encens <strong>de</strong>s religions. L’éternité mugit,<br />
ainsi qu’une mer lointaine, et s’approche à grands pas. L’appartement a disparu: prosternez-vous,
humains, dans la chapelle ar<strong>de</strong>nte! Quelquefois, s’efforçant inutilement <strong>de</strong> vaincre les imperfections<br />
<strong>de</strong> l’organisme, au milieu du sommeil le plus lourd, le sens magnétisé s’aperçoit avec étonnement<br />
qu’il n’est plus qu’un bloc <strong>de</strong> sépulture, et raisonne admirablement, appuyé sur une subtilité incomparable:<br />
“Sortir <strong>de</strong> cette couche est un problème plus difficile qu’on ne le pense. Assis sur la charrette,<br />
l’on m’entraîne vers la binarité <strong>de</strong>s poteaux <strong>de</strong> la guillotine. Chose curieuse, mon bras inerte<br />
s’est assimilé savamment la rai<strong>de</strong>ur <strong>de</strong> la souche. C’est très mauvais <strong>de</strong> rêver qu’on marche à<br />
l’échafaud.” Le sang coule à larges flots à travers la figure. La poitrine effectue <strong>de</strong>s soubresauts<br />
répétés, et se gonfle avec <strong>de</strong>s sifflements. Le poids d’un obélisque étouffe l’expression <strong>de</strong> la rage.<br />
Le réel a détruit les rêves <strong>de</strong> la somnolence! Qui ne sait pas que, lorsque la lutte se prolonge entre le<br />
moi, plein <strong>de</strong> fierté, et l’accroissement terrible <strong>de</strong> la catalepsie, l’esprit halluciné perd le jugement?<br />
Rongé par le désespoir, il se complaît dans son mal, jusqu’à ce qu’il ait vaincu la nature, et que le<br />
sommeil, voyant sa proie lui échapper, s’enfuie son retour loin <strong>de</strong> son coeur, d’une aile irritée et<br />
honteuse. Jetez un peu <strong>de</strong> cendre sur mon orbite en feu. Ne fixez pas mon oeil, qui ne se ferme jamais.<br />
Comprenez-vous les souffrances que j’endure (cependant, l’orgueil est satisfait)? Dès que la<br />
nuit exhorte les humains au repos, un homme, que je connais, marche à grands pas dans la campagne.<br />
Je crains que ma résolution ne succombe aux atteintes <strong>de</strong> la vieillesse. Qu’il arrive, ce jour<br />
fatal où je m’endormirai! Au réveil mon rasoir, se frayant un passage à travers le cou, prouvera que<br />
rien n’était, en effet, plus réel.<br />
*<br />
- Mais qui donc!... mais qui donc ose, ici, comme un conspirateur, traîner les anneaux <strong>de</strong> son<br />
corps vers ma poitrine noire? Qui que tu sois, excentrique python, par quel prétexte excuses-tu ta<br />
présence ridicule? Est-ce un vaste remords qui te tourmente? Car, vois-tu, boa, ta sauvage majesté<br />
n’a pas, je le suppose, l’exorbitante prétention <strong>de</strong> se soustraire à la comparaison que j’en fais avec<br />
les traits du criminel. Cette bave écumeuse et blanchâtre est, pour moi, le signe <strong>de</strong> la rage. Écoutemoi:<br />
sais-tu que ton oeil est loin <strong>de</strong> boire un rayon céleste? N’oublie pas que si ta présomptueuse<br />
cervelle m’a cru capable <strong>de</strong> t’offrir quelques paroles <strong>de</strong> consolation, ce ne peut être que pour le motif<br />
d’une ignorance totalement dépourvue <strong>de</strong> connaissances physiognomoniques. Pendant un temps,<br />
bien entendu, suffisant, dirige la lueur <strong>de</strong> tes yeux vers ce que j’ai le droit, comme un autre,<br />
d’appeler mon visage! Ne vois-tu pas comme il pleure? Tu t’es trompé, basilic. Il est nécessaire que<br />
tu cherches ailleurs la triste ration <strong>de</strong> soulagement, que mon impuissance radicale te retranche, malgré<br />
les nombreuses protestations <strong>de</strong> ma bonne volonté. Oh! quelle force, en phrases exprimable,<br />
fatalement t’entraîna vers ta perte? Il est presque impossible que je m’habitue à ce raisonnement<br />
que tu ne comprennes pas que, plaquant sur le gazon rougi, d’un coup <strong>de</strong> mon talon, les courbes<br />
fuyantes <strong>de</strong> ta tête triangulaire, je pourrais pétrir un innommable mastic avec l’herbe <strong>de</strong> la savane et<br />
la chair <strong>de</strong> l’écrasé.<br />
- Disparais le plus tôt possible loin <strong>de</strong> moi, coupable à la face blême! Le mirage fallacieux<br />
<strong>de</strong> l’épouvantement t’a montré ton propre spectre! Dissipe tes injurieux soupçons, si tu ne veux pas<br />
que je t’accuse à mon tour, et que je ne porte contre toi une récrimination qui serait certainement<br />
approuvée par le jugement du serpentaire reptilivore. Quelle monstrueuse aberration <strong>de</strong><br />
l’imagination t’empêche <strong>de</strong> me reconnaître! Tu ne te rappelles donc pas les services importants que<br />
je t’ai rendus, par la gratification d’une existence que je fis émerger du chaos, et, <strong>de</strong> ton côté, le<br />
voeu, à jamais inoubliable, <strong>de</strong> ne pas déserter mon drapeau; afin <strong>de</strong> me rester fidèle jusqu’à la mort?<br />
Quand tu étais enfant (ton intelligence était alors dans sa plus belle phase), le premier, tu grimpais<br />
sur la colline, avec la vitesse <strong>de</strong> l’isard, pour saluer, par un geste <strong>de</strong> ta petite main, les multicolores<br />
rayons <strong>de</strong> l’aurore naissante. <strong>Les</strong> notes <strong>de</strong> ta voix jaillissaient, <strong>de</strong> ton larynx sonore, comme <strong>de</strong>s<br />
perles diamantines, et résolvaient leurs collectives personnalités, dans l’agrégation vibrante d’un<br />
long hymne d’adoration. Maintenant, tu rejettes à tes pieds, comme un haillon souillé <strong>de</strong> boue, la<br />
longanimité dont j’ai fait trop longtemps preuve. La reconnaissance a vu ses racines se <strong>de</strong>ssécher,<br />
comme le lit d’une mare; mais, à sa place, l’ambition a crû dans <strong>de</strong>s proportions qu’il me serait pé-
nible <strong>de</strong> qualifier. Quel est-il, celui qui m’écoute, pour avoir une telle confiance dans l’abus <strong>de</strong> sa<br />
propre faiblesse.<br />
- Et qui es-tu, toi-même, substance audacieuse? Non!... Non!... je ne me trompe pas; et, malgré<br />
les métamorphoses multiples auxquelles tu as recours, toujours ta tête <strong>de</strong> serpent reluira <strong>de</strong>vant<br />
mes yeux comme un phare d’éternelle justice, et <strong>de</strong> cruelle domination! Il a voulu prendre les rênes<br />
du comman<strong>de</strong>ment, mais il ne sait pas régner! Il a voulu <strong>de</strong>venir un objet d’horreur pour tous les<br />
êtres <strong>de</strong> la création, et il a réussi. Il a voulu prouver que lui seul est le monarque <strong>de</strong> l’univers, et<br />
c’est en cela qu’il s’est trompé. O misérable! as-tu attendu jusqu’à cette heure pour entendre les<br />
murmures et les complots qui, s’élevant simultanément <strong>de</strong> la surface <strong>de</strong>s sphères, viennent raser<br />
d’une aile farouche les rebords papillacés <strong>de</strong> ton <strong>de</strong>structible tympan? Il n’est pas loin, le jour, où<br />
mon bras te renversera dans la poussière, empoisonnée par ta respiration, et, arrachant <strong>de</strong> tes entrailles<br />
une nuisible vie, laissera sur le chemin ton cadavre, criblé <strong>de</strong> contorsions, pour apprendre au<br />
voyageur consterné, que cette chair palpitante, qui frappe sa vue d’étonnement, et cloue dans son<br />
palais sa langue muette, ne doit plus être comparée, si l’on gar<strong>de</strong> son sang-froid, qu’au tronc pourri<br />
d’un chêne, qui tomba <strong>de</strong> vétusté! Quelle pensée <strong>de</strong> pitié me retient <strong>de</strong>vant ta présence? Toi-même,<br />
recule plutôt <strong>de</strong>vant moi, te dis-je, et va laver ton incommensurable honte dans le sang d’un enfant<br />
qui vient <strong>de</strong> naître: voilà quelles sont tes habitu<strong>de</strong>s. Elles sont dignes <strong>de</strong> toi. Va... marche toujours<br />
<strong>de</strong>vant toi. Je te condamne à <strong>de</strong>venir errant. Je te condamne à rester seul et sans famille. Chemine<br />
constamment, afin que tes jambes te refusent leur soutien. Traverse les sables <strong>de</strong>s déserts jusqu’à ce<br />
que la fin du mon<strong>de</strong> engloutisse les étoiles dans le néant. Lorsque tu passeras près <strong>de</strong> la tanière du<br />
tigre, il s’empressera <strong>de</strong> fuir, pour ne pas regar<strong>de</strong>r, comme dans un miroir, son caractère exhaussé<br />
sur le socle <strong>de</strong> la perversité idéale. Mais, quand la fatigue impérieuse t’ordonnera d’arrêter ta marche<br />
<strong>de</strong>vant les dalles <strong>de</strong> mon palais, recouvertes <strong>de</strong> ronces et <strong>de</strong> chardons, fais attention à tes sandales<br />
en lambeaux, et franchis, sur la pointe <strong>de</strong>s pieds, l’élégance <strong>de</strong>s vestibules. Ce n’est pas une recommandation<br />
inutile. Tu pourrais éveiller ma jeune épouse et mon fils en bas âge, couchés dans<br />
les caveaux <strong>de</strong> plomb qui longent les fon<strong>de</strong>ments <strong>de</strong> l’antique château. Si tu ne prenais tes précautions<br />
d’avance, ils pourraient te faire pâlir par leurs hurlements souterrains. Quand ton impénétrable<br />
volonté leur ôta l’existence, ils n’ignoraient pas que ta puissance est redoutable, et n’avaient aucun<br />
doute à cet égard; mais, ils ne s’attendaient point (et leurs adieux suprêmes me confirmèrent leur<br />
croyance) que ta Provi<strong>de</strong>nce se serait montrée à ce point impitoyable! Quoi qu’il en soit, traverse<br />
rapi<strong>de</strong>ment ces salles abandonnées et silencieuses, aux lambris d’émerau<strong>de</strong>, mais aux armoiries<br />
fanées, où reposent les glorieuses statues <strong>de</strong> mes ancêtres. Ces corps <strong>de</strong> marbre sont irrités contre<br />
toi; évite leurs regards vitreux. C’est un conseil que te donne la langue <strong>de</strong> leur unique et <strong>de</strong>rnier<br />
<strong>de</strong>scendant. Regar<strong>de</strong> comme leur bras est levé dans l’attitu<strong>de</strong> <strong>de</strong> la défense provocatrice, la tête fièrement<br />
renversée en arrière. Sûrement ils ont <strong>de</strong>viné le mal que tu m’as fait; et, si tu passes à portée<br />
<strong>de</strong>s pié<strong>de</strong>staux glacés qui soutiennent ces blocs sculptés, la vengeance t’y attend. Si ta défense, a<br />
besoin <strong>de</strong> m’objecter quelque chose, parle. Il est trop tard pour pleurer maintenant. Il fallait pleurer<br />
dans <strong>de</strong>s moments plus convenables, quand l’occasion était propice. Si tes yeux sont enfin <strong>de</strong>ssillés,<br />
juge toi-même quelles ont été les conséquences <strong>de</strong> ta conduite. Adieu! je m’en vais respirer la brise<br />
<strong>de</strong>s falaises; car, mes poumons, à moitié étouffés, <strong>de</strong>man<strong>de</strong>nt à grands cris un spectacle plus tranquille<br />
et plus vertueux que le tien!<br />
*<br />
O pédérastes incompréhensibles, ce n’est pas moi qui lancerai <strong>de</strong>s injures à votre gran<strong>de</strong><br />
dégradation; ce n’est pas moi qui viendrai jeter le mépris sur votre anus infundibuliforme. Il suffit<br />
que les maladies honteuses, et presque incurables, qui vous assiègent, portent avec elles leur immanquable<br />
châtiment. Législateurs d’institutions stupi<strong>de</strong>s, inventeurs d’une morale étroite, éloignez-vous<br />
<strong>de</strong> moi, car je suis une âme impartiale. Et vous, jeunes adolescents ou plutôt jeunes filles,<br />
expliquez-moi comment et pourquoi (mais, tenez-vous à une convenable distance, car, moi non<br />
plus, je ne sais pas résister à mes passions) la vengeance a germé dans vos coeurs, pour avoir attaché<br />
au flanc <strong>de</strong> l’humanité une pareille couronne <strong>de</strong> blessures. Vous la faites rougir <strong>de</strong> ses fils par
votre conduite (que, moi, je vénère!); votre prostitution, s’offrant au premier venu, exerce la logique<br />
<strong>de</strong>s penseurs les plus profonds, tandis que votre sensibilité exagérée comble la mesure <strong>de</strong> la stupéfaction<br />
<strong>de</strong> la femme elle-même. Êtes-vous d’une nature moins ou plus terrestre que celle <strong>de</strong> vos<br />
semblables? Possé<strong>de</strong>z-vous un sixième sens qui nous manque? Ne mentez pas, et dites ce que vous<br />
pensez. Ce n’est pas une interrogation que je vous pose; car, <strong>de</strong>puis que je fréquente en observateur<br />
la sublimité <strong>de</strong> vos intelligences grandioses, je sais à quoi m’en tenir. Soyez bénis par ma main<br />
gauche, soyez sanctifiés par ma main droite, anges protégés par mon amour universel. Je baise votre<br />
visage, je baise votre poitrine, je baise, avec mes lèvres suaves, les diverses parties <strong>de</strong> votre corps<br />
harmonieux et parfumé. Que ne m’aviez-vous dit tout <strong>de</strong> suite ce que vous étiez, cristallisations<br />
d’une beauté morale supérieure? Il a fallu que je <strong>de</strong>vinasse par moi-même les innombrables trésors<br />
<strong>de</strong> tendresse et <strong>de</strong> chasteté que recelaient les battements <strong>de</strong> votre coeur oppressé. Poitrine ornée <strong>de</strong><br />
guirlan<strong>de</strong>s <strong>de</strong> roses et <strong>de</strong> vétyver. Il a fallu que j’entr’ouvrisse vos jambes pour vous connaître et<br />
que ma bouche se suspendît aux insignes <strong>de</strong> votre pu<strong>de</strong>ur. Mais chose importante à représenter)<br />
n’oubliez pas chaque jour <strong>de</strong> laver la peau <strong>de</strong> vos parties, avec <strong>de</strong> l’eau chau<strong>de</strong>, car, sinon, <strong>de</strong>s<br />
chancres vénériens pousseraient infailliblement sur les commissures fendues <strong>de</strong> mes lèvres inassouvies.<br />
Oh! si au lieu d’être un enfer, l’univers n’avait été qu’un céleste anus immense, regar<strong>de</strong>z le<br />
geste que je fais du côté <strong>de</strong> mon bas-ventre: oui, j’aurais enfoncé ma verge, à travers son sphyncter<br />
sanglant, fracassant, par mes mouvements impétueux, les propres parois <strong>de</strong> son bassin! Le malheur<br />
n’aurais pas alors soufflé, sur mes yeux aveuglés, <strong>de</strong>s dunes entières <strong>de</strong> sable mouvant; j’aurais<br />
découvert l’endroit souterrain où gît la vérité endormie, et les fleuves <strong>de</strong> mon sperme visqueux auraient<br />
trouvé <strong>de</strong> la sorte un océan où se précipiter! Mais, pourquoi me surprends-je à regretter un<br />
état <strong>de</strong> choses imaginaire et qui ne recevra jamais le cachet <strong>de</strong> son accomplissement ultérieur? Ne<br />
nous donnons pas la peine <strong>de</strong> construire <strong>de</strong> fugitives hypothèses. En attendant, que celui qui brûle<br />
<strong>de</strong> l’ar<strong>de</strong>ur <strong>de</strong> partager mon lit vienne me trouver; mais, je mets une condition rigoureuse à mon<br />
hospitalité: il faut qu’il n’ait pas plus <strong>de</strong> quinze ans. Qu’il ne croie pas <strong>de</strong> son côté que j’en ai<br />
trente; qu’est-ce que cela y fait? L’âge ne diminue pas l’intensité <strong>de</strong>s sentiments, loin <strong>de</strong> là; et,<br />
quoique mes cheveux soient <strong>de</strong>venus blancs comme la neige, ce n’est pas à cause <strong>de</strong> la vieillesse:<br />
c’est, au contraire, pour le motif que vous savez. Moi, je n’aime pas les femmes! Ni même les hermaphrodites!<br />
Il me faut <strong>de</strong>s êtres qui me ressemblent, sur le front <strong>de</strong>squels la noblesse humaine soit<br />
marquée en caractères plus tranchés et ineffaçables! Êtes-vous certain que celles qui portent <strong>de</strong><br />
longs cheveux, soient <strong>de</strong> la même nature que la mienne? Je ne le crois pas, et je ne déserterai pas<br />
mon opinion. Une salive saumâtre coule <strong>de</strong> ma bouche, je ne sais pas pourquoi. Qui veut me la sucer,<br />
afin que j’en sois débarrassé? Elle monte... elle monte toujours! Je sais ce que c’est. J’ai remarqué<br />
que, lorsque je bois à la gorge le sang <strong>de</strong> ceux qui se couchent à côté <strong>de</strong> moi (c’est à tort que<br />
l’on me suppose vampire, puisqu’on appelle ainsi <strong>de</strong>s morts qui sortent <strong>de</strong> leur tombeau; or, moi, je<br />
suis un vivant), j’en rejette le len<strong>de</strong>main une partie par la bouche: voilà l’explication <strong>de</strong> la salive<br />
infecte. Que voulez-vous que j’y fasse, si les organes affaiblis par le vice, se refusent à<br />
l’accomplissement <strong>de</strong>s fonctions <strong>de</strong> la nutrition? Mais, ne révélez mes confi<strong>de</strong>nces à personne. Ce<br />
n’est même pas pour moi que je vous dis cela; c’est pour vous-même et les autres, afin que le prestige<br />
du secret retienne dans les limites du <strong>de</strong>voir et <strong>de</strong> la vertu ceux qui, aimantés par l’électricité <strong>de</strong><br />
l’inconnu, seraient tentés <strong>de</strong> m’imiter. Ayez la bonté <strong>de</strong> regar<strong>de</strong>r ma bouche (pour le moment, je<br />
n’ai pas le temps d’employer une formule plus longue <strong>de</strong> politesse); elle vous frappe au premier<br />
abord par l’apparence <strong>de</strong> sa structure, sans mettre le serpent dans vos comparaisons; c’est que j’en<br />
contracte le tissu jusqu’à la <strong>de</strong>rnière réduction, afin <strong>de</strong> faire croire que je possè<strong>de</strong> un caractère froid.<br />
Vous n’ignorez pas qu’il est diamétralement opposé. Que ne puis-je regar<strong>de</strong>r à travers ces pages<br />
séraphiques le visage <strong>de</strong> celui qui me lit. S’il n’a pas dépassé la puberté, qu’il s’approche. Serremoi<br />
contre toi, et ne crains pas <strong>de</strong> me faire du mal; rétrécissons progressivement les liens <strong>de</strong> nos<br />
muscles. Davantage. Je sens qu’il est inutile d’insister; l’opacité, remarquable à plus d’un titre, <strong>de</strong><br />
cette feuille <strong>de</strong> papier, est un empêchement <strong>de</strong>s plus considérables à l’opération <strong>de</strong> notre complète<br />
jonction. Moi, j’ai toujours éprouvé un caprice infâme pour la plus pâle jeunesse <strong>de</strong>s collèges, et les<br />
enfants étiolés <strong>de</strong>s manufactures! Mes paroles ne sont pas les réminiscences d’un rêve, et j’aurai<br />
trop <strong>de</strong> souvenirs à débrouiller, si l’obligation m’était imposée <strong>de</strong> faire passer <strong>de</strong>vant vos yeux les
événements qui pourraient affermir <strong>de</strong> leur témoignage la véracité <strong>de</strong> ma douloureuse affirmation.<br />
La justice humaine ne m’a pas encore surpris en flagrant délit, malgré l’incontestable habileté <strong>de</strong><br />
ses agents. J’ai même assassiné (il n’y a pas longtemps!) un pédéraste qui ne se prêtait pas suffisamment<br />
à ma passion; j’ai jeté son cadavre dans un puits abandonné, et l’on n’a pas <strong>de</strong> preuves<br />
décisives contre moi. Pourquoi frémissez-vous <strong>de</strong> peur, adolescent qui me lisez? Croyez-vous que<br />
je veuille en faire autant envers vous? Vous vous montrez souverainement injuste... Vous avez raison:<br />
méfiez-vous <strong>de</strong> moi, surtout si vous êtes beau. Mes parties offrent éternellement le spectacle<br />
lugubre <strong>de</strong> la turgescence; nul ne peut soutenir (et combien ne s’en sont-ils pas approchés!) qu’il les<br />
a vues à l’état <strong>de</strong> tranquillité normale, pas même le décrotteur qui m’y porta un coup <strong>de</strong> couteau<br />
dans un moment <strong>de</strong> délire. L’ingrat! Je change <strong>de</strong> vêtements <strong>de</strong>ux fois par semaine, la propreté<br />
n’étant pas le principal motif <strong>de</strong> ma détermination. Si je n’agissais pas ainsi, les membres <strong>de</strong><br />
l’humanité disparaîtraient au bout <strong>de</strong> quelques jours, dans <strong>de</strong>s combats prolongés. En effet, dans<br />
quelque contrée que je me trouble, ils me harcèlent continuellement <strong>de</strong> leur présence et viennent<br />
lécher la surface <strong>de</strong> mes pieds. Mais, quelle puissance possè<strong>de</strong>nt-elles donc, mes gouttes séminales,<br />
pour attirer vers elles tout ce qui respire par <strong>de</strong>s nerfs olfactifs! Ils viennent <strong>de</strong>s bords <strong>de</strong>s Amazones,<br />
ils traversent les vallées qu’arrose le Gange, ils abandonnent le lichen polaire, pour accomplir<br />
<strong>de</strong> longs voyages à ma recherche, et <strong>de</strong>man<strong>de</strong>r aux cités immobiles, si elles n’ont pas vu passer, un<br />
instant, le long <strong>de</strong> leurs remparts, celui dont le sperme sacré embaume les montagnes, les lacs, les<br />
bruyères, les forêts, les promontoires et la vastitu<strong>de</strong> <strong>de</strong>s mers! Le désespoir <strong>de</strong> ne pas pouvoir me<br />
rencontrer (je me cache secrètement dans les endroits les plus inaccessibles, afin d’alimenter leur<br />
ar<strong>de</strong>ur) les porte aux actes les plus regrettables. Ils se mettent trois cent mille <strong>de</strong> chaque côté, et les<br />
mugissements <strong>de</strong>s canons servent <strong>de</strong> prélu<strong>de</strong> à la bataille. Toutes les ailes s’ébranlent à la fois,<br />
comme un seul guerrier. <strong>Les</strong> carrés se forment et tombent aussitôt pour ne plus se relever. <strong>Les</strong> chevaux<br />
effarés s’enfuient dans toutes les directions. <strong>Les</strong> boulets labourent le sol, comme <strong>de</strong>s météores<br />
implacables. Le théâtre du combat n’est plus qu’un vaste champ <strong>de</strong> carnage, quand la nuit révèle sa<br />
présence et que la lune silencieuse apparaît entre les déchirures d’un nuage. Me montrant du doigt<br />
un espace <strong>de</strong> plusieurs lieues recouvert <strong>de</strong> cadavres, le croissant vaporeux <strong>de</strong> cet astre m’ordonne <strong>de</strong><br />
prendre un instant, comme le sujet <strong>de</strong> méditatives réflexions, les conséquences funestes qu’entraîne,<br />
après lui, l’inexplicable talisman enchanteur que la Provi<strong>de</strong>nce m’accorda. Malheureusement que<br />
<strong>de</strong> siècles ne faudra-t-il pas encore, avant que la race humaine périsse entièrement par mon piège<br />
perfi<strong>de</strong>! C’est ainsi qu’un esprit habile, et qui ne se vante pas, emploie, pour atteindre à ses fins, les<br />
moyens mêmes qui paraîtraient d’abord y porter un invincible obstacle. Toujours mon intelligence<br />
s’élève vers cette imposante question, et vous êtes témoin vous-même qu’il ne m’est plus possible<br />
<strong>de</strong> rester dans le sujet mo<strong>de</strong>ste que j’avais le <strong>de</strong>ssein <strong>de</strong> traiter. Un <strong>de</strong>rnier mot... c’était une nuit<br />
d’hiver. Pendant que la bise sifflait dans les sapins, le Créateur ouvrit sa porte au milieu <strong>de</strong>s ténèbres<br />
et fit entrer un pédéraste.<br />
*<br />
Silence! Il passe un cortège funéraire à côté <strong>de</strong> vous. Inclinez la binarité <strong>de</strong> vos rotules vers<br />
la terre et entonnez un chant d’outre-tombe. (Si vous considérez mes paroles plutôt comme une<br />
simple forme impérative, que comme un ordre formel qui n’est pas à sa place, vous montrerez <strong>de</strong><br />
l’esprit et du meilleur.) Il est possible que vous parveniez <strong>de</strong> la sorte à réjouir extrêmement l’âme<br />
du mort, qui va se reposer <strong>de</strong> la vie dans une fosse. Même le fait est, pour moi, certain. Remarquez<br />
que je ne dis pas que votre opinion ne puisse jusqu’à un certain point être contraire à la mienne;<br />
mais, ce qu’il importe avant tout, c’est <strong>de</strong> possé<strong>de</strong>r <strong>de</strong>s notions justes sur les bases <strong>de</strong> la morale, <strong>de</strong><br />
telle manière que chacun doive se pénétrer du principe qui comman<strong>de</strong> <strong>de</strong> faire à autrui ce que l’on<br />
voudrait peut-être qui fût fait à soi-même. Le prêtre <strong>de</strong>s religions ouvre le premier la marche, en<br />
tenant à la main un drapeau blanc, signe <strong>de</strong> la paix, et <strong>de</strong> l’autre un emblème d’or qui représente les<br />
parties <strong>de</strong> l’homme et <strong>de</strong> la femme, comme pour indiquer que ces membres charnels sont la plupart<br />
du temps, abstraction faite <strong>de</strong> toute métaphore, <strong>de</strong>s instruments très dangereux entre les mains <strong>de</strong><br />
ceux qui s’en servent, quand ils les manipulent aveuglément pour <strong>de</strong>s buts divers qui se querellent
entre eux, au lieu d’engendrer une opportune réaction contre la passion connue qui cause presque<br />
tous nos maux. Au bas <strong>de</strong> son dos est attachée (artificiellement, bien entendu) une queue <strong>de</strong> cheval,<br />
aux crins épais, qui balaie la poussière du sol. Elle signifie <strong>de</strong> prendre gar<strong>de</strong> <strong>de</strong> ne pas nous ravaler<br />
par notre conduite au rang <strong>de</strong>s animaux. Le cercueil connaît sa route et marche après la tunique flottante<br />
du consolateur. <strong>Les</strong> parents et les amis du défunt, par la manifestation <strong>de</strong> leur position, ont<br />
résolu <strong>de</strong> fermer la marche du cortège. Celui-ci s’avance avec majesté, comme un vaisseau qui fend<br />
la pleine mer, et ne craint pas le phénomène <strong>de</strong> l’enfoncement; car, au moment, actuel, les tempêtes<br />
et les écueils ne se font pas remarquer par quelque chose <strong>de</strong> moins que leur inexplicable absence.<br />
<strong>Les</strong> grillons et les crapauds suivent à quelques pas la fête mortuaire; eux, aussi, n’ignorent pas que<br />
leur mo<strong>de</strong>ste présence aux funérailles <strong>de</strong> quiconque leur sera un jour comptée. Ils s’entretiennent à<br />
voix basse dans leur pittoresque langage (ne soyez pas assez présomptueux, permettez-moi <strong>de</strong> vous<br />
donner ce conseil intéressé, pour croire que vous seul possé<strong>de</strong>z la précieuse faculté <strong>de</strong> traduire les<br />
sentiments <strong>de</strong> votre pensée) <strong>de</strong> celui qu’ils regardèrent plus d’une fois courir à travers les prairies<br />
verdoyantes, et plonger la sueur <strong>de</strong> ses membres dans les bleuâtres vagues <strong>de</strong>s golfes arénacés.<br />
D’abord, la vie parut lui sourire sans arrière-pensée; et, magnifiquement, le couronna <strong>de</strong> fleurs;<br />
mais, puisque votre intelligence elle-même s’aperçoit ou plutôt <strong>de</strong>vine qu’il s’est arrêté aux limites<br />
<strong>de</strong> l’enfance, je n’ai pas besoin, jusqu’à l’apparition d’une rétractation véritablement nécessaire, <strong>de</strong><br />
continuer les prolégomènes <strong>de</strong> ma rigoureuse démonstration. Dix ans. Nombre exactement calqué, à<br />
s’y méprendre, sur celui <strong>de</strong>s doigts <strong>de</strong> la main. C’est peu et c’est beaucoup. Dans le cas qui nous<br />
préoccupe, cependant, je m’appuierai sur votre amour envers la vérité, pour que vous prononciez,<br />
avec moi, sans tar<strong>de</strong>r une secon<strong>de</strong> <strong>de</strong> plus, que c’est peu. Et, quand je réfléchis sommairement à ces<br />
ténébreux mystères, par lesquels, un être humain disparaît <strong>de</strong> la terre, aussi facilement qu’une mouche<br />
ou une libellule, sans conserver l’espérance d’y revenir, je me surprends à couver le vif regret<br />
<strong>de</strong> ne pas probablement pouvoir vivre assez longtemps, pour vous bien expliquer ce que je n’ai pas<br />
la prétention <strong>de</strong> comprendre moi-même. Mais, puisqu’il est prouvé que, par un hasard extraordinaire,<br />
je n’ai pas encore perdu la vie <strong>de</strong>puis ce temps lointain où je commençai, plein <strong>de</strong> terreur, la<br />
phrase précé<strong>de</strong>nte, je calcule mentalement qu’il ne sera pas inutile ici, <strong>de</strong> construire l’aveu complet<br />
<strong>de</strong> mon impuissance radicale, quand il s’agit surtout, comme à présent, <strong>de</strong> cette imposante et inabordable<br />
question. C’est, généralement parlant, une chose singulière que la tendance attractive qui<br />
nous porte à rechercher (pour ensuite les exprimer) les ressemblances et les différences que recèlent,<br />
dans leurs naturelles propriétés, les objets les plus opposés entre eux, et quelquefois les moins<br />
aptes, en apparence, à se prêter à ce genre <strong>de</strong> combinaisons sympathiquement curieuses, et qui, ma<br />
parole d’honneur, donnent gracieusement au style <strong>de</strong> l’écrivain, qui se paie cette personnelle satisfaction,<br />
l’impossible et inoubliable aspect d’un hibou sérieux jusqu’à l’éternité. Suivons en conséquence<br />
le courant qui nous entraîne. Le milan royal a les ailes proportionnellement plus longues que<br />
les buses, et le vol bien plus aisé: aussi passe-t-il sa vie dans l’air. Il ne se repose presque jamais et<br />
parcourt chaque jour <strong>de</strong>s espaces immenses; et ce grand mouvement n’est point un exercice <strong>de</strong><br />
chasse, ni poursuite <strong>de</strong> proie, ni même <strong>de</strong> découverte; car, il ne chasse pas; mais, il semble que le<br />
vol soit son état naturel, sa favorite situation. L’on ne peut empêcher d’admirer la manière dont il<br />
l’exécute. Ses ailes longues et étroites paraissent immobiles; c’est la queue qui croit diriger toutes<br />
les évolutions, et la queue ne se trompe pas: elle agit sans cesse. Il s’élève sans effort; il s’abaisse<br />
comme s’il glissait sur un plan incliné; semble plutôt nager que voler; il précipite sa course, la ralentit,<br />
s’arrête, et reste comme suspendu ou fixé à la même place, pendant <strong>de</strong>s heures entières. L’on<br />
ne peut s’apercevoir d’aucun mouvement dans ses ailes: vous ouvririez les yeux comme la porte<br />
d’un four, que ce serait d’autant inutile. Chacun a le bon sens <strong>de</strong> confesser sans difficulté (quoique<br />
avec un peu <strong>de</strong> mauvaise grâce) qu’il ne s’aperçoit pas, au premier abord, du rapport, si lointain<br />
qu’il soit, que je signale entre la beauté du vol du milan royal, et celle <strong>de</strong> la figure <strong>de</strong> l’enfant,<br />
s’élevant doucement, au-<strong>de</strong>ssus du cercueil découvert, comme un nénuphar qui perce la surface <strong>de</strong>s<br />
eaux; et voilà précisément en quoi consiste l’impardonnable faute qu’entraîne l’inamovible situation<br />
d’un manque <strong>de</strong> repentir, touchant l’ignorance volontaire dans laquelle on croupit. Ce rapport<br />
<strong>de</strong> calme majesté entre les <strong>de</strong>ux termes <strong>de</strong> ma narquoise comparaison n’est déjà que trop commun,<br />
et d’un symbole assez compréhensible, pour que je m’étonne davantage <strong>de</strong> ce qui ne peut avoir,
comme seule excuse, que ce même caractère <strong>de</strong> vulgarité qui fait appeler, sur tout objet ou spectacle<br />
qui en est atteint, un profond sentiment d’indifférence injuste. Comme si ce qui se voit quotidiennement<br />
n’en <strong>de</strong>vrait pas moins réveiller l’attention <strong>de</strong> notre admiration! Arrivé à l’entrée du cimetière,<br />
le cortège s’empresse <strong>de</strong> s’arrêter; son intention n’est pas d’aller plus loin. Le fossoyeur<br />
achève le creusement <strong>de</strong> la fosse; l’on y dépose le cercueil avec toutes les précautions prises en pareil<br />
cas; quelques pelletées <strong>de</strong> terre inattendues viennent recouvrir le corps <strong>de</strong> l’enfant. Le prêtre <strong>de</strong>s<br />
religions, au milieu <strong>de</strong> l’assistance émue, prononce quelques paroles pour bien enterrer le mort,<br />
davantage, dans l’imagination <strong>de</strong>s assistants. “Il dit qu’il s’étonne beaucoup <strong>de</strong> ce qu’on verse ainsi<br />
tant <strong>de</strong> pleurs, pour un acte d’une telle insignifiance. Textuel. Mais il craint <strong>de</strong> ne pas qualifier suffisamment<br />
ce qu’il prétend, lui, être un incontestable bonheur. S’il avait cru que la mort est aussi<br />
peu sympathique dans sa naïveté, il aurait renoncé à son mandat, pour ne pas augmenter la légitime<br />
douleur <strong>de</strong>s nombreux parents et amis du défunt; mais, une secrète voix l’avertit <strong>de</strong> leur donner<br />
quelques consolations, qui ne seront pas inutiles, ne fût-ce que celle qui ferait entrevoir l’espoir<br />
d’une prochaine rencontre dans les cieux entre celui qui mourut et ceux qui survécurent.” <strong>Maldoror</strong><br />
s’enfuyait au grand galop, en paraissant diriger sa course vers les murailles du cimetière. <strong>Les</strong> sabots<br />
<strong>de</strong> son coursier élevaient autour <strong>de</strong> son maître une fausse couronne <strong>de</strong> poussière épaisse. Vous autres,<br />
vous ne pouvez savoir le nom <strong>de</strong> ce cavalier; mais, moi, je le sais. Il s’approchait <strong>de</strong> plus en<br />
plus; sa figure <strong>de</strong> platine commençait à <strong>de</strong>venir perceptible, quoique le bas en fût entièrement enveloppé<br />
d’un manteau que le lecteur s’est gardé d’ôter <strong>de</strong> sa mémoire et qui ne laissait apercevoir que<br />
les yeux. Au milieu <strong>de</strong> son discours, le prêtre <strong>de</strong>s religions revient subitement pâle, car son oreille<br />
reconnaît le galop irrégulier <strong>de</strong> ce célèbre cheval blanc qui n’abandonna jamais son maître. “Oui,<br />
ajouta-t-il <strong>de</strong> nouveau, ma confiance est gran<strong>de</strong> dans cette prochaine rencontre; alors, on comprendra,<br />
mieux qu’auparavant, quel sens il fallait attacher à la séparation temporaire <strong>de</strong> l’âme et du<br />
corps. Tel qui croit vivre sur cette terre se berce d’une illusion dont il importerait d’accélérer<br />
l’évaporation.” Le bruit du galop s’accroissait <strong>de</strong> plus en plus; et, comme le cavalier, étreignant la<br />
ligne d’horizon, paraissait en vue, dans le champ d’optique qu’embrassait le portail du cimetière,<br />
rapi<strong>de</strong> comme un cyclone giratoire, le prêtre <strong>de</strong>s religions plus gravement reprit: “Vous ne semblez<br />
pas vous douter que celui-ci, que la maladie força <strong>de</strong> ne connaître que les premières phases <strong>de</strong> la<br />
vie, et que la fosse vient <strong>de</strong> recevoir dans son sein, est l’indubitable vivant; mais, sachez, au moins,<br />
que celui-là, dont vous apercevez la silhouette équivoque emportée par un cheval nerveux, et sur<br />
lequel je vous conseille <strong>de</strong> fixer le plus tôt possible les yeux, car il n’est plus qu’un point, et va<br />
bientôt disparaître dans la bruyère, quoiqu’il ait beaucoup vécu, est le seul véritable mort.”<br />
*<br />
“Chaque nuit, à l’heure où le sommeil est parvenu à son plus grand <strong>de</strong>gré d’intensité, une<br />
vieille araignée <strong>de</strong> la gran<strong>de</strong> espèce sort lentement sa tête d’un trou placé sur le sol, à l’une <strong>de</strong>s intersections<br />
<strong>de</strong>s angles <strong>de</strong> la chambre. Elle écoute attentivement si quelque bruissement remue encore<br />
ses mandibules dans l’atmosphère. Vu sa conformation d’insecte, elle ne peut pas faire moins,<br />
si elle prétend augmenter <strong>de</strong> brillantes personnifications les trésors <strong>de</strong> la littérature, que d’attribuer<br />
<strong>de</strong>s mandibules au bruissement. Quand elle s’est assurée que le silence règne aux alentours, elle<br />
retire successivement, <strong>de</strong>s profon<strong>de</strong>urs <strong>de</strong> son nid, sans le secours <strong>de</strong> la méditation, les diverses<br />
parties <strong>de</strong> son corps, et s’avance à pas comptés vers ma couche. Chose remarquable! Moi qui fais<br />
reculer le sommeil et les cauchemars, je me sens paralysé dans la totalité <strong>de</strong> mon corps, quand elle<br />
grimpe le long <strong>de</strong>s pieds d’ébène <strong>de</strong> mon lit <strong>de</strong> satin. Elle m’étreint la gorge avec les pattes, et me<br />
suce le sang avec son ventre. Tout simplement! Combien <strong>de</strong> litres d’une liqueur pourprée, dont<br />
vous n’ignorez pas le nom, n’a-t-elle pas bus, <strong>de</strong>puis qu’elle accomplit le même manège avec une<br />
persistance digne d’une meilleure cause! Je ne sais pas ce que je lui ai fait, pour qu’elle se conduise<br />
<strong>de</strong> la sorte à mon égard. Lui ai-je broyé une patte par inattention? Lui ai-je enlevé ses petits? Ces<br />
<strong>de</strong>ux hypothèses, sujettes à caution, ne sont pas capables <strong>de</strong> soutenir un sérieux examen; elles n’ont<br />
même pas <strong>de</strong> peine à provoquer un haussement dans mes épaules et un sourire sur mes lèvres, quoique<br />
l’on ne doive se moquer <strong>de</strong> personne. Prends gar<strong>de</strong> à toi, tarentule noire; si ta conduite n’a pas
pour excuse un irréfutable syllogisme, une nuit je me réveillerai en sursaut, par un <strong>de</strong>rnier effort <strong>de</strong><br />
ma volonté agonisante, je romprai le charme avec lequel tu retiens mes membres dans l’immobilité,<br />
et je t’écraserai entre les os <strong>de</strong> mes doigts, comme un morceau <strong>de</strong> matière mollasse. Cependant, je<br />
me rappelle vaguement que je t’ai donné la permission <strong>de</strong> laisser tes pattes grimper sur l’éclosion <strong>de</strong><br />
la poitrine et <strong>de</strong> là jusqu’à la peau qui recouvre mon visage; que par conséquent, je n’ai pas le droit<br />
<strong>de</strong> te contraindre. Oh! Qui démêlera mes souvenirs confus! Je lui donne pour récompense ce qui<br />
reste <strong>de</strong> mon sang: en comptant la <strong>de</strong>rnière goutte inclusivement, il y en a pour remplir au moins la<br />
moitié d’une coupe d’orgie.” Il parle, et il ne cesse <strong>de</strong> se déshabiller. Il appuie une jambe sur le matelas,<br />
et <strong>de</strong> l’autre, pressant le parquet <strong>de</strong> saphir afin <strong>de</strong> s’enlever, il se trouve étendu dans une position<br />
horizontale. Il a résolu <strong>de</strong> ne pas fermer les yeux, afin d’attendre son ennemi <strong>de</strong> pied ferme.<br />
Mais, chaque fois, ne prend-il pas la même résolution, et n’est-elle pas toujours détruite par<br />
l’inexplicable image <strong>de</strong> sa promesse fatale? Il ne dit plus rien, et se résigne avec douleur; car, pour<br />
lui le serment est sacré. Il s’enveloppe majestueusement dans les replis <strong>de</strong> la soie, dédaigne<br />
d’entrelacer les glands d’or <strong>de</strong> ses ri<strong>de</strong>aux, et, appuyant les boucles ondulées <strong>de</strong> ses longs cheveux<br />
noirs sur les franges du coussin <strong>de</strong> velours, il tâte, avec la main, la large blessure <strong>de</strong> son cou, dans<br />
laquelle la tarentule a pris l’habitu<strong>de</strong> <strong>de</strong> se loger, comme dans un <strong>de</strong>uxième nid, tandis que son visage<br />
respire la satisfaction. Il espère que cette nuit actuelle (espérez avec lui!) verra la <strong>de</strong>rnière représentation<br />
<strong>de</strong> la succion immense; car, son unique voeu serait que le bourreau en finît avec son<br />
existence; la mort, et il sera content. Regar<strong>de</strong>z cette vieille araignée <strong>de</strong> la gran<strong>de</strong> espèce, qui sort<br />
lentement sa tête d’un trou placé sur le sol, à l’une <strong>de</strong>s intersections <strong>de</strong> la chambre. Nous ne sommes<br />
plus dans la narration. Elle écoute attentivement si quelque bruissement remue encore ses mandibules<br />
dans l’atmosphère. Hélas! nous sommes maintenant arrivés dans le réel, quant à ce qui regar<strong>de</strong><br />
la tarentule, et, quoique l’on pourrait mettre un point d’exclamation à la fin <strong>de</strong> chaque phrase,<br />
ce n’est peut-être pas une raison pour s’en dispenser! Elle s’est assurée que le silence règle aux<br />
alentours; la voilà qui retire successivement <strong>de</strong>s profon<strong>de</strong>urs <strong>de</strong> son nid, sans le secours <strong>de</strong> la méditation,<br />
les diverses parties <strong>de</strong> son corps, et s’avance à pas comptés vers la couche <strong>de</strong> l’homme solitaire.<br />
Un instant elle s’arrête; mais il est court, ce moment d’hésitation. Elle se dit qu’il n’est pas<br />
temps encore <strong>de</strong> cesser <strong>de</strong> torturer, et qu’il faut auparavant donner au condamné les plausibles raisons<br />
qui déterminèrent la perpétualité du supplice. Elle a grimpé à côté <strong>de</strong> l’oreille <strong>de</strong> l’endormi. Si<br />
vous voulez ne pas perdre une seule parole <strong>de</strong> ce qu’elle va dire, faites abstraction <strong>de</strong>s occupations<br />
étrangères qui obstruent le portique <strong>de</strong> votre esprit, et soyez, au moins, reconnaissant <strong>de</strong> l’intérêt<br />
que je vous porte, en faisant assister votre présence aux scènes théâtrales qui me paraissent dignes<br />
d’exciter une véritable attention <strong>de</strong> votre part; car, qui m’empêcherait <strong>de</strong> gar<strong>de</strong>r, pour moi seul, les<br />
événements que je raconte? “Réveille-toi, flamme amoureuse <strong>de</strong>s anciens jours, squelette décharné.<br />
Le temps est venu d’arrêter la main <strong>de</strong> la justice. Nous ne te ferons pas attendre longtemps<br />
l’explication que tu souhaites. Tu nous écoutes, n’est-ce pas? Mais ne remue pas tes membres; tu es<br />
encore aujourd’hui sous notre magnétique pouvoir, et l’atonie encéphalique persiste: c’est pour la<br />
<strong>de</strong>rnière fois. Quelle impression la figure d’Elsseneur fait-elle dans ton imagination. Tu l’as oublié!<br />
Et ce Réginald, à la démarche fière, as-tu gravé ses traits dans ton cerveau fidèle? Regar<strong>de</strong>-le caché<br />
dans les replis <strong>de</strong>s ri<strong>de</strong>aux; sa bouche est penchée vers ton front; mais il n’ose te parler, car il est<br />
plus timi<strong>de</strong> que moi. Je vais te raconter un épiso<strong>de</strong> <strong>de</strong> ta jeunesse, et te remettre dans le chemin <strong>de</strong><br />
la mémoire...” Il y avait longtemps que l’araignée avait ouvert son ventre, d’où s’étaient élancés<br />
<strong>de</strong>ux adolescents, à la robe bleue, chacun un glaive flamboyant à la main, et qui avaient pris place<br />
aux côtés du lit, comme pour gar<strong>de</strong>r désormais le sanctuaire du sommeil. “Celui-ci, qui n’a pas encore<br />
cessé <strong>de</strong> te regar<strong>de</strong>r, car il t’aima beaucoup, fut le premier <strong>de</strong> nous <strong>de</strong>ux auquel tu donnas ton<br />
amour. Mais tu le fis souvent souffrir par les brusqueries <strong>de</strong> ton caractère. Lui, il ne cessait<br />
d’employer ses efforts à n’engendrer <strong>de</strong> ta part aucun sujet <strong>de</strong> plainte contre lui: un ange n’aurait<br />
pas réussi. Tu lui <strong>de</strong>mandas, un jour, s’il voulait aller se baigner avec toi, sur le rivage <strong>de</strong> la mer.<br />
Tous les <strong>de</strong>ux, comme <strong>de</strong>ux cygnes, vous vous élançâtes en même temps d’une roche à pic. Plongeurs<br />
éminents, vous glissâtes dans la masse aqueuse, les bras étendus entre la tête, et se réunissant<br />
aux mains. Pendant quelques minutes, vous nageâtes entre <strong>de</strong>ux courants. Vous reparûtes à une<br />
gran<strong>de</strong> distance, vos cheveux entremêlés entre eux, et ruisselants du liqui<strong>de</strong> salé. Mais quel mystère
s’était donc passé sous l’eau, pour qu’une longue trace <strong>de</strong> sang s’aperçût à travers les vagues? Revenus<br />
à la surface, toi, tu continuais <strong>de</strong> nager, et tu faisais semblant <strong>de</strong> ne pas remarquer la faiblesse<br />
croissante <strong>de</strong> ton compagnon. Il perdait rapi<strong>de</strong>ment ses forces, et tu n’en poussais pas moins tes<br />
larges brassées vers l’horizon brumeux, qui s’estompait <strong>de</strong>vant toi. Le blessé poussa <strong>de</strong>s cris <strong>de</strong><br />
détresse, et tu fis le sourd. Réginald frappa trois fois l’écho <strong>de</strong>s syllabes <strong>de</strong> ton nom, et trois fois tu<br />
répondis par un cri <strong>de</strong> volupté. Il se trouvait trop loin du rivage pour y revenir, et s’efforçait en vain<br />
<strong>de</strong> suivre les sillons <strong>de</strong> ton passage, afin <strong>de</strong> t’atteindre, et reposer un instant sa main sur ton épaule.<br />
La chasse négative se prolongea pendant une heure, lui, perdant ses forces, et, toi, sentant croître les<br />
tiennes. Désespérant d’égaler ta vitesse, il fit une courte prière au Seigneur pour lui recomman<strong>de</strong>r<br />
son âme, se plaça sur le dos comme quand on fait la planche, <strong>de</strong> telle manière qu’on apercevait le<br />
coeur battre violemment sous sa poitrine, et attendit que la mort arrivât, afin <strong>de</strong> ne plus attendre. En<br />
cet instant, tes membres vigoureux étaient à perte <strong>de</strong> vue, et s’éloignaient encore, rapi<strong>de</strong>s comme<br />
une son<strong>de</strong> qu’on laisse filer. Une barque, qui revenait <strong>de</strong> placer ses filets au large, passa dans ces<br />
parages. <strong>Les</strong> pêcheurs prirent Réginald pour un naufragé, et le halèrent, évanoui, dans leur embarcation.<br />
On constata la présence d’une blessure au flanc droit; chacun <strong>de</strong> ces matelots expérimentés<br />
émit l’opinion qu’aucune pointe d’écueil ou fragment <strong>de</strong> rocher n’était susceptible <strong>de</strong> percer un trou<br />
si microscopique et en même temps si profond. Une arme tranchante, comme le serait un stylet <strong>de</strong>s<br />
plus aigus, pouvait seule s’arroger <strong>de</strong>s droits à la paternité d’une si fine blessure. Lui, ne voulut<br />
jamais raconter les diverses phases du plongeon, à travers les entrailles <strong>de</strong>s flots, et ce secret, il l’a<br />
gardé jusqu’à présent. Des larmes coulent maintenant sur ses joues un peu décolorées, et tombent<br />
sur tes draps: le souvenir est quelquefois plus amer que la chose. Mais moi, je ne ressentirai pas <strong>de</strong><br />
la pitié: ce serait te montrer trop d’estime. Ne roule pas dans leur orbite ces yeux furibonds. Reste<br />
calme plutôt. Tu sais que tu ne peux pas bouger. D’ailleurs, je n’ai pas terminé mon récit. - Relève<br />
ton glaive, Réginald, et n’oublie pas si facilement la vengeance. Qui sait? peut-être un jour elle<br />
viendrait te faire <strong>de</strong>s reproches. - Plus tard, tu conçus <strong>de</strong>s remords dont l’existence <strong>de</strong>vait être<br />
éphémère; tu résolus <strong>de</strong> racheter ta faute par le choix d’un autre ami, afin <strong>de</strong> le bénir et <strong>de</strong><br />
l’honorer. Par ce moyen expiatoire, tu effaçais les taches du passé, et tu faisais retomber sur celui<br />
qui <strong>de</strong>vint la <strong>de</strong>uxième victime, la sympathie que tu n’avais pas su montrer à l’autre. Vain espoir; le<br />
caractère ne se modifie pas d’un jour à l’autre, et ta volonté resta pareille à elle-même. Moi, Elsseneur,<br />
je te vis pour la première fois, et, dès ce moment, je ne pus t’oublier. Nous nous regardâmes<br />
pendant quelques instants, et tu te mis à sourire. Je baissais les yeux, parce que je vis dans les tiens<br />
une flamme surnaturelle. Je me <strong>de</strong>mandais si, à l’ai<strong>de</strong> d’une nuit obscure, tu t’étais laissé choir secrètement<br />
jusqu’à nous <strong>de</strong> la surface <strong>de</strong> quelque étoile; car, je le confesse, aujourd’hui qu’il n’est<br />
plus nécessaire <strong>de</strong> feindre, tu ne ressemblais pas aux marcassins <strong>de</strong> l’humanité; mais une auréole <strong>de</strong><br />
rayons étincelants enveloppait la périphérie <strong>de</strong> ton front. J’aurais désiré lier <strong>de</strong>s relations intimes<br />
avec toi; ma présence n’osait approcher <strong>de</strong>vant la frappante nouveauté <strong>de</strong> cette étrange noblesse, et<br />
une tenace horreur rôdait autour <strong>de</strong> moi. Pourquoi n’ai-je pas écouté ces avertissements <strong>de</strong> la conscience?<br />
Pressentiments fondés. Remarquant mon hésitation, tu rougis à ton tour, et tu avanças le<br />
bras. Je mis courageusement ma main dans la tienne, et, après cette action, je me sentis plus fort;<br />
désormais un souffle <strong>de</strong> ton intelligence était passé dans moi. <strong>Les</strong> cheveux au vent et respirant les<br />
haleines <strong>de</strong>s brises, nous marchâmes quelques instants <strong>de</strong>vant nous, à travers <strong>de</strong>s bosquets touffus<br />
<strong>de</strong> lentisques, <strong>de</strong> jasmins, <strong>de</strong> grenadiers et d’orangers, dont les senteurs nous enivraient. Un sanglier<br />
frôla nos habits à toute course, et une larme tomba <strong>de</strong> son oeil, quand il me vit avec toi: je ne<br />
m’explique pas sa conduite. Nous arrivâmes à la tombée <strong>de</strong> la nuit <strong>de</strong>vant les portes d’une cité populeuse.<br />
<strong>Les</strong> profils <strong>de</strong>s dômes, les flèches <strong>de</strong>s minarets et les boules <strong>de</strong> marbre <strong>de</strong>s belvédères découpaient<br />
vigoureusement leurs <strong>de</strong>ntelures, à travers les ténèbres, sur le bleu intense du ciel. Mais<br />
tu ne voulus pas te reposer en cet endroit, quoique nous fussions accablés <strong>de</strong> fatigue. Nous longeâmes<br />
le bas <strong>de</strong>s fortifications externes, comme <strong>de</strong>s chacals nocturnes; nous évitâmes la rencontre <strong>de</strong>s<br />
sentinelles aux aguets; et nous parvînmes à nous éloigner, par la porte opposée, <strong>de</strong> cette réunion<br />
solennelle d’animaux raisonnables, civilisés comme les castors. Le vol <strong>de</strong> la fulgore porte-lanterne,<br />
le craquement <strong>de</strong>s herbes sèches, les hurlements intermittents <strong>de</strong> quelque loup lointain accompagnaient<br />
l’obscurité <strong>de</strong> notre marche incertaine, à travers la campagne. Quels étaient donc tes vala-
les motifs pour fuir les ruches humaines? Je me posais cette question avec un certain trouble; mes<br />
jambes d’ailleurs commençaient à me refuser un service trop longtemps prolongé. Nous atteignîmes<br />
enfin la lisière d’un bois épais, dont les arbres étaient entrelacés entre eux par un fouillis <strong>de</strong> hautes<br />
lianes inextricables, <strong>de</strong> plantes parasites, et <strong>de</strong> cactus à épines monstrueuses. Tu t’arrêtas <strong>de</strong>vant un<br />
bouleau. Tu me dis <strong>de</strong> m’agenouiller pour me préparer à mourir; tu m’accordais un quart d’heure<br />
pour sortir <strong>de</strong> cette terre. Quelques regards furtifs, pendant notre longue course, jetés à la dérobée<br />
sur moi, quand je ne t’observais pas, certains gestes dont j’avais remarqué l’irrégularité <strong>de</strong> mesure<br />
et <strong>de</strong> mouvement se présentèrent aussitôt à ma mémoire, comme les pages ouvertes d’un livre. Mes<br />
soupçons étaient confirmés. Trop faible pour lutter contre toi, tu me renversas à terre, comme<br />
l’ouragan abat la feuille du tremble. Un <strong>de</strong> tes genoux sur ma poitrine, et l’autre appuyé sur l’herbe<br />
humi<strong>de</strong>, tandis qu’une <strong>de</strong> tes mains arrêtait la binarité <strong>de</strong> mes bras dans son étau, je vis l’autre sortir<br />
un couteau, <strong>de</strong> la gaine appendue à ta ceinture. Ma résistance était presque nulle, et je fermai les<br />
yeux: les trépignements d’un troupeau <strong>de</strong> boeufs s’entendirent à quelque distance, apportés par le<br />
vent. Il s’avançait comme une locomotive, harcelé par le bâton d’un pâtre et les mâchoires d’un<br />
chien. Il n’y avait pas <strong>de</strong> temps à perdre, et c’est ce que tu compris; craignant <strong>de</strong> ne pas parvenir à<br />
tes fins, car l’approche d’un secours inespéré avait doublé ma puissance musculaire, et t’apercevant<br />
que tu ne pouvais rendre immobile qu’un <strong>de</strong> mes bras à la fois, tu te contentas, par un rapi<strong>de</strong> mouvement<br />
imprimé à la lame d’acier, <strong>de</strong> me couper le poignet droit. Le morceau, exactement détaché,<br />
tomba par terre. Tu pris la fuite, pendant que j’étais étourdi par la douleur. Je ne te raconterai pas<br />
comment le pâtre vint à mon secours, ni combien <strong>de</strong> temps <strong>de</strong>vint nécessaire à ma guérison. Qu’il te<br />
suffise <strong>de</strong> savoir que cette trahison, à laquelle je ne m’attendais pas, me donna l’envie <strong>de</strong> rechercher<br />
la mort. Je portai ma présence dans les combats, afin d’offrir ma poitrine aux coups. J’acquis <strong>de</strong> la<br />
gloire dans les champs <strong>de</strong> bataille; mon nom était <strong>de</strong>venu redoutable même aux plus intrépi<strong>de</strong>s, tant<br />
mon artificielle main <strong>de</strong> fer répandait le carnage et la <strong>de</strong>struction dans les rangs ennemis. Cependant,<br />
un jour que les obus tonnaient beaucoup plus fort qu’à l’ordinaire, et que les escadrons, enlevés<br />
<strong>de</strong> leur base, tourbillonnaient, comme <strong>de</strong>s pailles, sous l’influence du cyclone <strong>de</strong> la mort, un<br />
cavalier, à la démarche hardie, s’avança <strong>de</strong>vant moi, pour me disputer la palme <strong>de</strong> la victoire. <strong>Les</strong><br />
<strong>de</strong>ux armées s’arrêtèrent, immobiles, pour nous contempler en silence. Nous combattîmes longtemps,<br />
criblés <strong>de</strong> blessures, et les casques brisés. D’un commun accord, nous cessâmes la lutte, afin<br />
<strong>de</strong> nous reposer, et la reprendre ensuite avec plus d’énergie. Plein d’admiration pour son adversaire,<br />
chacun lève sa propre visière: “Elsseneur!...” “Réginald!...”, telles furent les simples paroles que<br />
nos gorges haletantes prononcèrent en même temps. Ce <strong>de</strong>rnier, tombé dans le désespoir d’une tristesse<br />
inconsolable, avait pris, comme moi, la carrière <strong>de</strong>s armes, et les balles l’avaient épargné.<br />
Dans quelles circonstances nous nous retrouvions! Mais ton nom ne fut pas prononcé! Lui et moi,<br />
nous nous jurâmes une amitié éternelle; mais, certes, différente <strong>de</strong>s <strong>de</strong>ux premières dans lesquelles<br />
tu avais été le principal acteur! Un archange, <strong>de</strong>scendu du ciel et messager du Seigneur, nous ordonna<br />
<strong>de</strong> nous changer en une araignée unique, et <strong>de</strong> venir chaque nuit te sucer la gorge, jusqu’à ce<br />
qu’un comman<strong>de</strong>ment venu d’en haut arrête le cours du châtiment. Pendant près <strong>de</strong> dix ans, nous<br />
avons hanté ta couche. Dès aujourd’hui, tu es délivré <strong>de</strong> notre persécution. La promesse vague dont<br />
tu parlais, ce n’est pas à nous que tu la fis, mais bien à l’Être qui est plus fort que toi: tu comprenais<br />
toi-même qu’il valait mieux se soumettre à ce décret irrévocable. Réveille-toi, <strong>Maldoror</strong>! Le charme<br />
magnétique qui a pesé sur ton système cérébro-spinal, pendant les nuits <strong>de</strong> <strong>de</strong>ux lustres, s’évapore.”<br />
Il se réveille comme il lui a été ordonné, et voit <strong>de</strong>ux formes célestes disparaître dans les airs, les<br />
bras entrelacés. Il n’essaie pas <strong>de</strong> se rendormir. Il sort lentement, l’un après l’autre, ses membres<br />
hors <strong>de</strong> sa couche. Il va réchauffer sa peau glacée aux tisons rallumés <strong>de</strong> la cheminée gothique. Sa<br />
chemise seule recouvre son corps. Il cherche <strong>de</strong>s yeux la carafe <strong>de</strong> cristal afin d’humecter son palais<br />
<strong>de</strong>sséché. Il ouvre les contrevents <strong>de</strong> la fenêtre. Il s’appuie sur le rebord. Il contemple la lune qui<br />
verse, sur sa poitrine, un cône <strong>de</strong> rayons extatiques, où palpitent, comme <strong>de</strong>s phalènes, <strong>de</strong>s atomes<br />
d’argent d’une douceur ineffable. Il attend que le crépuscule du matin vienne apporter, par le changement<br />
<strong>de</strong> décors, un dérisoire soulagement à son coeur bouleversé.
Fin du cinquième chant<br />
Chant sixième<br />
Vous dont le calme enviable ne peut pas faire plus que d’embellir le faciès, ne croyez pas<br />
qu’il s’agisse encore <strong>de</strong> pousser, dans <strong>de</strong>s strophes <strong>de</strong> quatorze ou quinze lignes, ainsi qu’un élève<br />
<strong>de</strong> quatrième, <strong>de</strong>s exclamations qui passeront pour inopportunes, et <strong>de</strong>s gloussements sonores <strong>de</strong><br />
poule cochinchinoise, aussi grotesques qu’on serait capable <strong>de</strong> l’imaginer, pour peu qu’on s’en donnât<br />
la peine; mais il est préférable <strong>de</strong> prouver par <strong>de</strong>s faits les propositions que l’on avance. Prétendriez-vous<br />
donc que, parce que j’aurais insulté, comme en me jouant, l’homme, le Créateur et moimême,<br />
dans mes explicables hyperboles, ma mission fût complète? Non: la partie la plus importante<br />
<strong>de</strong> mon travail n’en subsiste pas moins, comme tâche qui reste à faire. Désormais, les ficelles du<br />
roman remueront les trois personnages nommés plus haut: il leur sera ainsi communiqué une puissance<br />
moins abstraite. Leur vitalité se répandra magnifiquement dans le torrent <strong>de</strong> leur appareil circulatoire,<br />
et vous verrez comme vous serez étonné vous-même <strong>de</strong> rencontrer, là où vous n’aviez cru<br />
voir que <strong>de</strong>s entités vagues appartenant au domaine <strong>de</strong> la spéculation pure, d’une part, l’organisme<br />
corporel avec ses ramifications <strong>de</strong> nerfs et ses membranes muqueuses, <strong>de</strong> l’autre, le principe spirituel<br />
qui prési<strong>de</strong> aux fonctions psychologiques <strong>de</strong> la chair. Ce sont <strong>de</strong>s êtres doués d’une énergique<br />
vie qui, les bras croisés et la poitrine en arrêt, poseront prosaïquement (mais je suis certain que<br />
l’effet sera très poétique) <strong>de</strong>vant votre visage, placés seulement à quelques pas <strong>de</strong> vous, <strong>de</strong> manière<br />
que les rayons solaires, frappant d’abord les tuiles <strong>de</strong>s toits et le couvercle <strong>de</strong>s cheminées, viendront<br />
ensuite se refléter visiblement sur leurs cheveux terrestres et matériels. Mais, ce ne seront plus <strong>de</strong>s<br />
anathèmes, possesseurs <strong>de</strong> la spécialité <strong>de</strong> provoquer le rire; <strong>de</strong>s personnalités fictives qui auraient<br />
bien fait <strong>de</strong> rester dans la cervelle <strong>de</strong> l’auteur; ou <strong>de</strong>s cauchemars placés trop au-<strong>de</strong>ssus <strong>de</strong><br />
l’existence ordinaire. Remarquez que, par cela même, ma poésie n’en sera que plus belle. Vous toucherez<br />
avec vos mains <strong>de</strong>s branches ascendantes d’aorte et <strong>de</strong>s capsules surrénales; et puis <strong>de</strong>s sentiments!<br />
<strong>Les</strong> cinq premiers récits n’ont pas été inutiles; ils étaient le frontispice <strong>de</strong> mon ouvrage, le<br />
fon<strong>de</strong>ment <strong>de</strong> la construction, l’explication préalable <strong>de</strong> ma poétique future: et je <strong>de</strong>vais à moimême,<br />
avant <strong>de</strong> boucler ma valise et me mettre en marche pour les contrées <strong>de</strong> l’imagination,<br />
d’avertir les sincères amateurs <strong>de</strong> la littérature, par l’ébauche rapi<strong>de</strong> d’une généralisation claire et<br />
précise, du but que j’avais résolu <strong>de</strong> poursuivre. En conséquence, mon opinion est que, maintenant,<br />
la partie synthétique <strong>de</strong> mon oeuvre est complète et suffisamment paraphrasée. C’est par elle que<br />
vous avez appris que je me suis proposé d’attaquer l’homme et Celui qui le créa. Pour le moment et<br />
pour plus tard, vous n’avez pas besoin d’en savoir davantage! Des considérations nouvelles me paraissent<br />
superflues, car elles ne feraient que répéter, sous une autre forme, plus ample, il est vrai,<br />
mais i<strong>de</strong>ntique, l’énoncé <strong>de</strong> la thèse dont la fin <strong>de</strong> ce jour verra le premier développement. Il résulte,<br />
<strong>de</strong>s observations qui précè<strong>de</strong>nt, que mon intention est d’entreprendre, désormais, la partie analytique;<br />
cela est si vrai qu’il n’y a que quelques minutes seulement, que j’exprimai le voeu ar<strong>de</strong>nt que<br />
vous fussiez emprisonné dans les glan<strong>de</strong>s sudoripares <strong>de</strong> ma peau, pour vérifier la loyauté <strong>de</strong> ce que<br />
j’affirme, en connaissance <strong>de</strong> cause. Il faut, je le sais, étayer d’un grand nombre <strong>de</strong> preuves<br />
l’argumentation qui se trouve comprise dans mon théorème; eh bien, ces preuves existent, et vous<br />
savez que je n’attaque personne, sans avoir <strong>de</strong> motifs sérieux! Je ris à gorge déployée, quand je<br />
songe que vous me reprochez <strong>de</strong> répandre d’amères accusations contre l’humanité, dont je suis un<br />
<strong>de</strong>s membres (cette seule remarque me donnerait raison!) et contre la Provi<strong>de</strong>nce: je ne rétracterai<br />
pas mes paroles; mais, racontant ce que ce que j’aurai vu, il ne me sera pas difficile, sans autre ambition<br />
que la vérité, <strong>de</strong> les justifier. Aujourd’hui, je vais fabriquer un petit roman <strong>de</strong> trente pages;<br />
cette mesure dans la suite restera à peu près stationnaire. Espérant voir promptement, un jour ou<br />
l’autre, la consécration <strong>de</strong> mes théories acceptée par telle ou telle forme littéraire, je crois avoir enfin<br />
trouvé, après quelques tâtonnements, ma formule définitive. C’est la meilleur: puisque c’est le
oman! Cette préface hybri<strong>de</strong> a été exposée d’une manière qui ne paraîtra peut-être pas assez naturelle,<br />
en ce sens qu’elle surprend, pour ainsi dire, le lecteur, qui ne voit pas très bien où l’on veut<br />
d’abord le conduire; mais, ce sentiment <strong>de</strong> remarquable stupéfaction, auquel on doit généralement<br />
chercher à soustraire ceux qui passent leur temps à lire <strong>de</strong>s livres ou <strong>de</strong>s brochures, j’ai fait tous<br />
mes efforts pour le produire. En effet, il m’était impossible <strong>de</strong> faire moins, malgré ma bonne volonté:<br />
ce n’est que plus tard, lorsque quelques romans auront paru, que vous comprendrez mieux la<br />
préface du renégat, à la figure fuligineuse.<br />
*<br />
Avant d’entrer en matière, je trouve stupi<strong>de</strong> qu’il soit nécessaire (je pense que chacun ne<br />
sera pas <strong>de</strong> mon avis, si je me trompe) que je place à côté <strong>de</strong> moi un encrier ouvert, et quelques<br />
feuillets <strong>de</strong> papier non mâché. De cette manière, il me sera possible <strong>de</strong> commencer, avec amour, par<br />
ce sixième chant, la série <strong>de</strong>s poèmes instructifs qu’il me tar<strong>de</strong> <strong>de</strong> produire. Dramatiques épiso<strong>de</strong>s<br />
d’une implacable utilité! Notre héros s’aperçut qu’en fréquentant les cavernes et prenant pour refuge<br />
les endroits inaccessibles, il transgressait les règles <strong>de</strong> la logique et commettait un cercle vicieux.<br />
Car, si d’un côté il favorisait ainsi sa répugnance pour les hommes, par le dédommagement<br />
<strong>de</strong> la solitu<strong>de</strong> et <strong>de</strong> l’éloignement, et circonscrivait passivement son horizon borné, parmi <strong>de</strong>s arbustes<br />
rabougris, <strong>de</strong>s ronces et <strong>de</strong>s lambrusques, <strong>de</strong> l’autre, son activité ne trouvait plus aucun aliment<br />
pour nourrir le minotaure <strong>de</strong> ses instincts pervers. En conséquence, il résolut <strong>de</strong> se rapprocher <strong>de</strong>s<br />
agglomérations humaines, persuadé que parmi tant <strong>de</strong> victimes toutes préparées, ses passions diverses<br />
trouveraient amplement <strong>de</strong> quoi se satisfaire. Il savait que la police, ce bouclier <strong>de</strong> la civilisation,<br />
le recherchait avec persévérance, <strong>de</strong>puis nombre d’années, et qu’une véritable armée d’agents<br />
et d’espions était continuellement à ses trousses. Sans, cependant, parvenir à le rencontrer. Tant son<br />
habileté renversante déroutait, avec un suprême chic, les ruses les plus indiscutables au point <strong>de</strong> vue<br />
<strong>de</strong> leur succès, et l’ordonnance <strong>de</strong> la plus savante méditation. Il avait une faculté spéciale pour<br />
prendre <strong>de</strong>s formes méconnaissables aux yeux exercés. Déguisements supérieurs, si je parle en artiste!<br />
Accoutrements d’un effet réellement médiocre, quand je songe à la morale. Par ce point, il<br />
touchait presque au génie. N’avez-vous pas remarqué la gracilité d’un joli grillon, aux mouvements<br />
alertes, dans les égouts <strong>de</strong> Paris? Il n’y a que celui-là: c’était <strong>Maldoror</strong>! Magnétisant les florissantes<br />
capitales, avec un flui<strong>de</strong> pernicieux, il les amène dans un état léthargique où elles sont incapables<br />
<strong>de</strong> se surveiller comme il le faudrait. État d’autant plus dangereux qu’il n’est pas soupçonné. Aujourd’hui<br />
il est à Madrid; <strong>de</strong>main il sera à Saint-Pétersbourg; hier il se trouvait à Pékin. Mais, affirmer<br />
exactement l’endroit actuel que remplissent <strong>de</strong> terreur les exploits <strong>de</strong> ce poétique Rocambole,<br />
est un travail au <strong>de</strong>ssus <strong>de</strong>s forces possibles <strong>de</strong> mon épaisse ratiocination. Ce bandit est, peut-être, à<br />
sept cents lieues <strong>de</strong> ce pays; peut-être, il est à quelques pas <strong>de</strong> vous. Il n’est pas facile <strong>de</strong> faire périr<br />
entièrement les hommes, et les lois sont là; mais, on peut, avec <strong>de</strong> la patience, exterminer, une par<br />
une, les fourmis humanitaires. Or, <strong>de</strong>puis les jours <strong>de</strong> ma naissance, où je vivais avec les premiers<br />
aïeuls <strong>de</strong> notre race, encore inexpérimenté dans la tension <strong>de</strong> mes embûches; <strong>de</strong>puis les temps reculés,<br />
placés, au-<strong>de</strong>là <strong>de</strong> l’histoire, où, dans <strong>de</strong> subtiles métamorphoses, je ravageais, à diverses époques,<br />
les contrées du globe par les conquêtes et le carnage, et répandais la guerre civile au milieu<br />
<strong>de</strong>s citoyens, n’ai-je pas déjà écrasé sous mes talons, membre par membre ou collectivement, <strong>de</strong>s<br />
générations entières, dont il ne serait pas difficile <strong>de</strong> concevoir le chiffre innombrable? Le passé<br />
radieux a fait <strong>de</strong> brillantes promesses à l’avenir: il les tiendra. Pour le ratissage <strong>de</strong> mes phrases,<br />
j’emploierai forcément la métho<strong>de</strong> naturelle, en rétrogradant jusque chez les sauvages, afin qu’ils<br />
me donnent <strong>de</strong>s leçons. Gentlemen simples et majestueux, leur bouche gracieuse ennoblit tout ce<br />
qui découle <strong>de</strong> leurs lèvres tatouées. Je viens <strong>de</strong> prouver que rien n’est risible dans cette planète.<br />
Planète cocasse, mais superbe. M’emparant d’un style que quelques-uns trouveront naïf (quand il<br />
est si profond), je le ferai servir à interpréter <strong>de</strong>s idées qui, malheureusement, ne paraîtront peut-être<br />
pas grandioses! Par cela même, me dépouillant <strong>de</strong>s allures légères et sceptiques <strong>de</strong> l’ordinaire<br />
conversation, et, assez pru<strong>de</strong>nt pour ne pas me poser... je ne sais plus ce que j’avais l’intention <strong>de</strong><br />
dire, car, je ne me rappelle pas le commencement <strong>de</strong> la phrase. Mais, sachez que la poésie se trouve
partout où n’est pas le sourire, stupi<strong>de</strong>ment railleur, <strong>de</strong> l’homme, à la figure <strong>de</strong> canard. Je vais<br />
d’abord me moucher, parce que j’en ai besoin; et ensuite, puissamment aidé par ma main, je reprendrai<br />
le porte-plume que mes doigts avaient laissé tomber. Comment le pont du Carrousel put-il gar<strong>de</strong>r<br />
sa neutralité, lorsqu’il entendit les cris déchirants que semblait pousser le sac!<br />
I<br />
<strong>Les</strong> magasins <strong>de</strong> la rue Vivienne étalent leurs richesses aux yeux émerveillés. Éclairés par<br />
<strong>de</strong> nombreux becs <strong>de</strong> gaz, les coffrets d’acajou et les montres en or répan<strong>de</strong>nt à travers les vitrines<br />
<strong>de</strong>s gerbes <strong>de</strong> lumière éblouissantes. Huit heures ont sonné à l’horloge <strong>de</strong> la Bourse: ce n’est pas<br />
tard! À peine le <strong>de</strong>rnier coup <strong>de</strong> marteau s’est-il fait entendre, que la rue, dont le nom a été cité, se<br />
met à trembler, et secoue ses fon<strong>de</strong>ments <strong>de</strong>puis la place Royale jusqu’au boulevard Montmartre.<br />
<strong>Les</strong> promeneurs hâtent le pas, et se retirent pensifs dans leurs maisons. Une femme s’évanouit et<br />
tombe sur l’asphalte. Personne ne la relève: il tar<strong>de</strong> à chacun <strong>de</strong> s’éloigner <strong>de</strong> ce parage. <strong>Les</strong> volets<br />
se referment avec impétuosité, et les habitants s’enfoncent dans leurs couvertures. On dirait que la<br />
peste asiatique a révélé sa présence. Ainsi, pendant que la plus gran<strong>de</strong> partie <strong>de</strong> la ville se prépare à<br />
nager dans les réjouissances <strong>de</strong>s fêtes nocturnes, la rue Vivienne se trouve subitement glacée par<br />
une sorte <strong>de</strong> pétrification. Comme un coeur qui cesse d’aimer, elle a vu sa vie éteinte. Mais, bientôt,<br />
la nouvelle du phénomène se répand dans les autres couches <strong>de</strong> la population, et un silence morne<br />
plane sur l’auguste capitale. Où sont-ils passés, les becs <strong>de</strong> gaz? Que sont-elles <strong>de</strong>venues, les ven<strong>de</strong>uses<br />
d’amour? Rien... la solitu<strong>de</strong> et l’obscurité! Une chouette, volant dans une direction rectiligne,<br />
et dont la patte est cassée, passe au-<strong>de</strong>ssus <strong>de</strong> la Ma<strong>de</strong>leine, et prend son essor vers la barrière<br />
du Trône, en s’écriant: “Un malheur se prépare.” Or, dans cet endroit que ma plume (ce véritable<br />
ami qui me sert <strong>de</strong> compère) vient <strong>de</strong> rendre mystérieux, si vous regar<strong>de</strong>z du côté par où la rue Colbert<br />
s’engage dans la rue Vivienne, vous verrez, à l’angle formé par le croisement <strong>de</strong> ces <strong>de</strong>ux<br />
voies, un personnage montrer sa silhouette, et diriger sa marche légère vers les boulevards. Mais, si<br />
l’on s’approche davantage, <strong>de</strong> manière à ne pas amener sur soi-même l’attention <strong>de</strong> ce passant, on<br />
s’aperçoit, avec un agréable étonnement, qu’il est jeune! De loin on l’aurait pris en effet pour un<br />
homme mûr. La somme <strong>de</strong>s jours ne compte plus, quand il s’agit d’apprécier la capacité intellectuelle<br />
d’une figure sérieuse. Je me connais à lire l’âge dans les lignes physiognomoniques du front:<br />
il a seize ans et quatre mois! Il est beau comme la rétractabilité <strong>de</strong>s serres <strong>de</strong>s oiseaux rapaces; ou<br />
encore, comme l’incertitu<strong>de</strong> <strong>de</strong>s mouvements musculaires dans les plaies <strong>de</strong>s parties molles <strong>de</strong> la<br />
région cervicale postérieure; ou plutôt, comme ce piège à rats perpétuel, toujours retendu par<br />
l’animal pris, qui peut prendre seul <strong>de</strong>s rongeurs indéfiniment, et fonctionner même caché sous la<br />
paille; et surtout, comme la rencontre fortuite sur une table <strong>de</strong> dissection d’une machine à coudre et<br />
d’un parapluie! Mervyn, ce fils <strong>de</strong> la blon<strong>de</strong> Angleterre, vient <strong>de</strong> prendre chez son professeur une<br />
leçon d’escrime, et, enveloppé dans son tartan écossais, il retourne chez ses parents. C’est huit heures<br />
et <strong>de</strong>mie, et il espère arriver chez lui à neuf heures: <strong>de</strong> sa part, c’est une gran<strong>de</strong> présomption que<br />
<strong>de</strong> feindre d’être certain <strong>de</strong> connaître l’avenir. Quelque obstacle imprévu ne peut-il l’embarrasser<br />
dans sa route? Et cette circonstance, serait-elle si peu fréquente, qu’il dût prendre sur lui <strong>de</strong> la<br />
considérer comme une exception? Que ne considère-t-il plutôt, comme un fait anormal, la possibilité<br />
qu’il a eue jusqu’ici <strong>de</strong> se sentir dépourvu d’inquiétu<strong>de</strong> et pour ainsi dire heureux? De quel droit<br />
en effet prétendrait-il gagner in<strong>de</strong>mne sa <strong>de</strong>meure, lorsque quelqu’un le guette et le suit par <strong>de</strong>rrière<br />
comme sa future proie? (Ce serait bien peu connaître sa profession d’écrivain à sensation, que <strong>de</strong> ne<br />
pas, au moins, mettre en avant les restrictives interrogations après lesquelles arrive immédiatement<br />
la phrase que je suis sur le point <strong>de</strong> terminer.) Vous avez reconnu le héros imaginaire qui, <strong>de</strong>puis un<br />
long temps, brise par la pression <strong>de</strong> son individualité ma malheureuse intelligence! Tantôt <strong>Maldoror</strong><br />
se rapproche <strong>de</strong> Mervyn, pour graver dans sa mémoire les traits <strong>de</strong> cet adolescent; tantôt, le corps<br />
rejeté en arrière, il recule sur lui-même comme le boomerang d’Australie, dans la <strong>de</strong>uxième pério<strong>de</strong><br />
<strong>de</strong> son trajet, ou plutôt, comme une machine infernale. Indécis sur ce qu’il doit faire. Mais, sa conscience<br />
n’éprouve aucun symptôme d’une émotion la plus embryogénique, comme à tort vous le<br />
supposeriez. Je le vis s’éloigner un instant dans une direction opposée; était-il accablé par le re-
mords? Mais, il revint sur ses pas avec un nouvel acharnement. Mervyn ne sait pas pourquoi ses<br />
artères temporales battent avec force, et il presse le pas, obsédé par une frayeur dont lui et vous<br />
cherchent vainement la cause. Il faut lui tenir compte <strong>de</strong> son application à découvrir l’énigme. Pourquoi<br />
ne se retourne-t-il pas? Il comprendrait tout. Songe-t-on jamais aux moyens les plus simples <strong>de</strong><br />
faire cesser un état alarmant. Quand un rô<strong>de</strong>ur <strong>de</strong> barrière traverse un faubourg <strong>de</strong> la banlieue, un<br />
saladier <strong>de</strong> vin blanc dans le gosier et la blouse en lambeaux, si, dans le coin d’une borne, il aperçoit<br />
un vieux chat musculeux, contemporain <strong>de</strong>s révolutions auxquelles ont assisté nos pères,<br />
contemplant mélancoliquement les rayons <strong>de</strong> la lune, qui s’abattent sur la plaine endormie, il<br />
s’avance tortueusement dans une ligne courbe, et fait un signe à un chien cagneux, qui se précipite.<br />
Le noble animal <strong>de</strong> la race féline attend son adversaire avec courage, et dispute chèrement sa vie.<br />
Demain, quelque chiffonnier achètera une peau électrisable. Que ne fuyait-il donc? C’était si facile.<br />
Mais, dans le cas qui nous préoccupe actuellement, Mervyn complique encore le danger par sa propre<br />
ignorance. Il a comme quelques lueurs, excessivement rares, il est vrai, dont je ne m’arrêterai<br />
pas à démontrer le vague qui les recouvre; cependant, il lui est impossible <strong>de</strong> <strong>de</strong>viner la réalité. Il<br />
n’est pas prophète, je ne dis pas le contraire, et il ne se reconnaît pas la faculté <strong>de</strong> l’être. Arrivé sur<br />
la gran<strong>de</strong> artère, il tourne à droite et traverse le boulevard Poissonnière et boulevard Bonne-<br />
Nouvelle. À ce point <strong>de</strong> son chemin, il s’avance dans la rue du faubourg Saint-Denis, laisse <strong>de</strong>rrière<br />
lui l’embarcadère du chemin <strong>de</strong> fer <strong>de</strong> Strasbourg, et s’arrête <strong>de</strong>vant un portail élevé, avant d’avoir<br />
atteint la superposition perpendiculaire <strong>de</strong> la rue Lafayette. Puisque vous me conseillez <strong>de</strong> terminer<br />
en cet endroit la première strophe, je veux bien, pour cette fois, obtempérer, à votre désir? Savezvous<br />
que, lorsque je songe à l’anneau <strong>de</strong> fer caché sous la pierre par la main d’un maniaque, un invincible<br />
frisson me passe par les cheveux?<br />
II<br />
Il tire le bouton <strong>de</strong> cuivre, et le portail <strong>de</strong> l’hôtel mo<strong>de</strong>rne tourne sur ses gonds. Il arpente la<br />
cour, parsemée <strong>de</strong> sable fin, et franchit les huit <strong>de</strong>grés du perron. <strong>Les</strong> <strong>de</strong>ux statues, placées à droite<br />
et à gauche comme les gardiennes <strong>de</strong> l’aristocratique villa, ne lui barrent pas le passage. Celui qui a<br />
tout renié, père, mère, Provi<strong>de</strong>nce, amour, idéal, afin <strong>de</strong> ne plus penser qu’à lui seul, s’est bien gardé<br />
<strong>de</strong> ne pas suivre les pas qui précédaient. Il l’a vu entrer dans un spacieux salon <strong>de</strong> rez-<strong>de</strong>chaussée,<br />
aux boiseries <strong>de</strong> cornaline. Le fils <strong>de</strong> famille se jette sur un sofa, et l’émotion l’empêche<br />
<strong>de</strong> parler. Sa mère, à la robe longue et traînante, s’empresse autour <strong>de</strong> lui, et l’entoure <strong>de</strong> ses bras.<br />
Ses frères, moins âgés que lui, se groupent autour du meuble, chargé d’un far<strong>de</strong>au; ils ne connaissent<br />
pas la vie d’une manière suffisante, pour se faire une idée nette <strong>de</strong> la scène qui se passe. Enfin,<br />
le père élève sa canne, et abaisse sur les assistants un regard plein d’autorité. Appuyant le poignet<br />
sur les bras du fauteuil, il s’éloigne <strong>de</strong> son siège ordinaire, et s’avance, avec inquiétu<strong>de</strong>, quoique<br />
affaibli par les ans, vers le corps immobile <strong>de</strong> son premier-né. Il parle dans une langue étrangère, et<br />
chacun l’écoute dans un recueillement respectueux: “Qui a mis le garçon dans cet état. La Tamise<br />
brumeuse charriera encore une quantité notable <strong>de</strong> limon avant que mes forces soient complètement<br />
épuisées. Des lois préservatrices n’ont pas l’air d’exister dans cette contrée inhospitalière. Il éprouverait<br />
la vigueur <strong>de</strong> mon bras, si je connaissais le coupable. Quoique j’aie pris ma retraite, dans<br />
l’éloignement <strong>de</strong>s combats maritimes, mon épée <strong>de</strong> commodore, suspendue à la muraille, n’est pas<br />
encore rouillée. D’ailleurs, il est facile d’en repasser le fil. Mervyn, tranquillise-toi; je donnerai <strong>de</strong>s<br />
ordres à mes domestiques, afin <strong>de</strong> rencontrer la trace <strong>de</strong> celui que, désormais, je chercherai, pour le<br />
faire périr <strong>de</strong> ma propre main. Femme, ôte-toi <strong>de</strong> là, et va t’accroupir dans un coin; tes yeux<br />
m’attendrissent, et tu ferais mieux <strong>de</strong> refermer le conduit <strong>de</strong> tes glan<strong>de</strong>s lacrymales. Mon fils, je<br />
t’en supplie, réveille tes sens, et reconnais ta famille; c’est ton père qui te parle...” La mère se tient<br />
à l’écart, et, pour obéir aux ordres <strong>de</strong> son maître, elle a pris un livre entre ses mains, et s’efforce <strong>de</strong><br />
<strong>de</strong>meurer tranquille, en présence du danger que court celui que sa matrice enfanta. “Enfants, allez<br />
vous amuser dans le parc, et prenez gar<strong>de</strong>, en admirant la natation <strong>de</strong>s cygnes, <strong>de</strong> ne pas tomber<br />
dans la pièce d’eau...” <strong>Les</strong> frères, les mains pendantes, restent muets; tous, la toque surmontée<br />
d’une plume arrachée à l’aile <strong>de</strong> l’engoulevent <strong>de</strong> la Caroline, avec le pantalon <strong>de</strong> velours s’arrêtant
aux genoux, et les bas <strong>de</strong> soie rouge, se prennent par la main, et se retirent du salon, ayant soin <strong>de</strong><br />
ne presser le parquet d’ébène que <strong>de</strong> la pointe <strong>de</strong>s pieds. Je suis certain qu’ils ne s’amuseront pas, et<br />
qu’ils se promèneront avec gravité dans les allées <strong>de</strong> platanes. Leur intelligence est précoce. Tant<br />
mieux pour eux. “... Soins inutiles, je te berce dans mes bras, et tu es insensible à mes supplications.<br />
Voudrais-tu relever la tête? J’embrasserai tes genoux, s’il le faut. Mais non... elle retombe inerte.” -<br />
“Mon doux maître, si tu le permets à ton esclave, je vais chercher dans mon appartement un flacon<br />
rempli d’essence <strong>de</strong> térébenthine, et dont je me sers habituellement quand la migraine envahit mes<br />
tempes, après être revenue du théâtre, ou lorsque la lecture d’une narration émouvante, consignée<br />
dans les annales britanniques <strong>de</strong> la chevaleresque histoire <strong>de</strong> nos ancêtres, jette ma pensée rêveuse<br />
dans les tourbières <strong>de</strong> l’assoupissement.” - “Femme, je ne t’avais pas donné la parole, et tu n’avais<br />
pas le droit <strong>de</strong> la prendre. Depuis notre légitime union, aucun nuage n’est venu s’interposer entre<br />
nous. Je suis content <strong>de</strong> toi, je n’ai jamais eu <strong>de</strong> reproches à te faire: et réciproquement. Va chercher<br />
dans ton appartement un flacon rempli d’essence <strong>de</strong> térébenthine. Je sais qu’il s’en trouve un dans<br />
les tiroirs <strong>de</strong> ta commo<strong>de</strong>, et tu ne viendras pas me l’apprendre. Dépêche-toi <strong>de</strong> franchir les <strong>de</strong>grés<br />
<strong>de</strong> l’escalier en spirale et reviens me trouver avec un visage content.” Mais la sensible Londonienne<br />
est à peine arrivée aux premières marches (elle ne court pas aussi promptement qu’une personne<br />
<strong>de</strong>s classes inférieures) que déjà une <strong>de</strong> ses <strong>de</strong>moiselles d’atour re<strong>de</strong>scend du premier étage, les<br />
joues empourprées <strong>de</strong> sueur, avec le flacon qui, peut-être, contient la liqueur <strong>de</strong> vie dans ses parois<br />
<strong>de</strong> cristal. La <strong>de</strong>moiselle s’incline avec grâce en présentant son offre, et la mère, avec sa démarche<br />
royale, s’est avancée vers les franges qui bor<strong>de</strong>nt le sofa, seul objet qui préoccupe sa tendresse. Le<br />
commodore, avec un geste fier, mais bienveillant, accepte le flacon <strong>de</strong>s mains <strong>de</strong> son épouse. Un<br />
foulard d’In<strong>de</strong> y est trempé, et l’on entoure la tête <strong>de</strong> Mervyn avec les méandres orbiculaires <strong>de</strong> la<br />
soie. Il respire <strong>de</strong>s sils; il remue un bras. La circulation se ranime, et l’on entend les cris joyeux<br />
d’un cacatoès <strong>de</strong>s Philippines, perché sur l’embrasure <strong>de</strong> la fenêtre. “Qui va là?... Ne m’arrêtez<br />
point... Où suis-je. Est-ce une tombe qui supporte mes membres alourdis? <strong>Les</strong> planches m’en paraissent<br />
douces... Le médaillon qui contient le portrait <strong>de</strong> ma mère, est-il encore attaché à mon<br />
cou?... Arrière, malfaiteur, à la tête échevelée. Il n’a pu m’atteindre, et j’ai laissé entre ses doigts un<br />
pan <strong>de</strong> mon pourpoint. Détachez les chaînes <strong>de</strong>s bouledogues, car, cette nuit, un voleur reconnaissable<br />
peut s’introduire chez nous avec effraction, tandis que nous serons plongés dans le sommeil.<br />
Mon père et ma mère, je vous reconnais, et je vous remercie <strong>de</strong> vos soins. Appelez mes petits frères.<br />
C’est pour eux que j’avais acheté <strong>de</strong>s pralines, et je veux les embrasser.” À ces mots, il tombe dans<br />
un profond état léthargique. Le mé<strong>de</strong>cin, qu’on a mandé en toute hâte, se frotte les mains et s’écrie:<br />
“La crise est passée. Tout va bien. Demain votre fils se réveillera dispos. Tous, allez-vous-en dans<br />
vos couches respectives, je l’ordonne, afin que je reste seul à côté du mala<strong>de</strong>, jusqu’à l’apparition<br />
<strong>de</strong> l’aurore et du chant du rossignol.” <strong>Maldoror</strong>, caché <strong>de</strong>rrière la porte, n’a perdu aucune parole.<br />
Maintenant, il connaît le caractère <strong>de</strong>s habitants <strong>de</strong> l’hôtel, et agira en conséquence. Il sait où <strong>de</strong>meure<br />
Mervyn, et ne désire pas en svoir davantage. Il a inscrit dans un calepin le nom <strong>de</strong> la rue et le<br />
numéro du bâtiment. C’est le principal. Il est sûr <strong>de</strong> ne pas les oublier. Il s’avance, comme une<br />
hyène, sans être vu, et longe les côtés <strong>de</strong> la cour. Il escala<strong>de</strong> la grille avec agilité, et s’embarrasse un<br />
instant sur les pointes <strong>de</strong> fer; d’un bond, il est sur la chaussée. Il s’éloigne à pas <strong>de</strong> loup: “Il me prenait<br />
pour un malfaiteur, s’écrie-t-il: lui, c’est un imbécile. Je voudrais trouver un homme exempt <strong>de</strong><br />
l’accusation que le mala<strong>de</strong> a portée contre moi. Je ne lui ai pas enlevé un pan <strong>de</strong> son pourpoint,<br />
comme il l’a dit. Simple hallucination hypnagogique causée par la frayeur. Mon intention n’était<br />
pas aujourd’hui <strong>de</strong> m’emparer <strong>de</strong> lui; car j’ai d’autres projets ultérieurs sur cet adolescent timi<strong>de</strong>.”<br />
Dirigez-vous du côté où se trouve le lac <strong>de</strong>s cygnes; et, je vous dirai plus tard pourquoi il s’en<br />
trouve un <strong>de</strong> complètement noir parmi la troupe, et dont le corps, supportant une enclume, surmontée<br />
du cadavre en putréfaction d’un crabe tourteau, inspire à bon droit <strong>de</strong> la méfiance à ses autres<br />
aquatiques camara<strong>de</strong>s.<br />
III
Mervyn est dans sa chambre; il a reçu une missive. Qui donc lui a écrit une lettre? Son trouble<br />
l’a empêché <strong>de</strong> remercier l’agent postal. L’enveloppe a les bordures noires, et les mots sont tracés<br />
d’une écriture hâtive. Ira-t-il porter cette lettre à son père? Et si le signataire le lui défend expressément?<br />
Plein d’angoisse, il ouvre sa fenêtre pour respirer les senteurs <strong>de</strong> l’atmosphère; les<br />
rayons du soleil reflètent leurs prismatiques irradiations sur les glaces <strong>de</strong> Venise et les ri<strong>de</strong>aux <strong>de</strong><br />
Damas. Il jette la missive <strong>de</strong> côté, parmi les livres à tranche dorée et les albums à couverture <strong>de</strong><br />
nacre, parsemés sur le cuir repoussé qui recouvre la surface <strong>de</strong> son pupitre d’écolier. Il ouvre son<br />
piano, et fait courir ses doigts effilés sur les touches d’ivoire. <strong>Les</strong> cor<strong>de</strong>s <strong>de</strong> laiton ne résonnèrent<br />
point. Ce avertissement indirect l’engage à reprendre le papier vélin: mais celui-ci recula, comme<br />
s’il avait été offensé <strong>de</strong> l’hésitation du <strong>de</strong>stinataire. Prise à ce piège, la curiosité <strong>de</strong> Mervyn<br />
s’accroît et il ouvre le morceau <strong>de</strong> chiffon préparé. Il n’avait vu jusqu’à ce moment que sa propre<br />
écriture: “Jeune homme, je m’intéresse à vous; je veux faire votre bonheur. Je vous prendrai pour<br />
compagnon, et nous accomplirons <strong>de</strong> longues pérégrinations dans les îles <strong>de</strong> l’Océanie. Mervyn, tu<br />
sais que je t’aime, et je n’ai pas besoin <strong>de</strong> te le prouver. Tu m’accor<strong>de</strong>ras ton amitié, j’en suis persuadé.<br />
Quand tu me connaîtras davantage, tu ne te repentiras pas <strong>de</strong> la confiance que tu m’auras<br />
témoignée. Je te préserverai <strong>de</strong>s périls que courra ton inexpérience. Je serai pour toi un frère, et les<br />
bons conseils ne te manqueront pas. Pour <strong>de</strong> plus longues explications, trouve-toi, après-<strong>de</strong>main<br />
matin, à cinq heures, sur le pont du Carrousel. Si je ne suis pas arrivé, attends-moi; mais, j’espère<br />
être rendu à l’heure juste. Toi, fais <strong>de</strong> même. Un Anglais n’abandonnera pas facilement l’occasion<br />
<strong>de</strong> voir clair dans ses affaires. Jeune homme, je te salue, et à bientôt. Ne montre cette lettre à personne.”<br />
- Trois étoiles au lieu d’une signature, s'écrie Mervyn; et une tache <strong>de</strong> sang au bas <strong>de</strong> la<br />
page!” Des larmes abondantes coulent sur les curieuses phrases que ses yeux ont dévorées, et qui<br />
ouvrent à son esprit le champ illimité <strong>de</strong>s horizons incertains et nouveaux. Il lui semble (ce n’est<br />
que <strong>de</strong>puis la lecture qu’il vient <strong>de</strong> terminer) que son père est un peu sévère et sa mère trop majestueuse.<br />
Il possè<strong>de</strong> <strong>de</strong>s raisons qui ne sont pas parvenues à ma connaissance et que, par conséquent,<br />
je ne pourrais vous transmettre, pour insinuer que ses frères ne lui conviennent pas non plus. Il cache<br />
cette lettre dans sa poitrine. Ses professeurs ont observé que ce jour-là il n’a pas ressemblé à<br />
lui-même; ses yeux se sont assombris démesurément, et le voile <strong>de</strong> la réflexion excessive s’est<br />
abaissé sur la région pré-orbitaire. Chaque professeur a rougi, <strong>de</strong> crainte <strong>de</strong> ne pas se trouver à la<br />
hauteur intellectuelle <strong>de</strong> son élève, et, cependant, celui-ci, pour la première fois, a négligé ses <strong>de</strong>voirs<br />
et n’a pas travaillé. Le soir, la famille s’est réunie dans la salle à manger, décorée <strong>de</strong> portraits<br />
antiques. Mervyn admire les plats chargés <strong>de</strong> vian<strong>de</strong>s succulentes et les fruits odoriférants, mais, il<br />
ne mange pas; les polychromes ruissellements <strong>de</strong>s vins du Rhin et le rubis mousseux du champagne<br />
s’enchâssent dans les étroites et hautes coupes <strong>de</strong> pierre <strong>de</strong> Bohême, et laissent même sa vue indifférente.<br />
Il appuie son cou<strong>de</strong> sur la table, et reste absorbé dans ses pensées comme un somnambule.<br />
Le commodore, au visage boucané par l’écume <strong>de</strong> mer, se penche à l’oreille <strong>de</strong> son épouse: “L’aîné<br />
a changé <strong>de</strong> caractère, <strong>de</strong>puis le jour <strong>de</strong> la crise; il n’était déjà que trop porté aux idées absur<strong>de</strong>s;<br />
aujourd’hui il rêvasse encore plus que <strong>de</strong> coutume. Mais enfin, je n’étais pas comme cela, moi,<br />
lorsque j’avais son âge. Fais semblant <strong>de</strong> ne t’apercevoir <strong>de</strong> rien. C’est ici qu’un remè<strong>de</strong> efficace,<br />
matériel ou moral, trouverait aisément son emploi. Mervyn, toi qui goûtes la lecture <strong>de</strong>s livres <strong>de</strong><br />
voyage et d’histoire naturelle, je vais te lire un récit qui ne te déplaira pas. Qu’on m’écoute avec<br />
attention; chacun y trouvera son profit, moi, le premier. Et vous autres, enfants, apprenez, par<br />
l’attention que vous saurez porter à mes paroles, à perfectionner le <strong>de</strong>ssin <strong>de</strong> votre style, et à vous<br />
rendre compte <strong>de</strong>s moindres intentions d’un auteur.” Comme si cette nichée d’adorables moutards<br />
aurait pu comprendre ce que c’était que la rhétorique! Il dit, et, sur un geste <strong>de</strong> sa main, un <strong>de</strong>s frères<br />
se dirige vers la bibliothèque paternelle, et en revient avec un volume sous le bras. Pendant ce<br />
temps, le couvert et l’argenterie sont enlevés, et le père prend le livre. À ce nom électrisant <strong>de</strong><br />
voyages, Mervyn a relevé la tête, et s’est efforcé <strong>de</strong> mettre un terme à ses méditation hors <strong>de</strong> propos.<br />
Le livre est ouvert vers le milieu, et la voix métallique du commodore prouve qu’il est resté<br />
capable, comme dans les jours <strong>de</strong> sa glorieuse jeunesse, <strong>de</strong> comman<strong>de</strong>r à la fureur <strong>de</strong>s hommes et<br />
<strong>de</strong>s tempêtes. Bien avant la fin <strong>de</strong> cette lecture, Mervyn est retombé sur son cou<strong>de</strong>, dans<br />
l’impossibilité <strong>de</strong> suivre plus longtemps le raisonné développement <strong>de</strong>s phrases passées à la filière
et à la saponification <strong>de</strong>s obligatoires métaphores. Le père s’écrie: “Ce n’est pas cela qui l’intéresse;<br />
lisons autre chose. Lis, femme; tu seras plus heureuse que moi, pour chasser le chagrin <strong>de</strong>s jours <strong>de</strong><br />
notre fils.” La mère ne conserve plus d’espoir; cependant, elle s’est emparée d’un autre livre, et le<br />
timbre <strong>de</strong> sa voix <strong>de</strong> soprano retentit mélodieusement aux oreilles du produit <strong>de</strong> sa conception.<br />
Mais, après quelques paroles, le découragement l’envahit, et elle cesse d’elle-même l’interprétation<br />
<strong>de</strong> l’oeuvre littéraire. Le premier-né s’écrie: “Je vais me coucher.” Il se retire, les yeux baissés avec<br />
une fixité froi<strong>de</strong>, et sans rien ajouter. Le chien se met à pousser un lugubre aboiement, car il ne<br />
trouve pas cette conduite naturelle, et le vent du <strong>de</strong>hors, s’engouffrant inégalement dans la fissure<br />
longitudinale <strong>de</strong> la fenêtre, fait vaciller la flamme, rabattue par <strong>de</strong>ux coupoles <strong>de</strong> cristal rosé, <strong>de</strong> la<br />
lampe <strong>de</strong> bronze. La mère appuie ses mains sur son front, et le père relève les yeux vers le ciel. <strong>Les</strong><br />
enfants jettent <strong>de</strong>s regards effarés sur le vieux marin. Mervyn ferme la porte <strong>de</strong> sa chambre à double<br />
tour, et sa main court rapi<strong>de</strong>ment sur le papier: “J’ai reçu votre lettre à midi, et vous me pardonnerez<br />
si je vous ai fait attendre la réponse. Je n’ai pas l’honneur <strong>de</strong> vous connaître personnellement, et<br />
je ne savais pas si je <strong>de</strong>vais vous écrire. Mais, comme l’impolitesse ne loge pas dans notre maison,<br />
j’ai résolu <strong>de</strong> prendre la plume, et <strong>de</strong> vous remercier chaleureusement <strong>de</strong> l’intérêt que vous prenez<br />
pour un inconnu. Dieu me gar<strong>de</strong> <strong>de</strong> ne pas montrer <strong>de</strong> la reconnaissance pour la sympathie dont<br />
vous me comblez. Je connais mes imperfections, et je ne m’en montre pas plus fier. Mais, s’il est<br />
convenable d’accepter l’amitié d’une personne âgée, il l’est aussi <strong>de</strong> lui faire comprendre que nos<br />
caractères ne sont pas les mêmes. En effet, vous paraissez être plus âgé que moi puisque vous<br />
m’appelez jeune homme, et cependant je conserve <strong>de</strong>s doutes sur votre âge véritable. Car, comment<br />
concilier la froi<strong>de</strong>ur <strong>de</strong> vos syllogismes avec la passion qui s’en dégage? Il est certain que je<br />
n’abandonnerai pas le lieu qui m’a vu naître, pour vous accompagner dans les contrées lointaines;<br />
ce qui ne serait possible qu’à la condition <strong>de</strong> <strong>de</strong>man<strong>de</strong>r auparavant aux auteurs <strong>de</strong> mes jours, une<br />
permission impatiemment attendue. Mais, comme vous m’avez enjoint <strong>de</strong> gar<strong>de</strong>r le secret (dans le<br />
sens cubique du mot) sur cette affaire spirituellement ténébreuse, je m’empresserai d’obéir à votre<br />
sagesse incontestable. À ce qu’il paraît, elle n’affronterait pas avec plaisir la clarté <strong>de</strong> la lumière.<br />
Puisque vous paraissez souhaiter que j’aie <strong>de</strong> la confiance en votre propre personne (voeu qui n’est<br />
pas déplacé, je me plais à le confesser), ayez la bonté, je vous prie, <strong>de</strong> témoigner, à mon égard, une<br />
confiance analogue, et <strong>de</strong> ne pas avoir la prétention <strong>de</strong> croire que je serais tellement éloigné <strong>de</strong> votre<br />
avis, qu’après <strong>de</strong>main matin, à l’heure indiquée, je ne serais pas exact au ren<strong>de</strong>z-vous. Je franchirai<br />
le mur <strong>de</strong> clôture du parc, car la grille sera fermée, et personne ne sera témoin <strong>de</strong> mon départ.<br />
À parler avec franchise, que ne ferais-je pas pour vous, dont l’inexplicable attachement a su promptement<br />
se révéler à mes yeux éblouis, surtout étonnés d’une telle preuve <strong>de</strong> bonté, à laquelle je me<br />
suis assuré que je ne me serais pas attendu. Puisque je ne vous connaissais pas. Maintenant je vous<br />
connais. N’oubliez pas la promesse que vous m’avez faite <strong>de</strong> vous promener sur le pont du Carrousel.<br />
Dans le cas que j’y passe, j’ai une certitu<strong>de</strong>, à nulle autre pareille, <strong>de</strong> vous y rencontrer et vous<br />
toucher la main, pourvu que cette innocente manifestation d’un adolescent qui, hier encore,<br />
s’inclinait <strong>de</strong>vant l’autel <strong>de</strong> la pu<strong>de</strong>ur, ne doive pas vous offenser par sa respectueuse familiarité.<br />
Or, la familiarité n’est-elle pas avouable dans le cas d’une forte et ar<strong>de</strong>nte intimité, lorsque la perdition<br />
est sérieuse et convaincue? Et quel mal y aurait-il après tout, je vous le <strong>de</strong>man<strong>de</strong> à vous-même,<br />
à ce que je vous dise adieu tout en passant, lorsque après-<strong>de</strong>main, qu’il pleuve ou non, cinq heures<br />
auront sonné? Vous apprécierez vous-même, gentleman, le tact avec lequel j’ai conçu ma lettre; car,<br />
je ne me permets pas dans une feuille volante, apte à s’égarer, <strong>de</strong> vous en dire davantage. Votre<br />
adresse au bas <strong>de</strong> la page est un rébus. Il m’a fallu près d’un quart d’heure pour la déchiffrer. Je<br />
crois que vous avez bien fait d’en tracer les mots d’une manière microscopique. Je me dispense <strong>de</strong><br />
signer et en cela je vous imite: nous vivons dans un temps trop excentrique, pour s’étonner un instant<br />
<strong>de</strong> ce qui pourrait arriver. Je serais curieux <strong>de</strong> savoir comment vous avez appris l’endroit où<br />
<strong>de</strong>meure mon immobilité glaciale, entourée d’une longue rangée <strong>de</strong> salles désertes, immon<strong>de</strong>s charniers<br />
<strong>de</strong> mes heures d’ennui. Comment dire cela? Quand je pense à vous, ma poitrine s’agite, retentissante<br />
comme l’écroulement d’un empire en déca<strong>de</strong>nce; car, l’ombre <strong>de</strong> votre amour accuse un<br />
sourire qui, peut-être, n’existe pas: elle est si vague, et remue ses écailles si tortueusement! Entre<br />
vos mains, j’abandonne mes sentiments impétueux, tables <strong>de</strong> marbre toutes neuves, et vierges en-
core d’un contact mortel. Prenons patience jusqu’aux premières lueurs du crépuscule matinal, et,<br />
dans l’attente du moment qui me jettera dans l’entrelacement hi<strong>de</strong>ux <strong>de</strong> vos bras pestiférés, je<br />
m’incline humblement à vis genoux, que je presse.” Après avoir écrit cette lettre coupable, Mervyn<br />
la porte à la poste et revient se mettre au lit. Ne comptez pas y trouver son ange gardien. La queue<br />
<strong>de</strong> poisson ne volera que pendant trois jours, c’est vrai; mais hélas, la poutre n’en sera pas moins<br />
brûlée; et une balle cylindro-conique percera la peau du rhinocéros, malgré la fille <strong>de</strong> neige et le<br />
mendiant! C’est que le fou couronné aura dit la vérité sur la fidélité <strong>de</strong>s quatorze poignards.<br />
IV<br />
Je me suis aperçu que je n’avais qu’un oeil au milieu du front! O miroirs d’argent, incrustés<br />
dans les panneaux <strong>de</strong>s vestibules, combien <strong>de</strong> services ne m’avez-vous pas rendus par votre pouvoir<br />
réflecteur! Depuis le jour où un chat angora me rongea, pendant une heure, la bosse pariétale,<br />
comme un trépan qui perfore le crâne, en s’élançant brusquement sur mon dos, parce que j’avais<br />
fait bouillir ses petits dans une cuve remplie d’alcool, je n’ai pas cessé <strong>de</strong> lancer contre moi-même<br />
la flèche <strong>de</strong>s tourments. Aujourd’hui, sous l’impression <strong>de</strong>s blessures que mon corps a reçues dans<br />
diverses circonstances, soit par la fatalité <strong>de</strong> ma naissance, soit par le fait <strong>de</strong> ma propre faute; accablé<br />
par les conséquences <strong>de</strong> ma chute morale (quelques-unes ont été accomplies; qui prévoira les<br />
autres?); spectateur impassible <strong>de</strong>s monstruosités acquises ou naturelles, qui décorent les aponévroses<br />
et l’intellect <strong>de</strong> celui qui parle, je jette un long regard <strong>de</strong> satisfaction sur la dualité qui me compose...<br />
et je me trouve beau! Beau comme le vice <strong>de</strong> conformation congénital <strong>de</strong>s organes sexuels<br />
<strong>de</strong> l’homme, consistant dans la brièveté relative du canal <strong>de</strong> l’urètre et la division ou l’absence <strong>de</strong> sa<br />
paroi inférieure, <strong>de</strong> telle sorte que ce canal s’ouvre à une distance variable du gland et au-<strong>de</strong>ssous<br />
du pénis; ou encore, comme la caroncule charnue, <strong>de</strong> forme conique, sillonnée par <strong>de</strong>s ri<strong>de</strong>s transversales<br />
assez profon<strong>de</strong>s, qui s’élève sur la base du bec supérieur du dindon; ou plutôt, comme la<br />
vérité qui suit: “Le système <strong>de</strong>s gammes, <strong>de</strong>s mo<strong>de</strong>s et <strong>de</strong> leur enchaînement harmonique ne repose<br />
pas sur <strong>de</strong>s lois naturelles invariables, mais il est, au contraire, la conséquence <strong>de</strong> principes esthétiques<br />
qui ont varié avec le développement progressif <strong>de</strong> l’humanité, et qui varieront encore;” et surtout,<br />
comme une corvette cuirassée à tourelles! Oui, je maintiens l’exactitu<strong>de</strong> <strong>de</strong> mon assertion. Je<br />
n’ai pas d’illusion présomptueuse, je m’en vante, et je ne trouverais aucun profit dans le mensonge;<br />
donc, ce que j’ai dit, vous ne <strong>de</strong>vez mettre aucune hésitation à le croire. Car, pourquoi<br />
m’inspirerais-je à moi-même <strong>de</strong> l’horreur, <strong>de</strong>vant les témoignages élogieux qui partent <strong>de</strong> ma conscience?<br />
Je n’envie rien au Créateur; mais, qu’il me laisse <strong>de</strong>scendre le fleuve <strong>de</strong> ma <strong>de</strong>stinée, à travers<br />
une série croissante <strong>de</strong> crimes glorieux. Sinon, élevant à la hauteur <strong>de</strong> son front un regard irrité<br />
<strong>de</strong> tout obstacle, je lui ferai comprendre qu’il n’est pas le seul maître <strong>de</strong> l’univers; que plusieurs<br />
phénomènes qui relèvent directement d’une connaissance plus approfondie <strong>de</strong> la nature <strong>de</strong>s choses,<br />
déposent en faveur <strong>de</strong> l’opinion contraire, et opposent un formel démenti à la viabilité <strong>de</strong> l’unité <strong>de</strong><br />
la puissance. C’est que nous sommes <strong>de</strong>ux à nous contempler les cils <strong>de</strong>s paupières, vois-tu... et tu<br />
sais que plus d’une fois a retenti, dans ma bouche sans lèvres, le clairon <strong>de</strong> la victoire. Adieu, guerrier<br />
illustre; ton courage dans le malheur inspire <strong>de</strong> l’estime à ton ennemi le plus acharné; mais<br />
<strong>Maldoror</strong> te retrouvera bientôt pour te disputer la proie qui s’appelle Mervyn. Ainsi, sera réalisée la<br />
prophétie du coq, quand il entrevit l’avenir au fond du candélabre. Plût au ciel que le crabe tourteau<br />
rejoigne à temps la caravane <strong>de</strong>s pèlerins, et leur apprenne en quelques mots la narration du chiffonnier<br />
<strong>de</strong> Clignancourt!<br />
V<br />
Sur un banc du Palais-Royal, du côté gauche et non loin <strong>de</strong> la pièce d’eau, un individu, débouchant<br />
<strong>de</strong> la rue <strong>de</strong> Rivoli, est venu s’asseoir. Il a les cheveux en désordre, et ses habits dévoilent<br />
l’action corrosive d’un dénuement prolongé. Il a creusé un trou dans le sol avec un morceau <strong>de</strong> bois<br />
pointu, et a rempli <strong>de</strong> terre le creux <strong>de</strong> sa main. Il a porté cette nourriture à sa bouche et l’a rejetée<br />
avec précipitation. Il s’est relevé, et, appliquant sa tête contre le banc, il a dirigé ses jambes vers le
haut. Mais, comme cette situation funambulesque est en <strong>de</strong>hors <strong>de</strong>s lois <strong>de</strong> la pesanteur qui régissent<br />
le centre <strong>de</strong> gravité, il est retombé lour<strong>de</strong>ment sur la planche, les bras pendants, la casquette lui<br />
cachant la moitié <strong>de</strong> la figure, et les jambes battant le gravier dans une situation d’équilibre instable,<br />
<strong>de</strong> moins en moins rassurante. Il reste longtemps dans cette position. Vers l’entrée mitoyenne du<br />
nord, à côté <strong>de</strong> la roton<strong>de</strong> qui contient une salle <strong>de</strong> café, le bras <strong>de</strong> notre héros est appuyé contre la<br />
grille. Sa vue parcourt la superficie du rectangle, <strong>de</strong> manière à ne laisser échapper aucune perspective.<br />
Ses yeux reviennent sur eux-mêmes, après l’achèvement <strong>de</strong> l’investigation, et il aperçoit, au<br />
milieu du jardin, un homme qui fait <strong>de</strong> la gymnastique titubante, avec un banc sur lequel il s’efforce<br />
<strong>de</strong> s’affermir, en accomplissant <strong>de</strong>s miracles <strong>de</strong> force et d’adresse. Mais, que peut la meilleur intention,<br />
apportée au service d’une cause juste, contre les dérèglements <strong>de</strong> l’aliénation mentale? Il s’est<br />
avancé vers le fou, l’a aidé avec bienveillance à replacer sa dignité dans une position normale, lui a<br />
tendu la main, et s’est assis à côté <strong>de</strong> lui. Il remarque que la folie n’est qu’intermittente; l’accès a<br />
disparu; son interlocuteur répond logiquement à toutes les questions. Est-il nécessaire <strong>de</strong> rapporter<br />
le sens <strong>de</strong> ses paroles? Pourquoi rouvrir, à une page quelconque, avec un empressement blasphématoire,<br />
l’in-folio <strong>de</strong>s misères humaines? Rien n’est d’un enseignement plus fécond. Quand même je<br />
n’aurais aucun événement <strong>de</strong> vrai à vous faire entendre, j’inventerais <strong>de</strong>s récits imaginaires pour les<br />
transvaser dans votre cerveau. Mais, le mala<strong>de</strong> ne l’est pas <strong>de</strong>venu pour son propre plaisir; et la<br />
sincérité <strong>de</strong> ses rapports s’allie à merveille avec la crédulité du lecteur. “Mon père était un charpentier<br />
<strong>de</strong> la rue <strong>de</strong> la Verrerie... Que la mort <strong>de</strong>s trois Marguerite retombe sur sa tête, et que le bec du<br />
canari lui ronge éternellement l’axe du bulbe oculaire! Il avait contracté l’habitu<strong>de</strong> <strong>de</strong> s’enivrer;<br />
dans ces moments-là, quand il revenait à la maison, après avoir couru les comptoirs <strong>de</strong>s cabarets, sa<br />
stupeur <strong>de</strong>venait presque incommensurable, et il frappait indistinctement les objets qui se présentaient<br />
à sa vue. Mais, bientôt, <strong>de</strong>vant les reproches <strong>de</strong> ses amis, il se corrigea complètement et <strong>de</strong>vint<br />
d’une humeur taciturne. Personne ne pouvait l’approcher, pas même notre mère. Il conservait<br />
un secret ressentiment contre l’idée du <strong>de</strong>voir qui l’empêchait <strong>de</strong> se conduire à sa guise. J’avais<br />
acheté un serin. Elles l’avaient enfermé dans une cage, au-<strong>de</strong>ssus <strong>de</strong> la porte, et les passants<br />
s’arrêtaient, chaque fois, pour écouter les chants <strong>de</strong> l’oiseau, admirer sa grâce fugitive et étudier ses<br />
formes savantes. Plus d’une fois mon père avait donné l’ordre <strong>de</strong> faire disparaître la cage et son<br />
contenu, car il se figurait que le serin se moquait <strong>de</strong> sa personne, en lui jetant le bouquet <strong>de</strong>s cavatines<br />
aériennes <strong>de</strong> son talent <strong>de</strong> vocaliste. Il alla détacher la cage du clou, et glissa <strong>de</strong> la chaise, aveuglé<br />
par la colère. Une légère excoriation au genou fut le trophée <strong>de</strong> son entreprise. Après être resté<br />
quelques secon<strong>de</strong>s à presser la partie gonflée avec un copeau, il rabaissa son pantalon, les sourcils<br />
froncés, prit mieux ses précautions, mit la cage sous son bras et se dirigea vers le fond <strong>de</strong> son atelier.<br />
Là, malgré les cris et les supplications <strong>de</strong> sa famille (nous tenions beaucoup à cet oiseau, qui<br />
était, pour nous, comme le génie <strong>de</strong> la maison) il écrasa <strong>de</strong> ses talons ferrés la boîte d’osier, pendant<br />
qu’une varlope, tournoyant autour <strong>de</strong> sa tête, tenait à distance les assistants. Le hasard fit que la<br />
bête ne mourut pas sur le coup; ce flocon <strong>de</strong> plumes vivait encore, malgré la maculation sanguine.<br />
Le charpentier s’éloigna, et referma la porte avec bruit. Ma mère et moi, nous nous efforçâmes <strong>de</strong><br />
retenir la vie <strong>de</strong> l’oiseau, prête à s’échapper; il atteignait à sa fin, et le mouvement <strong>de</strong> ses ailes ne<br />
s’offrait plus à la vue, que comme le miroir <strong>de</strong> la suprême convulsion d’agonie. Pendant ce temps,<br />
les trois Marguerite, quand elles s’aperçurent que tout espoir allait être perdu, se prirent par la main,<br />
d’un commun accord, et la chaîne vivante alla s’accroupir, après avoir repoussé à quelques pas un<br />
baril <strong>de</strong> graisse, <strong>de</strong>rrière l’escalier, à côté du chenil <strong>de</strong> notre chienne. Ma mère ne discontinuait pas<br />
sa tâche, et tenait le serin entre ses doigts, pour le réchauffer <strong>de</strong> son haleine. Moi, je courais éperdu<br />
par toutes les chambres, me cognant aux meubles et aux instruments. De temps à autre, une <strong>de</strong> mes<br />
soeurs montrait sa tête <strong>de</strong>vant le bas <strong>de</strong> l’escalier pour se renseigner avec tristesse. La chienne était<br />
sortie <strong>de</strong> son chenil, et, comme si elle avait compris l’étendue <strong>de</strong> notre perte, elle léchait avec la<br />
langue <strong>de</strong> la stérile consolation la robe <strong>de</strong>s trois Marguerite. Le serin n’avait plus que quelques instants<br />
à vivre. Une <strong>de</strong> mes soeurs, à son tour (c’était la plus jeune) présenta sa tête dans la pénombre<br />
formée par la raréfaction <strong>de</strong> lumière. Elle vit ma mère pâlir, et l’oiseau, après avoir, pendant un<br />
éclair, relevé le cou, par la <strong>de</strong>rnière manifestation <strong>de</strong> son système nerveux, retomber entre ses<br />
doigts, inerte à jamais. Elle annonça la nouvelle à ses soeurs. Elles ne firent entendre le bruissement
d’aucune plainte, d’aucun murmure. Le silence régnait dans l’atelier. L’on ne distinguait que le<br />
craquement saccadé <strong>de</strong>s fragments <strong>de</strong> la cage qui, en vertu <strong>de</strong> l’élasticité du bois, reprenaient en<br />
partie la position primordiale <strong>de</strong> leur construction. <strong>Les</strong> trois Marguerite ne laissaient écouler aucune<br />
larme, et leur visage ne perdait point sa fraîcheur pourprée; non... elles restaient seulement immobiles.<br />
Elles se traînèrent jusqu’à l’intérieur du chenil, et s’étendirent sur la paille, l’une à côté <strong>de</strong><br />
l’autre; pendant que la chienne, témoin passif <strong>de</strong> leur manoeuvre, les regardait faire avec étonnement.<br />
À plusieurs reprises, ma mère les appela; elles ne rendirent le son d’aucune réponse. Fatiguées<br />
par les émotions précé<strong>de</strong>ntes, elles dormaient, probablement! Elle fouilla tous les coins <strong>de</strong> la<br />
maison sans les apercevoir. Elle suivit la chienne, qui la tirait par la robe, vers le chenil. Cette<br />
femme s’abaissa et se plaça sa tête à l’entrée Le spectacle dont elle eut la possibilité d’être témoin,<br />
mises à part les exagérations malsaines <strong>de</strong> la peur maternelle, ne pouvait être que navrant, d’après<br />
les calculs <strong>de</strong> mon esprit. J’allumai une chan<strong>de</strong>lle et la lui présentai; <strong>de</strong> cette manière, aucun détail<br />
ne lui échappa. Elle ramena sa tête, couverte <strong>de</strong> brins <strong>de</strong> paille, <strong>de</strong> la tombe prématurée, et me dit:<br />
“<strong>Les</strong> trois Marguerite sont mortes.” Comme nous ne pouvions les sortir <strong>de</strong> cet endroit, car, retenez<br />
bien ceci, elles étaient étroitement entrelacées ensemble, j’allai chercher dans l’atelier un marteau,<br />
pour briser la <strong>de</strong>meure canine. Je me mis, sur le champ, à l’oeuvre <strong>de</strong> démolition, et les passants<br />
purent croire, pour peu qu’ils eussent <strong>de</strong> l’imagination, que le travail ne chômait pas chez nous. Ma<br />
mère impatientée <strong>de</strong> ces retards, qui, cependant, étaient indispensables, brisait ses ongles contre les<br />
planches. Enfin, l’opération <strong>de</strong> la délivrance négative se termina; le chenil fendu s’entr’ouvrit <strong>de</strong><br />
tous les côtés; et nous retirâmes, <strong>de</strong>s décombres, l’une après l’autre, après les avoir séparées difficilement,<br />
les filles du charpentier. Ma mère quitta le pays. Je n’ai plus revu mon père. Quand à moi,<br />
l’on dit que je suis fou, et j’implore la charité publique. Ce que je sais, c’est que le canari ne chante<br />
plus.” L’auditeur approuve dans son intérieur ce nouvel exemple apporté à l’appui <strong>de</strong> ses dégoûtantes<br />
théories. Comme si, à cause d’un homme, jadis pris <strong>de</strong> vin, l’on était en droit d’accuser l’entière<br />
humanité. Telle est du moins la réflexion paradoxale qu’il cherche à introduire dans son esprit; mais<br />
elle ne peut en chasser les enseignements importants <strong>de</strong> la grave expérience. Il console le fou avec<br />
une compassion feinte, et essuie ses larmes avec son propre mouchoir. Il l’amène dans un restaurant;<br />
et ils mangent à la même table. Ils s’en vont chez un tailleur <strong>de</strong> la fashion et le protégé est habillé<br />
comme un prince. Ils frappent chez le concierge d’une gran<strong>de</strong> maison <strong>de</strong> la rue Saint-Honoré,<br />
et le fou est installé dans un riche appartement du troisième étage. Le bandit le force à accepter sa<br />
bourse, et, prenant le vase <strong>de</strong> nuit au-<strong>de</strong>ssous du lit, il le met sur la tête d’Aghone. “Je te couronne<br />
roi <strong>de</strong>s intelligences, s’écrie-t-il avec une emphase préméditée; à ton moindre appel j’accourrai;<br />
puise à peines mains dans mes coffres; <strong>de</strong> corps et d’âme je t’appartiens. La nuit, tu rapporteras la<br />
couronne d’albâtre à sa place ordinaire, avec la permission <strong>de</strong> t’en servir; mais, le jour, dès que<br />
l’aurore illuminera les cités, remets-la sur ton front, comme le symbole <strong>de</strong> ta puissance. <strong>Les</strong> trois<br />
Marguerite revivront en moi, sans compter que je serai ta mère.” Alors le fou recula <strong>de</strong> quelques<br />
pas, comme s’il était la proie d’un insultant cauchemar; les lignes du bonheur se peignirent sur son<br />
visage, ridé par les chagrins; il s’agenouilla, plein d’humiliation, aux pieds <strong>de</strong> son protecteur. La<br />
reconnaissance était entrée, comme un poison, dans le coeur du fou couronné! Il voulut parler, et sa<br />
langue s’arrêta. Il pencha son corps en avant, et il retomba sur le carreau. L’homme aux lèvres <strong>de</strong><br />
bronze se retire. Quel était son but. Acquérir un ami à toute épreuve, assez naïf pour obéir au moindre<br />
<strong>de</strong> ses comman<strong>de</strong>ments. Il ne pouvait mieux rencontrer et le hasard l’avait favorisé. Celui qu’il<br />
a trouvé, couché sur le banc, ne sait plus, <strong>de</strong>puis un événement <strong>de</strong> sa jeunesse, reconnaître le bien<br />
du mal. C’est Aghone même qu’il lui faut.<br />
VI<br />
Le Tout-Puissant avait envoyé sur la terre un ses archanges, afin <strong>de</strong> sauver l’adolescent<br />
d’une mort certaine. Il sera forcé <strong>de</strong> <strong>de</strong>scendre lui-même! Mais, nous ne sommes point encore arrivés<br />
à cette partie <strong>de</strong> notre récit, et je me vois dans l’obligation <strong>de</strong> fermer ma bouche, parce que je ne<br />
puis pas tout dire à la fois: chaque truc à effet paraîtra dans son lieu, lorsque la trame <strong>de</strong> cette fiction<br />
n’y verra point d’inconvénient. Pour ne pas être reconnu, l’archange avait pris la forme d’un
crabe tourteau, grand comme une vigogne. Il se tenait sur la pointe d’un écueil, au milieu <strong>de</strong> la mer,<br />
et attendait le favorable moment <strong>de</strong> la marée, pour opérer sa <strong>de</strong>scente sur le rivage. L’homme aux<br />
lèvres <strong>de</strong> jaspe, caché <strong>de</strong>rrière une sinuosité <strong>de</strong> la plage, épiait l’animal, un bâton à la main. Qui<br />
aurait désiré lire dans la pensée <strong>de</strong> ces <strong>de</strong>ux êtres? Le premier ne se cachait pas qu’il avait une mission<br />
difficile à accomplir: “Et comment réussir, s’écriait-il, pendant que les vagues grossissantes<br />
battaient son refuge temporaire, là où mon maître a vu plus d’une fois échouer sa force et son courage?<br />
Moi, je ne suis qu’une substance limitée, tandis que l’autre, personne ne sait d’où il vient et<br />
quel est son but final. À son nom, les armées célestes tremblent; et plus d’un raconte, dans les régions<br />
que j’ai quittées, que Satan lui-même, Satan, l’incarnation du mal, n’est pas si redoutable.” Le<br />
second faisait les réflexions suivantes; elles trouvèrent un écho, jusque dans la coupole azurée<br />
qu’elles souillèrent: “Il a l’air plein d’inexpérience; je lui réglerai son compte avec promptitu<strong>de</strong>. Il<br />
vient sans doute d’en haut, envoyé par celui qui craint tant <strong>de</strong> venir lui-même! Nous verrons, à<br />
l’oeuvre, s’il est aussi impérieux qu’il en a l’air; ce n’est pas un habitant <strong>de</strong> l’abricot terrestre; il<br />
trahit son origine séraphique par ses yeux errants et indécis.” Le crabe tourteau, qui, <strong>de</strong>puis quelque<br />
temps, promenait sa vue sur un espace délimité <strong>de</strong> la côte, aperçut notre héros (celui-ci, alors, se<br />
releva <strong>de</strong> toute la hauteur <strong>de</strong> sa taille herculéenne), et l’apostropha dans les termes qui vont suivre:<br />
“N’essaie pas la lutte et rends-toi. Je suis envoyé par quelqu’un qui est supérieur à nous <strong>de</strong>ux, afin<br />
<strong>de</strong> te charger <strong>de</strong> chaînes, et mettre les <strong>de</strong>ux membres complices <strong>de</strong> ta pensée dans l’impossibilité <strong>de</strong><br />
remuer. Serrer <strong>de</strong>s couteaux et <strong>de</strong>s poignards entre tes doigts, il faut que désormais cela te soit défendu,<br />
crois m’en; aussi bien dans ton intérêt que dans celui <strong>de</strong>s autres. Mort ou vif, je t’aurai; j’ai<br />
l’ordre <strong>de</strong> t’amener vivant. Ne me mets pas dans l’obligation <strong>de</strong> recourir au pouvoir qui m’a été<br />
prêté. Je me conduirai avec délicatesse; <strong>de</strong> ton côté, ne m’oppose aucune résistance. C’est ainsi que<br />
je reconnaîtrai, avec empressement et allégresse, que tu auras fait un premier pas vers le repentir.”<br />
Quand notre héros entendit cette harangue, empreinte d’un sel si profondément comique, il eut <strong>de</strong> la<br />
peine à conserver le sérieux sur la ru<strong>de</strong>sse <strong>de</strong> ses traits hâlés. Mais, enfin, chacun ne sera pas étonné<br />
si j’ajoute qu’il finit par éclater <strong>de</strong> rire. C’était plus fort que lui! Il n’y mettait pas <strong>de</strong> la mauvaise<br />
intention! Il ne voulait certes pas s’attirer les reproches du crabe tourteau! Que d’efforts ne fit-il pas<br />
pour chasser l’hilarité! Que <strong>de</strong> fois ne serra-t-il point ses lèvres l’une contre l’autre, afin <strong>de</strong> ne pas<br />
avoir l’air d’offenser son interlocuteur épaté! Malheureusement son caractère participait <strong>de</strong> la nature<br />
<strong>de</strong> l’humanité, et il riait ainsi que font les brebis! Enfin il s’arrêta! Il était temps! Il avait failli<br />
s’étouffer! Le vent porta cette réponse à l’archange <strong>de</strong> l’écueil: “Lorsque ton maître ne m’enverra<br />
plus <strong>de</strong>s escargots et <strong>de</strong>s écrevisses pour régler ses affaires, et qu’il daignera parlementer personnellement<br />
avec moi, l’on trouvera, j’en suis sûr, le moyen <strong>de</strong> s’arranger, puisque je suis inférieur à<br />
celui qui t’envoya, comme tu l’as dit avec tant <strong>de</strong> justesse. Jusque-là, les idées <strong>de</strong> réconciliation<br />
m’apparaissent prématurées, et aptes à produire seulement un chimérique résultat. Je suis très loin<br />
<strong>de</strong> méconnaître ce qu’il y a <strong>de</strong> sensé dans chacune <strong>de</strong> tes syllabes; et, comme nous pourrions fatiguer<br />
inutilement notre voix, afin <strong>de</strong> lui faire parcourir trois kilomètres <strong>de</strong> distance, il me semble que<br />
tu agirais avec sagesse, si tu <strong>de</strong>scendais <strong>de</strong> ta forteresse inexpugnable, et gagnais la terre ferme à la<br />
nage: nous discuterons plus commodément les conditions d’une reddition qui, pour si légitime<br />
qu’elle soit, n’en est pas moins finalement, pour moi, d’une perspective désagréable.” L’archange,<br />
qui ne s’attendait pas à cette bonne volonté, sortit <strong>de</strong>s profon<strong>de</strong>urs <strong>de</strong> la crevasse sa tête d’un cran,<br />
et répondit: “ O <strong>Maldoror</strong>, est-il enfin arrivé le jour où tes abominables instincts verront s’éteindre<br />
le flambeau d’injustifiable orgueil qui les conduit à l’éternelle damnation! Ce sera donc moi, qui, le<br />
premier, raconterai ce louable changement aux phalanges <strong>de</strong> chérubins, heureux <strong>de</strong> retrouver un <strong>de</strong>s<br />
leurs. Tu sais toi-même et tu n’as pas oublié qu’une époque existait où tu avais la première place<br />
parmi nous. Ton nom volait <strong>de</strong> bouche en bouche; tu es actuellement le sujet <strong>de</strong> nos solitaires<br />
conversations. Viens donc... viens faire une paix durable avec ton ancien maître; il te recevra<br />
comme un fils égaré, et ne s’apercevra point <strong>de</strong> l’énorme quantité <strong>de</strong> culpabilité que tu as, comme<br />
une montagne <strong>de</strong> cornes d’élan élevée par les Indiens, amoncelée sur ton coeur.” Il dit, et il retire<br />
toutes les parties <strong>de</strong> son corps <strong>de</strong> l’ouverture obscure. Il se montre, radieux, sur la surface <strong>de</strong><br />
l’écueil; ainsi un prêtre <strong>de</strong>s religions quand il a la certitu<strong>de</strong> <strong>de</strong> ramener une brebis égarée. Il va faire<br />
un bond sur l’eau, pour se diriger à la nage vers le pardonné. Mais, l’homme aux lèvres <strong>de</strong> saphir a
calculé longtemps à l’avance un perfi<strong>de</strong> coup. Son bâton est lancé avec force; après maints ricochets<br />
sur les vagues, il va frapper à la tête l’archange bienfaiteur. Le crabe, mortellement atteint,<br />
tombe dans l’eau. La marée porte sur le rivage l’épave flottante. Il attendait la marée pour opérer<br />
plus facilement sa <strong>de</strong>scente. Eh bien, la marée est venue; elle l’a bercé <strong>de</strong> ses chants, et l’a mollement<br />
déposé sur la plage: le crabe n’est-il pas content? Que lui faut-il <strong>de</strong> plus. Et <strong>Maldoror</strong>, penché<br />
sur le sable <strong>de</strong>s grèves, reçoit dans ses bras <strong>de</strong>ux amis, inséparablement réunis par les hasards <strong>de</strong> la<br />
lame: le cadavre du crabe tourteau et le bâton homici<strong>de</strong>! “Je n’ai pas encore perdu mon adresse,<br />
s’écrie-t-il; elle ne <strong>de</strong>man<strong>de</strong> qu’à s’exercer; mon bras conserve sa force et mon oeil sa justesse.” Il<br />
regar<strong>de</strong> l’animal inanimé. Il craint qu’on ne lui <strong>de</strong>man<strong>de</strong> compte du sang versé. Où cachera-t-il<br />
l’archange? Et, en même temps, il se <strong>de</strong>man<strong>de</strong> si la mort n’a pas été instantanée. Il a mis sur son dos<br />
une enclume et un cadavre; il s’achemine vers une vaste pièce d’eau, dont toutes les rives sont couvertes<br />
et comme murées par un inextricable fouillis <strong>de</strong> grands joncs. Il voulait d’abord prendre un<br />
marteau, mais c’est un instrument trop léger, tandis qu’avec un objet plus lourd, si le cadavre donne<br />
signe <strong>de</strong> vie, il le posera sur le sol et le mettra en poussière à coups d’enclume. Ce n’est pas la vigueur<br />
qui manque à son bras, allez; c’est le moindre <strong>de</strong> ses embarras. Arrivé en vue du lac, il le voit<br />
peuplé <strong>de</strong> cygnes. Il se dit que c’est une retraite sûre pour lui; à l’ai<strong>de</strong> d’une métamorphose, sans<br />
abandonner sa charge, il se mêle à la ban<strong>de</strong> <strong>de</strong>s autres oiseaux. Remarquez la main <strong>de</strong> la Provi<strong>de</strong>nce<br />
là où l’on était tenté <strong>de</strong> la trouver absente, et faites votre profit du miracle dont je vais vous parler.<br />
Noir comme l’aile d’un corbeau, trois fois il nagea parmi la troupe <strong>de</strong> palmipè<strong>de</strong>s, à la blancheur<br />
éclatante; trois fois, il conserva cette couleur distinctive qui l’assimilait à un bloc <strong>de</strong> charbon. C’est<br />
que Dieu, dans sa justice, ne permit point que son astuce pût tromper même une ban<strong>de</strong> <strong>de</strong> cygnes.<br />
De telle manière qu’il resta ostensiblement dans l’intérieur du lac; mais, chacun se tint à l’écart, et<br />
aucun oiseau ne s’approcha <strong>de</strong> son plumage honteux, pour lui tenir compagnie. Et, alors, il circonscrivit<br />
ses plongeons dans une baie écartée, à l’extrémité <strong>de</strong> la pièce d’eau, seul parmi les habitants<br />
<strong>de</strong> l’air, comme il l’était parmi les hommes! C’est ainsi qu’il préludait à l’incroyable événement <strong>de</strong><br />
la place Vendôme!<br />
VII<br />
Le corsaire aux cheveux d’or, a reçu la réponse <strong>de</strong> Mervyn. Il suit dans cette page singulière<br />
la trace <strong>de</strong>s troubles intellectuels <strong>de</strong> celui qui l’écrivit, abandonné aux faibles forces <strong>de</strong> sa propre<br />
suggestion. Celui-ci aurait beaucoup mieux fait <strong>de</strong> consulter ses parents, avant <strong>de</strong> répondre à<br />
l’amitié <strong>de</strong> l’inconnu. Aucun bénéfice ne résultera pour lui <strong>de</strong> se mêler, comme principal acteur, à<br />
cette équivoque intrigue. Mais, enfin, il l’a voulu. À l’heure indiquée, Mervyn, <strong>de</strong> la porte <strong>de</strong> sa<br />
maison, est allé droit <strong>de</strong>vant lui, en suivant le boulevard Sébastopol, jusqu’à la fontaine Saint-<br />
Michel. Il prend le quai <strong>de</strong>s Grands-Augustins et traverse le quai Conti; au moment où il passe sur<br />
le quai Malaquais, il voit marcher sur le quai du Louvre, parallèlement à sa propre direction, un<br />
individu, porteur d’un sac sous le bras, et qui paraît l’examiner avec attention. <strong>Les</strong> vapeurs du matin<br />
se sont dissipées. <strong>Les</strong> <strong>de</strong>ux passants débouchent en même temps <strong>de</strong> chaque côté du pont du Carrousel.<br />
Quoiqu’ils ne se fussent jamais vus, ils se reconnurent! Vrai, c’était touchant <strong>de</strong> voir ces <strong>de</strong>ux<br />
êtres, séparés par l’âge, rapprocher leurs âmes par la gran<strong>de</strong>ur <strong>de</strong>s sentiments. Du moins, c’eût été<br />
l’opinion <strong>de</strong> ceux qui se seraient arrêtés <strong>de</strong>vant ce spectacle, que plus d’un, même avec un esprit<br />
mathématique, aurait trouvé émouvant. Mervyn, le visage en pleurs, réfléchissait qu’il rencontrait,<br />
pour ainsi dire à l’entrée <strong>de</strong> la vie, un soutien précieux dans les futures adversités. Soyez persuadé<br />
que l’autre ne disait rien. Voici ce qu’il fit: il déplia le sac qu’il portait, dégagea l’ouverture, et,<br />
saisissant l’adolescent par la tête, il fit passer le corps entier dans l’enveloppe <strong>de</strong> toile. Il noua, avec<br />
son mouchoir, l’extrémité qui servait d’introduction. Comme Mervyn poussait <strong>de</strong>s cris aigus, il enleva<br />
le sac, ainsi qu’un paquet <strong>de</strong> linges, et en frappa, à plusieurs reprises, le parapet du pont. Alors,<br />
le patient, s’étant aperçu du craquement <strong>de</strong> ses os, se tut. Scène unique, qu’aucun romancier ne retrouvera!<br />
Un boucher passait, assis sur la vian<strong>de</strong> <strong>de</strong> sa charrette. Un individu court à lui, l’engage à<br />
s’arrêter, et lui dit: “Voici un chien, enfermé dans ce sac; il a la gale: abattez-le au plus vite.”<br />
L’interpellé se montre complaisant. L’interrupteur, en s’éloignant, aperçoit une jeune fille en hail-
lons qui lui tend la main. Jusqu’où va donc le comble <strong>de</strong> l’audace et <strong>de</strong> l’impiété? Il lui donne<br />
l’aumône! Dites-moi si vous voulez que je vous introduise, quelques heures plus tard, à la porte<br />
d’un abattoir reculé. Le boucher est revenu, et a dit à ses camara<strong>de</strong>s, en jetant à terre un far<strong>de</strong>au:<br />
“Dépêchons-nous <strong>de</strong> tuer ce chien galeux.” Ils sont quatre, et chacun saisit le marteau accoutumé.<br />
Et, cependant, ils hésitaient, parce que le sac remuait avec force. “Quelle émotion s’empare <strong>de</strong><br />
moi?” cria l’un d’eux en abaissant lentement son bras. “Ce chien pousse, comme un enfant, <strong>de</strong>s<br />
gémissements <strong>de</strong> douleur, dit un autre; on dirait qu’il comprend le sort qui l’attend.” “C’est leur<br />
habitu<strong>de</strong>, répondit un troisième; même quand ils ne sont pas mala<strong>de</strong>s, comme c’est le cas ici, il suffit<br />
que leur maître reste quelques jours absent du logis, pour qu’ils se mettent à faire entendre <strong>de</strong>s<br />
hurlements qui, véritablement, sont pénibles à supporter.” “Arrêtez!... Arrêtez!... cria le quatrième,<br />
avant que tous les bras se fussent levés en ca<strong>de</strong>nce pour frapper résolument, cette fois, sur le sac.<br />
Arrêtez, vous dis-je; il y a ici un fait qui nous échappe. Qui vous dit que cette toile renferme un<br />
chien? Je veux m’en assurer.” Alors, malgré les railleries <strong>de</strong> ses compagnons, il dénoua le paquet, et<br />
en retira l’un après l’autre les membres <strong>de</strong> Mervyn! Il était presque étouffé par la gêne <strong>de</strong> cette position.<br />
Il s’évanouit en revoyant la lumière. Quelques moments après, il donna <strong>de</strong>s signes indubitables<br />
d’existence. Le sauveur dit: “Apprenez, une autre fois, à mettre <strong>de</strong> la pru<strong>de</strong>nce jusque dans votre<br />
métier. Vous avez failli remarquer, par vous-mêmes, qu’il ne sert <strong>de</strong> rien <strong>de</strong> pratiquer<br />
l’inobservance <strong>de</strong> cette loi.” <strong>Les</strong> bouchers s’enfuirent. Mervyn, le coeur serré et plein <strong>de</strong> pressentiments<br />
funestes, rentre chez soi et s’enferme dans sa chambre. Ai-je besoin d’insister sur cette strophe?<br />
Eh! qui n’en déplorera les événements consommés! Attendons la fin pour porter un jugement<br />
encore plus sévère. Le dénouement va se précipiter; et, dans ces sortes <strong>de</strong> récits, où une passion, <strong>de</strong><br />
quelque genre qu’elle soit, étant donnée, celle-ci ne craint aucun obstacle pour se frayer un passage,<br />
il n’y a pas lieu <strong>de</strong> délayer dans un go<strong>de</strong>t la gomme laque <strong>de</strong> quatre cents pages banales. Ce qui<br />
peut-être dit dans une <strong>de</strong>mi-douzaine <strong>de</strong> strophes, il faut le dire, et puis se taire.<br />
VIII<br />
Pour construire mécaniquement la cervelle d’un conte somnifère, il ne suffit pas <strong>de</strong> disséquer<br />
<strong>de</strong>s bêtises et abrutir puissamment à doses renouvelées l’intelligence du lecteur, <strong>de</strong> manière à<br />
rendre ses facultés paralytiques pour le reste <strong>de</strong> sa vie, par la loi infaillible <strong>de</strong> la fatigue; il faut, en<br />
outre, avec du bon flui<strong>de</strong> magnétique, le mettre ingénieusement dans l’impossibilité somnambulique<br />
<strong>de</strong> se mouvoir, en le forçant à obscurcir ses yeux contre son naturel par la fixité <strong>de</strong>s vôtres. Je<br />
veux dire, afin <strong>de</strong> ne pas me faire mieux comprendre, mais seulement pour développer ma pensée<br />
qui intéresse et agace en même temps par une harmonie <strong>de</strong>s plus pénétrantes, que je ne crois pas<br />
qu’il soit nécessaire, pour arriver au but qu’on se propose, d’inventer une poésie tout à fait en <strong>de</strong>hors<br />
<strong>de</strong> la marche ordinaire <strong>de</strong> la nature, et dont le souffle pernicieux semble bouleverser même les<br />
vérités absolues; mais, amener un pareil résultat (conforme, du reste, aux règles <strong>de</strong> l’esthétique, si<br />
l’on y réfléchit bien), cela n’est pas aussi facile qu’on le pense: voilà ce que je voulais dire. C’est<br />
pourquoi je ferai tous mes efforts pour y parvenir! Si la mort arrête la maigreur fantastique <strong>de</strong>s <strong>de</strong>ux<br />
bras longs <strong>de</strong> mes épaules, employées à l’écrasement lugubre <strong>de</strong> mon gypse littéraire, je veux au<br />
moins que le lecteur en <strong>de</strong>uil puisse se dire: “Il faut lui rendre justice. Il m’a beaucoup crétinisé.<br />
Que n’aurait-il pas fait, s’il eût pu vivre davantage! c’est le meilleur professeur d’hypnotisme que je<br />
connaisse!” On gravera ces quelques mots sur le marbre <strong>de</strong> ma tombe, et mes mânes seront satisfaits!<br />
- Je continue! Il avait une botte <strong>de</strong> poisson qui remuait au fond d’un trou, à côté d’une botte<br />
éculée. Il n’était pas naturel <strong>de</strong> se <strong>de</strong>man<strong>de</strong>r: “Où est le poisson? Je ne vois que la queue qui remue.”<br />
Car, puisque, précisément, l’on avouait implicitement ne pas apercevoir le poisson, c’est<br />
qu’en réalité il n’y était pas. La pluie avait laissé quelques gouttes d’eau au fond <strong>de</strong> cet entonnoir,<br />
creusé dans le sable. Quant à la botte éculée, quelques-uns ont pensé <strong>de</strong>puis qu’elle provenait <strong>de</strong><br />
quelque abandon volontaire. Le crabe tourteau, par la puissance divine, <strong>de</strong>vait renaître <strong>de</strong> ses atomes<br />
résolus. Il retira du puits la queue <strong>de</strong> poisson et lui promit <strong>de</strong> la rattacher à son corps perdu, si<br />
elle annonçait au Créateur l’impuissance <strong>de</strong> son mandataire à dominer les vagues en fureur <strong>de</strong> la<br />
mer maldororienne. Il lui prêta <strong>de</strong>ux ailes d’albatros, et la queue <strong>de</strong> poisson prit son essor. Mais elle
s’envola vers la <strong>de</strong>meure du renégat, pour lui raconter ce qui se passait et trahir le crabe tourteau.<br />
Celui-ci <strong>de</strong>vina le projet <strong>de</strong> l’espion, et, avant que le troisième jour fût parvenu à sa fin, il perça la<br />
queue <strong>de</strong> poisson d’une flèche envenimée. Le gosier <strong>de</strong> l’espion poussa une faible exclamation, qui<br />
rendit le <strong>de</strong>rnier soupir avant <strong>de</strong> toucher la terre. Alors, une poutre séculaire, placée sur le comble<br />
d’un château, se releva <strong>de</strong> toute sa hauteur, en bondissant sur elle-même, et <strong>de</strong>manda vengeance à<br />
grands cris. Mais le Tout-Puissant, changé en rhinocéros, lui apprit que cette mort était méritée. La<br />
poutre s’apaisa, alla se placer au fond du manoir, reprit sa position horizontale, et rappela les araignées<br />
effarouchées, afin qu’elles continuassent, comme par le passé, à tisser leur toile à ses coins.<br />
L’homme aux lèvres <strong>de</strong> soufre apprit la faiblesse <strong>de</strong> son alliée; c’est pourquoi, il commanda au fou<br />
couronné <strong>de</strong> brûler la poutre et <strong>de</strong> la réduire en cendres. Aghone exécuta cet ordre sévère. “Puisque,<br />
d’après vous, le moment est venu, s’écria-t-il, j’ai été reprendre l’anneau que j’avais enterré sous la<br />
pierre, et je l’ai attaché à un <strong>de</strong>s bouts du câble. Voici le paquet.” Et il présenta une cor<strong>de</strong> épaisse,<br />
enroulée sur elle-même, <strong>de</strong> soixante mètres <strong>de</strong> longueur. Son maître lui <strong>de</strong>manda ce que faisaient<br />
les quatorze poignards. Il répondit qu’ils restaient fidèles et se tenaient prêts à tout événement, si<br />
c’était nécessaire. Le forçat inclina sa tête en signe <strong>de</strong> satisfaction. Il montra <strong>de</strong> la surprise, et même<br />
<strong>de</strong> l’inquiétu<strong>de</strong>, quand Aghone ajouta qu’il avait vu un coq fendre avec son bec un candélabre en<br />
<strong>de</strong>ux, plonger tout à tour le regard dans chacune <strong>de</strong>s parties, et s’écrier, en battant <strong>de</strong>s ailes d’un<br />
mouvement frénétique: “Il n’y a pas si loin qu’on le pense <strong>de</strong>puis la rue <strong>de</strong> la Paix jusqu’à la place<br />
du Panthéon. Bientôt, on en verra la preuve lamentable!” Le crabe tourteau, monté sur un cheval<br />
fougueux, courait à toute bri<strong>de</strong> vers la direction <strong>de</strong> l’écueil, le témoin du lancement du bâton par un<br />
bras tatoué, l’asile du premier jour <strong>de</strong> sa <strong>de</strong>scente sur la terre. Une caravane <strong>de</strong> pèlerins était en<br />
marche pour visiter cet endroit, désormais consacré par une mort auguste. Il espérait l’atteindre,<br />
pour lui <strong>de</strong>man<strong>de</strong>r <strong>de</strong>s secours pressants contre la trame qui se préparait, et dont il avait eu connaissance.<br />
Vous verrez quelques lignes plus loin, à l’ai<strong>de</strong> <strong>de</strong> mon silence glacial, qu’il n’arriva pas à<br />
temps, pour leur raconter ce que lui avait rapporté un chiffonnier, caché <strong>de</strong>rrière l’échafaudage voisin<br />
d’une maison en construction, le jour où le pont du Carrousel, encore empreint <strong>de</strong> l’humi<strong>de</strong> rosée<br />
<strong>de</strong> la nuit, aperçut avec horreur l’horizon <strong>de</strong> sa pensée s’élargir confusément en cercles concentriques,<br />
à l’apparition matinale du rythmique pétrissage d’un sac isocaèdre, contre son parapet calcaire!<br />
Avant qu’il stimule leur compassion, par le souvenir <strong>de</strong> cet épiso<strong>de</strong>, ils feront bien <strong>de</strong> détruire<br />
en eux la semence <strong>de</strong> l’espoir... pour rompre votre paresse, mettez en usage les ressources d’une<br />
bonne volonté, marchez à côté <strong>de</strong> moi et ne per<strong>de</strong>z pas <strong>de</strong> vue ce fou, la tête surmontée d’un vase <strong>de</strong><br />
nuit, qui pousse, <strong>de</strong>vant lui, la main armée d’un bâton, celui que vous auriez <strong>de</strong> la peine à reconnaître,<br />
si je ne prenais soin <strong>de</strong> vous avertir, et <strong>de</strong> rappeler à votre oreille le mot qui se prononce Mervyn.<br />
Comme il est changé! <strong>Les</strong> mains liées <strong>de</strong>rrière le dos, il marche <strong>de</strong>vant lui, comme s’il allait à<br />
l’échafaud, et, cependant, il n’est coupable d’aucun forfait. Ils sont arrivés dans l’enceinte circulaire<br />
<strong>de</strong> la place Vendôme. Sur l’entablement <strong>de</strong> la colonne massive, appuyé contre la balustra<strong>de</strong> carrée,<br />
à plus <strong>de</strong> cinquante mètres <strong>de</strong> hauteur du sol, un homme a lancé et déroulé un câble, qui tombe jusqu’à<br />
terre, à quelques pas d’Aghone. Avec <strong>de</strong> l’habitu<strong>de</strong>, on fait vite une chose; mais, je puis dire<br />
que celui-ci n’employa pas beaucoup <strong>de</strong> temps pour attacher les pieds <strong>de</strong> Mervyn à l’extrémité <strong>de</strong> la<br />
cloche. Le rhinocéros avait appris ce qui allait arriver. Couvert <strong>de</strong> sueur, il apparut haletant, au coin<br />
<strong>de</strong> la rue Castiglione. Il n’eut même pas la satisfaction d’entreprendre le combat. L’individu, qui<br />
examinait les alentours du haut <strong>de</strong> la colonne, arma son révolver, visa avec soin et pressa la détente.<br />
Le commodore qui mendiait par les rues <strong>de</strong>puis le jour où avait commencé ce qu’il croyait être la<br />
folie <strong>de</strong> son fils et la mère, qu’on avait appelée la fille <strong>de</strong> neige, à cause <strong>de</strong> son extrême pâleur, portèrent<br />
en avant leur poitrine pour protéger le rhinocéros. Inutile soin. La balle troua sa peau, comme<br />
une vrille; l’on aurait pu croire, avec une apparence <strong>de</strong> logique, que la mort <strong>de</strong>vait infailliblement<br />
apparaître. Mais nous savions que, dans ce pachy<strong>de</strong>rme, s’était introduite la substance du Seigneur.<br />
Il se retira avec chagrin. S’il n’était pas bien prouvé qu’il ne fût trop bon pour une <strong>de</strong> ses créatures,<br />
je plaindrais l’homme <strong>de</strong> la colonne! celui-ci, d’un coup sec <strong>de</strong> poignet, ramène à soi la cor<strong>de</strong> ainsi<br />
lestée. Placée hors <strong>de</strong> la normale, ses oscillations balancent Mervyn, dont la tête regar<strong>de</strong> le bas. Il<br />
saisit vivement, avec ses mains, une longue guirlan<strong>de</strong> d’immortelles, qui réunit <strong>de</strong>ux angles consécutifs<br />
<strong>de</strong> la base, contre laquelle il cogne son front. Il emporte avec lui, dans les airs, ce qui n’était
pas un point fixe. Après avoir amoncelé à ses pieds, sous forme d’ellipses superposées, une gran<strong>de</strong><br />
partie du câble, <strong>de</strong> manière que Mervyn reste suspendu à moitié hauteur <strong>de</strong> l’obélisque <strong>de</strong> bronze, le<br />
forçat évadé fait prendre, <strong>de</strong> la main droite, à l’adolescent, un mouvement accéléré <strong>de</strong> rotation uniforme,<br />
dans un plan parallèle à l’axe <strong>de</strong> la colonne, et ramasse, <strong>de</strong> la main gauche, les enroulements<br />
serpentins du cordage, qui gisent à ses pieds. La fron<strong>de</strong> siffle dans l’espace; le corps <strong>de</strong> Mervyn la<br />
suit partout, toujours éloigné du centre par la force centrifuge, toujours gardant sa position mobile<br />
et équidistante, dans une circonférence aérienne, indépendante <strong>de</strong> la matière. Le sauvage civilisé<br />
lâche peu à peu, jusqu’à l’autre bout, qu’il retient avec une métacarpe ferme, ce qui ressemble à tort<br />
à une barre d’acier. Il se met à courir autour <strong>de</strong> la balustra<strong>de</strong>, en se tenant à la rampe par une main.<br />
Cette manoeuvre a pour effet <strong>de</strong> changer le plan primitif <strong>de</strong> la révolution du câble, et d’augmenter<br />
sa force <strong>de</strong> tension, déjà si majestueusement dans un plan horizontal, par une marche insensible à<br />
travers plusieurs plans obliques. L’angle droit formé par la colonne et le fil végétal a ses côtés<br />
égaux! Le bras du renégat et l’instrument meurtrier sont confondus dans l’unité linéaire, comme les<br />
éléments atomistiques d’un rayon <strong>de</strong> lumière pénétrant dans la chambre noire. <strong>Les</strong> théorèmes <strong>de</strong> la<br />
mécanique me permettent <strong>de</strong> parler ainsi; hélas! on sait qu’une force, ajoutée à une autre force, engendrent<br />
une résultante composée <strong>de</strong>s <strong>de</strong>ux forces primitives! Qui oserait prétendre que le cordage<br />
linéaire ne se serait déjà rompu, sans la vigueur <strong>de</strong> l’athlète, sans la bonne qualité du chanvre? Le<br />
corsaire aux cheveux d’or, brusquement et en même temps, arrête sa vitesse acquise, ouvre la main<br />
et lâche le câble. Le contre-coup <strong>de</strong> cette opération, si contraire aux précé<strong>de</strong>ntes, fait craquer la balustra<strong>de</strong><br />
dans ses joints. Mervyn, suivi <strong>de</strong> la cor<strong>de</strong>, ressemble à une comète traînant après elle sa<br />
queue flamboyante. L’anneau <strong>de</strong> fer du noeud coulant, miroitant aux rayons du soleil, engage à<br />
compléter soi-même l’illusion. Dans le parcours <strong>de</strong> sa parabole, le condamné à mort fend<br />
l’atmosphère jusqu’à la rive gauche, la dépasse en vertu <strong>de</strong> la force d’impulsion que je suppose infinie,<br />
et son corps va frapper le dôme du Panthéon, tandis que la cor<strong>de</strong> étreint, en partie, <strong>de</strong> ses replis,<br />
la paroi supérieure <strong>de</strong> l’immense coupole. C’est sur sa surface sphérique et convexe, qui ne<br />
ressemble à une orange que pour la forme, qu’on voit, à toute heure du jour, un squelette <strong>de</strong>sséché,<br />
resté suspendu. Quand le vent le balance, l’on raconte que les étudiants du quartier Latin, dans la<br />
crainte d’un pareil sort, font une courte prière: ce sont <strong>de</strong>s bruits insignifiants auxquels on n’est<br />
point tenu <strong>de</strong> croire, et propres seulement à faire peur aux petits enfants. Il tient entre ses mains<br />
crispées, comme un grand ruban <strong>de</strong> vieilles fleurs jaunes. Il faut tenir compte <strong>de</strong> la distance, et nul<br />
ne peut affirmer, malgré l’attestation <strong>de</strong> sa bonne vue, que ce soient là, réellement, ces immortelles<br />
dont je vous ai parlé, et qu’une lutte inégale, engagée près du nouvel Opéra, vit détacher d’un pié<strong>de</strong>stal<br />
grandiose. Il n’en est pas moins vrai que les draperies en forme <strong>de</strong> croissant <strong>de</strong> lune n’y reçoivent<br />
plus l’expression <strong>de</strong> leur symétrie définitive dans le nombre quaternaire: allez-y voir vousmême,<br />
si vous ne voulez pas me croire.<br />
Fin du sixième chant<br />
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